ROCK À LYON ANNÉES 80

Starshooter

Starshooter

Voici 42 dans BEST, GBD épaulé par le fidèle Jean-Yves Legras, missi dominici du fameux mag de la rue d’Antin , ils empruntaient le premier TGV pour Lyon en mode explorateurs, histoire d’étudier de près les très nombreux spécimens de groupes de rock nés sous l’égide des grands frères de Starshooter. Et des balbutiements de Carte de Séjour aux obscurs Fuel en passant par Killdozer, Fragile, Affection Place ou encore Marie (ex-les Garçons), ils servaient de révélateur photographique à cette puissante nébuleuse qui agitait les fameuses traboules de leurs décibels enfiévrés. Flashback…

Carte de Séjour by Jean-Yves Legras

Carte de Séjour by Jean-Yves Legras

Après le Rock à Rennes (Voir sur Gonzomusic  RENNES CAPITALE DU ROCK FRANÇAIS  et aussi RENNES CAPITALE DU ROCK FRANÇAIS Épisode 2), j’attaquai le Rock à Lyon et surtout je succombai à l’énergie indomptable d’un jeune Elvis Presley de deux ans mon cadet né à Sig en Algérie et hélas parti bien trop tôt ( Voir sur Gonzomusic SO LONG RACHID TAHA MON FRÈRE ), mon frangin Rachid Taha, dont le tout premier Maxi avec Carte de Séjour venait à peine d’être publié sur le petit label indé  Mosquito de Bernard Meyet. De même l’ami Phil Pressing, batteur star et stylé de Starshooter, le groupe phare de la métropole lyonnaise, nous éclairait sur le pouvoir punk qui avait su faire le grand ménage renvoyant aux poubelles de l’histoire tous les vieux groupes babas qui tenaient alors le haut du pavé. Et aussi rencontre avec un ingénieur étudiant hallucinant, un très jeune Emmanuel de Buretel loin très loin d’imaginer qu’il serait un jour un nabab de la musique à la tète de labels aussi prestigieux que Delabel, Virgin ou encore  Because. Souvenirs souvenirs…

Publié dans le numéro 161 de BEST sous le titre :

LYON BRÛLE T’ IL ?

« Tandis qu’entre les remparts de béton de la grande cité lyonnaise s’embrasent certaines nuits les feux de la colère (propagés avec empressement par ceux de l’actualité), qu’en est-il de ce rock qui, naguère, y crépitait ? Pour certains, Lyon’s burning with boredom now; pour d’autres, cela couve sérieusement sous la cendre. Afin de débusquer les authentiques pyromanes, Gérard Bar-David et Jean-Yves Legras ont sauté (en marche) dans le premier T.G.V. » Christian LEBRUNStarshooter

Le  rock  à  Lyon,  c’est  un peu  comme  le serpent de la mythologie, je ne sais pas vraiment de quel côté l’aborder. Avant mon départ, quelques mauvaises langues m’ont  prédit  de  l’ennui  à  revendre  et  un manque certain du côté de la communication  entre  les  différentes  cellules.  Où  en  est la seconde ville de France ? De la rock explosion de 77, il ne reste que Starshooter qui continue encore sur sa lancée ; les autres se sont atomisés. Lyon 81 : verra-t-on se lever des sons nouveaux entre Rhône et Saône? Dimanche après-midi pluvieux à Paris. Octobre  et  la  pluie  glacée  gicle  sur  mes  vitres.  J’attends  Phil  de  Starshoot’  et  sa cassette du nouvel LP du groupe. L’interphone lance soudain  son  bip  et  l’ascenseur  ne  tarde pas à recracher un Phil un peu humide. J’ai renversé sur la moquette le sac Fnac rempli de cassettes lyonnaises pour en faire profiter ses oreilles expertes. En tout, plus de  vingt  petites boîtes  où  les  groupes locaux ont injecté leur vie, leur feeling, leur son, mais aussi quelque part leur espoir, l’échappatoire vers l’expression. L’évolution musicale de la région ressemble à ces pubs pour une lotion capillaire miracle: il y a  avant et  après.  Avant,  c’était  à  la frontière  de  77,  le  domaine  réservé  des techniciens babas aujourd’hui disparus ou fossilisés: les Spheroe, les Pulsar, les Terpandre et autres Grand Rouge. En 77, parallèlement  au  mouvement  punk  parisien qui drainait les Asphalt Jungle et les Toys, Lyon se tirait de sa torpeur sous les provocations  des  Starshooters,  de  Marie et de ses Garçons, sans oublier la mèche allumée par Electric Callas. Après avoir fini par bouffer avant, les deux concepts rock et énergie étaient à nouveau unis. Phil se souvient:

Phil Pressing by Jean Claude Chuzeville

Phil Pressing by Jean Claude Chuzeville

« Tous ces gens traînaient depuis trop longtemps : ils jouaient depuis quinze ans et leur technique a fini par leur boucher les oreilles. Avant les punks, il n’y avait pas de rock à Lyon. Comme il fallait que les choses se mettent enfin à bouger, nous avons tiré la carte de la provoc : une remise en question, mais aussi la seule manière d’éviter l’asphyxie de la routine. C’était nécessaire, mais certains n’ont pas compris. On a mis plus d’un an et demi pour s’en sortir. Lyon nous a véritablement handicapé, c’est une ville qui ne connaît pas la fantaisie. La bourgeoisie y est coincée et extrêmement sectaire. A Paris, on voit souvent l’argent se mêler à l’artistique : il existe des lieux de rencontre, des endroits où les idées peu­ vent se confronter. Il n’y a rien de tel à Lyon. Les fêtes ? C’est une légende pour bourgeois coincés. C’est comme pour le racisme ; aujourd’hui, la bourgeoisie ne craint pas de l’afficher ouvertement. C’est la « dure  nécessité  »  du  bouc  émissaire  et  les Arabes en sont victimes. Le pire, c’est que je ne vois pas trop comment nous parviendrons à briser ce cercle vicieux. Jusqu’en 73,  74,  il  existait  une  sorte  de  solidarité pacifiste parce que nous étions hors de la crise:  on  partageait  parce  qu’il  y  avait  à partager. Lorsque surviennent les problèmes de blé, il ne reste plus rien à partager. Au niveau des groupes, c’est aussi le jeu de l’affrontement : il n’y a jamais de bœuf à Lyon,  chacun  répète  chez  soi,  dans  son cercle. Quant à la décentralisation, quelle bonne blague : tous les gens qui font quelque chose d’intéressant vont à Paris pour le  faire.  Lyon  est  une  ville  idéale  pour bosser  et  répéter,  c’est  comme  si  nous étions à la campagne, au moins, nous ne risquons pas d’être tentés de sortir, car il  n’y a pas un seul endroit où zoner ».

Phil n’a pas vraiment tort, à Lyon, c’est  chacun sa planète. D’ailleurs, Starshooter ne passe plus que trois mois par an dans sa ville d’attache.  L’explosion  de  77  avait  un  cadre,  une scène au sens propre du terme : le « Rock and Roll Mops ». Tous les soirs, ce club pouvait accueillir deux groupes, trois groupes. Nous aurons l’occasion d’en reparler. En 81, ce ne sont pas eux qui font défaut, ce qui manque cruellement, c’est une scène pour les héberger. Et celle-ci n’existe plus… ou pas encore. Pour débuter, il n’y a donc qu’une seule recette : les premières parties de concerts. C’est une école implacable pour les nouveaux groupes, car chacun sait combien elles peuvent être riches en cannettes et en déceptions. Ceux qui parviennent  à  s’accrocher  doivent  être parfaits.  En  77,  les  rockers  en  bandes pouvaient  se  contenter  de  faire  du  bruit parce que c’était la seule manière de contester, de se démarquer par rapport à un son  dépassé.  Ceux  qui  arrivent  maintenant sont trop proches des Téléphone et des Starshooter pour qu’on se contente de bruit.

Kent Philippe Constantin & Phil Pressing

Kent Philippe Constantin & Phil Pressing

En 81, on produit de la musique sans jamais perdre de vue le facteur travail. Il n’y a plus de place pour les Charlots font du rock. Si un  groupe,  aujourd’hui,  sort  de  sa  cave, c’est  qu’il  est  prêt.  La  preuve,  la  grande majorité  des  cassettes  de  ma  moisson lyonnaise  dénote  un  boulot  sérieux.  Mon cassette-deck les avale allègrement. Pour lui,  c’est  facile,  il  n’a  qu’à  choisir  entre chrome, fer ou normal. Pour moi. c’est déjà plus délicat, les critères du choix sont tout à fait subjectifs, donc de toute façon injustes. Ce qui m’accroche ou, au contraire, ce qui me laisse indifférent, procède de l’arbitraire. A quoi va ressembler mon instantané du rock lyonnais? J’ai reçu en tout vingt-cinq cassettes, mais la  liste  n’est  certainement  pas  limitative. Celles qui me branchent le plus forment un petit tas. Je les réécoute avec Phil et sa sélection recoupe à peu près la mienne. Si vous  voulez  en  savoir  plus,  rien  de  plus facile : sautez dans la voiture numéro 6 du TGV 613 en partance pour Perrache. Posez vos fesses sur le fauteuil 67 et programmez  l’alarme  électronique  de  votre montre-bracelet sur trois heures. « Nous atteignons la vitesse maximale de 260 km/h » : le conducteur du train à grande vitesse joue les hôtesses de l’air, dommage qu’il ait une voix de camionneur. En dehors  de  ses  performances  vitesse,  le TGV est extrêmement décevant. Dans vingt ans, le design des voitures sera peut-être rétro, en attendant, il a un lamentable côté cheap. Mon wagon est une voiture corail à peine améliorée. Elle est à l’avion ce que l’intérieur d’une R 5 est à l’habitacle d’une Cadillac  Eldorado.  Le  restau  a  fait  ses classes  chez  Borel  et  le  bar  est  encore moins sérieux que celui de la cafétéria de mon ex-fac. Le néo-café et le croque-monsieur  surgelé  font  des  trous  d’obus  dans votre estomac, alors que leurs tarifs sont alignés sur ceux de chez Maxim’s : pour le confort culinaire. TGV se traduit alors par Train  de  Grands  Voleurs.  En  fait,  je  m’y attendais, car j’avais surpris une conversation au buffet de la gare de Lyon. Lorsqu’un couple d’hôtesses du TGV rencontre un couple de stewards du TGV ,ils se draguent  et  se  racontent  des  histoires  de TGV:TGV

« La brune : Ah la la. si tu savais, mon dernier bar. c’était l’enfer. Il n’y avait pas assez de café et le thermostat du four ne marchait pas.

La  blonde  (arborant  un  joli  pansement adhésif sur la main) : Moi, je n’arrête pas de me  couper  avec  leurs  tiroirs  métalliques. Tiens, la dernière fois, les tasses n’étaient pas prêtes et la grille du four avait disparu… etc. » Cher monsieur S.N.C.F., sachez que mon cœur  de  consommateur  saigne  lorsque j’entends  pareilles  horreurs:  où  est  passée la magie des trains d’antan , les wagons-lits de mon enfance ? Les technocrates nous l’ont bouffée.

Killdozer by Jean Claude Chuzeville

Killdozer by Jean Claude Chuzeville

Gare de Perrache, trois heures plus tard. Je n’ai jamais mis les pieds à Lyon avant ce jour, et pourtant, je ne suis pas trop dépaysé : la gare ressemble à un petit Beaubourg. Un boyau mécanique en plexi me conduit jusqu’à la file de taxis. Mon  premier  contact-rock  à  Lyon,  c’est Jean-Pierre Pommier, le big boss de Scorpio  productions.  Jean-Pierre  est  l’organisateur des concerts les plus importants de la région. Il a tous les plans de groupes, parce  qu’il  les  utilise  comme  première partie de ses gigs. Pommier me remet une pile  de  cassettes  et  on  discute  un  peu. Dans son bureau tout blanc, le promoteur a  l’air  d’un  petit  garçon  qui  a  trop  vite grandi. Mais le téléphone n’arrête pas de sonner : cet ancien fondé de pouvoir de la banque  Rothschild est un vrai pro. Scorpio  est  un  enchevêtrement  de  sociétés diverses:  production  de  concerts,  services, location de scène et projets dont J.P aura  l’occasion  de  me  parler.  En  ce  qui concerne les groupes, j’en ai déjà un cer­tain nombre  dans le collimateur. Murielle, l’assistante  de  mister  Scorpio  me  donne leurs contacts : Robert de Killdozer, Fragile,  Peter  d’Affection  Place,  Callas,  Marie (ex-les  Garçons)  et  Rachid  de  Carte  de Séjour.  Pour  les  autres,  j’ai  mon  sac  de maquettes…Killdozer

Dans ma chambre rococo de l’hôtel Phénix,  il  n’y  a  pas  de  ligne  téléphonique directe. Pour passer mes coups de fil, je dois déclamer mon numéro à une standardiste  âgée  et  un  peu  dure  d’oreille.  «Je  vous rappelle », me dit-elle. Deux ou trois minutes  plus  tard,  j’ai  Robert  Lapassade au fond de la bakélite du combiné. Le leader de Killdo a une voix particulièrement radiophonique : normal, il est aussi  l’un  des  animateurs  vedettes  de  Radio Bellevue 95.8 FM libre et stéréo. Killdozer a sorti son premier album l’an passé, sur CBS.  Comme  son  affreuse  pochette  ne l’indique pas, c’était une tentative aboutie d’osmose entre le rock et la soûl music, une des  premières peut-être à la surface de l’hexagone.  Killdo  n’a  pas  remporté  le  succès  qu’il méritait;  on  lui  a  surtout  reproché  ses textes  en  anglais  sans  trop  tenir  compte de l’énergie funk qu’il parvenait à dégager. Chez CBS, l’enthousiasme du début a tourné en eau de boudin et, de ce côté-là aussi, Robert a pu voir ses textes anglais contestés. Je le retrouve autour d’un café serré, à deux pas de mon hôtel. Robert est souriant, ça lui permet de supporter les galères.  On  discute un  peu  musique : Kurtis Blow, Rick James, Was (Not Was), sont les LP du moment qui le branchent le plus. Puis on aborde les vrais problèmes : le préjugé anti-disco et les textes en anglais.

Killdozer

Killdozer

« Tu comprends, s’il s’est écoulé autant de temps,  c’est  que  la  maison  de  disques nous a dit: « Revenez nous voir avec des choses en français ». C’est pas de ma faute,  mais  il  y  a  des  mots  que  je  trouve  couillons en français. Pourtant, je m’y suis mis pour le prochain album. Petit à petit, je me  suis  convaincu  d’écrire  en  français; aujourd’hui, je me sens même à l’aise pour le chanter. Il y a deux pôles dans Killdo : le côté plus hard avec Edouard, le guitariste, et le côté funk que je défends avec Phil, le bassiste.

Il n’y a pas de leadership dans Killdozer?

Heureusement, parce que ça se traduit souvent par un blocage. En France, il est très  mal  vu  de  jouer  les  stars,  surtout quand tu ne l’es pas ».

Robert Lapassade Killdozer by Jean-Yves Legras

Robert Lapassade Killdozer by Jean-Yves Legras

Robert est quelque peu désabusé. Normal, il a signé en Mai 80 chez CBS. Le LP enregistré à Londres est sorti en septembre avec un  logo  très  hard  sur  la  pochette,  une manière  d’accrocher  les  fans  du  genre. Comme  le  cap  fatidique  des  20  000  albums  n’a  pas  été  atteint,  Killdozer  n’a jamais pu  entamer sa grande tournée pourtant prévue. Robert porte un petit micro d’or autour du cou et dégage un magnétisme animal. Je monte  avec lui dans sa vieille 403 noire pour aller écouter les maquettes du prochain  33 tours.  Chez  lui,  c’est  dans  un  vieil immeuble de la Croix Rousse, le Montmartre de Lyon, un studio sous les toits, aux vieilles  poutres  apparentes,  qu’il  partage avec Kinou, sa petite amie made in Toulouse.

Radio BellevueRobert  assure  quotidiennement quatre heures d’antenne sur Radio Bellevue, un sacré boulot, surtout lorsqu’il est bénévole. Comme toutes les radios libres de France et de Navarre, Bellevue attend que les socialistes lèvent leur interdiction de faire de la pub, pour pouvoir enfin vivre décemment. Sur un mini K 7, je découvre les maquettes du prochain Killdo en français, mais aussi les expérimentations funk électroniques de Robert en solo. C’est un style  narratif  et  sensuel,  un  trip  Afrique blanche à la Talking Heads qui nous raconte un New-York de série noire sur fond de batterie synthétique. Décidément, monsieur Lapassade est un personnage surprenant. Durant mon séjour à Lyon, Robert me servira souvent de guide, de clef pour les  différentes  cellules  musicales  qui s’observent tout en feignant de s’ignorer.

Electric CallasSi j’accroche bien avec le feeling soul de Robert, je crois bien avoir quelques problèmes, par contre, à appréhender Jangil  Callas.  Callas,  c’est la  figure de  légende punk historique, à l’ouest du Rhône, un frêle jeune homme aux traits presque féminins, dont la  célèbre  mèche mange  les  yeux.  Personnage complètement imbuvable ou génial, Callas me demande : « De combien de temps veux-tu disposer pour l’interview ? », on se la joue jusqu’au bout! A Point Show, un studio de maquette, juste derrière le Phénix,  il  me  fait  écouter  deux  titres  de  la nouvelle formation d’Electric Callas : « Sad Eyes » et « Another Junkie » audimat bien étrange,  une  musique  qui  flirte  avec  les squelettes de Bowie et de Lou. Jangil s’est installé avec son groupe dans un local de répèt à la Croix-Rousse,  dans la bien nommée rue des Pierres Plantées. Il semble s’être décidé à bosser puisque  la  formation  actuelle  de  Callas s’exerce depuis plus de quatre mois. Aujourd’hui, Jangil est libre de tout contrat, le jeune homme de légende est à vendre s’il sait saisir sa chance. Dommage que Callas joue autant les divas et sorte aussi peu de son personnage.  «Je suis juste un autre junkie », sa seule phrase en français, résonne  étrangement  dans  ma  tête,  décidément, ce garçon est bien torturé !

Marie et les Garçons

Marie et les Garçons

L’autre figure légendaire de l’explosion de 77, c’est Marie. Ses cheveux sont si courts que  je  ne  la  reconnais  carrément  pas. Marie est assez discrète. Au début, elle me raconte qu’elle ne fait pas grand-chose. Au bout d’un moment, elle finit par m’avouer qu’elle travaille depuis peu avec un guitariste sur TEAC « Porta-Studio » 4 pistes à  cassettes : « Ça ne sert à rien d’en parler pour l’instant », me dit-elle. Je n’aurai même pas l’occasion d’écouter une maquette.

Pour l’instant, tous les musiciens que j’ai vus ont déjà croqué à la galette de polyvinyle. Certains  s’y  sont  cassés  les  dents,  mais c’est bien trop tentant. Si les règles du jeu rock and roll sont assez implacables, d’au­tres,  comme  Fragile,  pensent  qu’il  faut foncer et ils n’ont pas tort. « Pile ou Face », c’est le titre de leur premier 45 tours (Pathé-Marconi), le résultat d’un an et demi de répétitions pour Lydia, la chanteuse, Bernard, le guitariste. Philippe, le bassiste, et Olivier, le batteur. Ils ont couvert la ville de Leur sticker en noir et blanc. Le 29 octobre, ils  devraient  investir  la  salle  Molière  pour un concert. En attendant, ils répètent tous les jours dans un local grand comme votre salle à manger. C’est d’ailleurs la première fois que je vois un groupe de rock travailler ailleurs que dans un sous-sol. Il fait froid et Lydia  paraît  presqu’intimidée  lorsqu’elle commence  à  placer  son  timbre  de  voix juste un peu acide. Dans mon coin, avec J.C., leur manager, je me fais le plus petit possible.  Peu  à  peu,  Fragile  trouve  son rythme de croisière ; un rock bien léché, qui  me rappelle  irrésistiblement celui des Pretenders,  ne tarde pas à réchauffer la pièce.  Lydia.  plus détendue,  enlève  son blouson  entre  deux  chansons  et  sourit enfin.  Elle  ne  manque  pas  vraiment  de  charme, Lydia, tandis qu’elle se laisse porter par la musique. J’observe le mouvement de ses lèvres qui chantent :

Fragile by Jean-Yves Legras

Fragile by Jean-Yves Legras

« Personne ne me changera/Je suis une bohémienne,  je  suis  pleine  de  chimères/ Un peu magicienne, un peu sorcière/Et tu le sais bien, je ne changerai pas ». (« Magie Noire »)

Lydia est une sorte de rock and sex symbole,  un  subtil  mélange  d’énergie  et  de sensualité. La musique de Fragile est un peu à l’image du groupe, elle paraît assez cohérente,  sans  jamais  sacrifier  sa  fraicheur et sa spontanéité. Sur « Cinéma », la face B du 45 tours, Lydia déménage à la Chrissie  ou  à  la  Deborah au choix.  Pour  Fragile, tout a démarré en Avril 80; le groupe s’est réuni sur une base de sensibilités musicales communes. Pour leurs premières prestations de scène, comme les autres groupes de Lyon, la seule solution, c’est le pile ou face (justement) des premières parties de  concerts  des  Inmates,  des  Heads  et des B 52’s. Toutes les compositions sont co-signées  par  l’ensemble  du  groupe: chacun  s’y  retrouve  et  apporte  son  truc dans la musique. Les galères ? Fragile ne semble pas avoir trop souffert, l’évolution du groupe a suivi une progression logique qui l’a conduit droit au 45 tours. Après la répète, on descend au troquet du coin pour faire un brin de causette : Lydia  (en  trempant  ses  lèvres  dans  sa tasse d’expresso) : « Il faut revendiquer la notion de rock à la française, même si le terme  est  un  peu  galvaudé  et  presque péjoratif pour certains.  Il  n’y  a  aucune honte à faire son propre rock. Lorsque tu chantes en français, c’est pour exprimer de manière intelligible ce que tu désires faire  passer. Si vraiment tu veux que les choses changent, ça n’est pas seulement en grattant une guitare que tu y parviendras. Il n’y a pas de baguette magique qui sache tout arranger, mais lorsque tu chantes, au moins, tu parviens à poser les problèmes ; c’est un début ».

Fragile  refuse  obstinément  le  jeu  de  la distanciation et recherche plutôt les contacts  émotionnels:  ils  rêvent  d’un  public idéal  qui  applaudirait  sans  cesse,  c’est peut-être  une  utopie,  mais  elle  vaut  le coup  d’être  tentée.  Pile…  ou  face,  c’est aussi  les  flashes  qui  se  projettent,  les idées qui s’associent dans la toile de fond du quotidien. Malgré son nom, le groupe n’a  pas  peur  des  chocs;  si  leur  premier 45 tours ne leur permet pas de décrocher le  gros  lot,  c’est  que  nous  n’aurons  rien compris à la définition moderne d’un rock qui  roule  bien  au-dessus  de  la  vitesse légale.

Alain du Bronx by Jean Claude Chuzeville

Alain du Bronx by Jean Claude Chuzeville

Rue  Mercière,  au  contraire,  on  ne  roule pas trop bien : cette petite rue étroite est le centre névralgique des oreilles et des estomacs  lyonnais.  On  y  trouve  quelques restaus sympathiques comme le Bistro de Lyon, Magali ou la Timbale, le QG gastronomique des Starshooter. Pour les oreilles, c’est Music Land, ses imports et son scooter mod en  vitrine.  Philippe  et  son  frère font tous les mois le voyage de Londres pour s’adonner à la chasse aux imports. Music  Land  fait  aussi  ses deals  directement avec Rough Trade, Virgin ou Factory et des labels microscopiques comme Associates records. La boutique est aussi à la croisée des chemins de tous les styles : le hard s’y vend bien et les jeunes mods de Lyon y viennent chaque semaine pour une écoute quasi religieuse de Secret Affair. À force d’un boulot acharné, les deux frangins ont édifié une véritable chaine Music Land  dans  la  région.  Leur  projet  à  long terme,  c’est  de  monter  un  petit  label  à Londres  pour  récupérer  quelques  groupes locaux et pour donner une chance aux groupes français qui s’évertuent à chanter en  anglais  et  que  les  labels traditionnels refusent de signer. En face, il y a Grange Musique où s’entrepose le matos, à mon avis, le moins ringard sur l’espace lyonnais. Un peu plus bas, la rue Mercière, c’est le domaine réservé du Music Wear, ses fringues, badges et ceintures  de  cuir  cloutées.  Le  magasin  est aussi le rendez-vous des lycéens mods et des flippés du rockabilly. Fringues toujours, à deux cents mètres de là, rue Constantine, chez Shone et Bacardi ou au Bronx d’Alain qui me parle de ses boots de cow boy avec une passion proche de la poésie :

Mods rue Mercière by Jean-Yves Legras

Mods rue Mercière by Jean-Yves Legras

«  Tu  comprends,  les  bottes  espagnoles n’atteindront jamais la perfection des mexicaines, leur principale faiblesse c’est le talon. C’est pourtant celles-ci qui se vendent le mieux, parce qu’au cours des deux derniers mois et demi, tout a augmenté d’au moins 25 %. J’attends un tas de boots du Mexique : des iguanes, des poulains, des requins ; je ne sais pas si j’oserai regarder la facture ». En fond sonore, planqué parmi les tas de jeans et treillis, un tuner  stéréo  susurre  Radio  Bellevue.  Le magasin  diffuse  les  cartes  d’adhérent  de la station et, à ce titre, verse une sorte de caution. En retour, Bellevue donne à l’antenne les noms et adresses de ses dépositaires.  Pub  détournée?  Peut-être,  mais puisque  l’Etat  socialiste  s’accroche  au monopole  comme  un  gros  parasite,  tous les moyens sont bons.

Je regagne la rue Mercière, dans un bar à côté de Music Land. Bidon 5, j’ai rendez- vous avec Affection Place et Bernard, leur manager. Lors des Transmusicales de Rennes, j’avais été assez séduit par ces quatre jeunes  gens  très  perfectionnistes.  Juste avant  de  monter  sur  scène,  ils  avaient disposé  tout  autour  de  leurs  amplis  des toiles  contrastées  et  des  plantes  vertes. Plus  tard,  j’apprends  que  c’est  Peter,  le chanteur, qui les a peintes. Affection Place, c’est un style propre et froid à la Magazine, mais pour la France, c’est avant tout un style extrêmement personnel. Je défie bien qui que ce soit à la surface de l’Hexagone de sonner comme la guitare et la voix de  Peter,  la  guitare  de  Jean-Louis,  les drums de Christian et la basse de Pierre. Plus j’écoute les titres qu’ils ont enregistrés au studio DB en juillet dernier, plus je trouve qu’il est injuste qu’AP ne soit pas déjà  sous  contrat  avec  une  maison  de disques. A nouveau, on déballe le problème des groupes français qui ont choisi de s’exprimer en anglais. Quelque part, Affection Place et les autres sont victimes d’une ségrégation  de  marketing  (au  fait,  com­ment dit-on marketing en français ?) (Four­gue. N.D.L.R.) et, à qualité égale ou supérieure une compagnie   phonographique misera   toujours sur  les francophones. AP  a  bien  du  courage  de  s’accrocher, c’est le seul moyen d’y arriver. A un moment ou à un autre, son rock pur et cristallin comme des flocons sur les Alpes finira bien  par  balayer  ce  genre  de  préjugés.

Peter Affection Place by Jean-Yves Legras

Peter Affection Place by Jean-Yves Legras

Peter, s’il paraît éternellement préoccupé, ne manque pas de personnalité. Le mélange  artistique  peinture/musique  lui  paraît  indispensable  parce  que  la  création doit  former  un  ensemble  complet.  Pourtant A.P. est assez amer, il vient de perdre son local de répétition. En attendant, il faut manger. Peter vend des jouets. Pierre « intérime » pour une agence et les autres pointent deux fois par mois à l’agence locale de l’A.N.P.E. Le manque de moyens pousse les groupes lyonnais à s’isoler les uns des autres,  c’est  chacun  pour  soi.  Pour  les gars  qui  rejettent  le  système  du  hit,  la route est plus longue que pour les autres. En attendant, Peter s’amuse de son côté. Il a formé avec Anne-Lise, sa petite amie, un groupe fiction pastel et très naïf : Peter et les Emotifs. Dans le style et en français, c’est très proche  d’une  sensibilité  à  la Jonathan Richman. Ça n’est pas un hasard si Affection Place tire son nom de « Back in Your Life », un LP des Modem Lovers qui  contient un titre Simplement baptisé «Affection». Peter a même fait très fort en adaptant avec des textes le petit train d’« Interlude » de son enfance. C’est  très  nostalgique  et  adolescent, une pureté retrouvée à l’antithèse des Ello et Jacni, rythmée par une boîte électronique. Peter fait sans cesse travailler son imagination ; ses derniers décors étaient splendides, mais il en cherche déjà d’autres. Il tient  à  conserver le côté aquarium qui éclaire  généralement  le  groupe,  mais  les toiles  vertes  et  les  plantes  ne  sont  pas assez  vivantes à son gout:  Peter  veut  que  la  scène s’anime sur la projection d’un film de fonds sous marins avec poissons, bulles et végétation. Peter a vraiment un rapport affectif avec ses créations, sa sensibilité lui brûle un peu les ailes: il a du mal à s’envoler. AP est un groupe d’idéalistes, des poètes modernes  dans  un  monde  sans  poésie rock.

Phil Pressing Starshooter

Phil Pressing Starshooter

Pourtant, c’est vrai, Lyon n’est pas vraiment  une  ville  qui  pousse  au  rêve;  la réalité  s’accroche  à  chaque  pas.  En  ce moment, elle fait même la une des journaux. « Rodéos fous ». « Bagnoles incendiées dans la banlieue lyonnaise », on voit même des photographes de Paris Match acheter des mômes pour qu’ils incendient (sic !) en direct et pour la postérité. Phil de Starshoot  parlait  de  la  montée  du  racisme; c’est un parallèle trop souvent tracé en cas de crise économique. Le racisme à Lyon paraît s’inscrire dans le quotidien. Pas vraiment violent, pas toujours méchant, soit, mais il ne disparaît pas. Comme toutes  les  grandes  villes,  Lyon  laisse  son centre  s’embourgeoiser,  peu  à  peu,  les plus  défavorisés  se  retrouvent  exilés  au loin, dans les banlieues. Ici, les plus défavorisés,  ce  sont  les  travailleurs  immigrés de Vaulx-en-Velin ou de la Grapinière. Ils vivent  l’angoisse  et  l’ennui  profond  des cités  de  béton,  mais  surtout,  le  racisme silencieux et méprisant dès qu’ils s’aven­turent en dehors du ghetto. C’est le « On est  complet  »  à  l’entrée  des  boîtes,  des bars et des restaus : à Lyon, si l’on est un peu trop basané, les lieux de plaisirs et de loisirs vous claquent la porte au nez.Carte de Séjour

Pour lutter contre ce racisme-là, il y a deux attitudes:  le  pavé  dans  la  gueule  ou  la force  de  la  dérision.  C’est  cette  seconde solution qu’ont choisie Rachid et ses copains de Carte de Séjour, le premier groupe  d’arab’s  rock,  un  subtil  mélange  de reggae,  de  funk,  de  rock  et  de  feeling traditionnel. Carte de Séjour doit son nom à la petite fiche cartonnée bleu ou verte, délivrée pour 5 ans par la préfecture aux Nord-Africains. Cette carte qui leur rappelle  que,  même  s’ils  vivent  en  France depuis plus de dix ans, ils restent toujours des étrangers. Si le concept du groupe est vraiment  super,  par  contre,  il  n’est  pas évident  qu’il  séduise les jeunes  immigrés qui  se  reconnaissent  bien  plus  dans  la disco parce qu’elle leur permet de rejeter leur identité. C’est dans leur local mansardé que j’ai découvert la musique de CDS. :  Mohamed à la guitare, Mokhtar à la basse, le grand Djamel à la batterie, Eric, le deuxième guitareux, et Rachid, le chanteur, la star de l’arab’s rock, un Simbad le marin moderne  qui  vous  tient  en  haleine  avec ses histoires sans queue ni tête. Lorsque je l’observe chanter « Zoubida », même si je ne comprends pas les textes, puisqu’ils sont en arabe, le courant passe très fort. Techniquement,  je  ne  vous  mènerai  pas en  bateau  en  vous  racontant  que  CDS est  une  collection  de  petits  dieux  de  la technique ; de ce côté-là, ils ont encore un certain  nombre  de  choses  à  apprendre, mais  là  n’est  pas  l’essentiel.  L’essentiel, c’est qu’ils revendiquent une identité rock dont  ils  posent  eux-mêmes  la  définition.

Carte de Séjour

Carte de Séjour

Carte  de  Séjour  est  tout  ce  qu’on  veut, mais  pas  un  groupe  gadget,  pour  rock-critique travesti en sociologue frustré. Leur musique pète le feeling, elle me donne  irrésistiblement  envie  de  bouger,  de faire des bonds dans la mansarde. Rachid en chantant se penche sur son micro, on dirait qu’il embrasse une fille avec passion, c’est son jeu, c’est sa vie, c’est aussi torride qu’un vent du désert, en tout cas, ça frappe très fort. En redescendant, on discute un peu : oui, leurs parents sont assez religieux, ils écoutent de la musique traditionnelle et ne mangent pas de porc, mais il existe une sorte de respect mutuel qui  s’instaure entre les deux générations. Les parents parlent souvent de rentrer au pays, mais ils ne rentrent jamais, c’est l’éternelle histoire des immigrés. Pourtant, les musiciens de Carte de Séjour sont conscients de leur importance : ils ne disent jamais le public ou notre public, mais «ceux qu’on représente ».

Rachid by Jean Claude Chuzeville

Rachid by Jean Claude Chuzeville

Ainsi, dans « La Moda », une composition  en  toile  de  fond  reggae,  le groupe dénonce un état de fait, le sempiternel « On est complet » à l’entrée des discothèques, les immigrés  qui  se  déguisent  en  costume cravate pour avoir l’air plus « européen », pour se renier aussi. Rachid a même écrit une chanson  sur  Mohamed  Diab,  assassiné par un flic que nos tribunaux se sont empressés de relaxer. Il dénonce aussi ces flics cow-boys qui confondent un peu trop la Saône avec le Rio Grande. À Venissieux, une des « banlieues chaudes », on s’ennuie à crever. L’unique MJC a fermé depuis longtemps, il n’y a pas un ciné et les cafés ferment à 19 h. Le seul endroit où les Zupards peuvent se retrouver, c’est la rue. Et dans la rue, il y a des voitures qui ne demandent  qu’à  jouer  au  rodéo  ou  au stock-car.  Et  plus  la  droite  fait  de  tabac autour  de  ce  genre  d’histoires,  plus  les Zupards y prennent goût : la publicité leur donne de l’importance et les BMW continuent de flamber, c’est un cercle vicieux.

Rachid Taha

Rachid Taha

Certains  en  profitent  même  pour  escroquer leur compagnie d’assurances; de toute  façon,  ce  sera  la  faute  des  Arabes! Rachid  est  un  conteur  né,  il  connaît  par cœur cent histoires sur la maffia lyonnaise, il sait tout sur cette tenancière de bar dont on a retrouvé la tête de son premier époux coulée dans un fût de béton. C’est comme quand on a volé le matos du groupe et qu’il a fallu faire appel à un certain Nénesse pour menacer les petits braqueurs et retrouver  les  amplis  volés.  Avec  Rachid, c’est encore mieux qu’au cinéma : « Je lui ai dit : tu connais Omar ? Un ampli, il te le porte comme une valise. Il va venir pour te décarcasser,  pour  t’écraser  la  tête.  C’est comme ça qu’on l’a récupéré notre matos… ». Rachid pourrait faire de la concurrence à Pierre  Bellemare.  Il  poursuit,  très  sûr  de lui : « Tu comprends, moi. je n’ai pas d’idole. Faut surtout pas en avoir. Je me dis : le meilleur chanteur, c’est moi. Ce métier est un métier de mégalos, la seule manière d’y arriver, c’est de croire en soi comme du béton  et  de  bosser  tous  les  jours. On  a vraiment envie de s’en sortir».

Emmanuel de Buretel by Jean Claude Chuzeville

Emmanuel de Buretel by Jean Claude Chuzeville

Si Carte de Séjour continue sur sa lancée, non seulement le groupe s’en sortira, mais surtout, il risque fort de créer un précédent et ça, c’est vraiment important. Pour l’instant, le groupe s’est assez peu produit sur scène : quelques passages dans la région, un autre dans l’« Usine » de Pierre Vassiliu à  Montagnac  et  une  brève  apparition  au Rose Bonbon. Carte de Séjour porte en lui  un potentiel énorme et il ne tient qu’à lui de l’exploiter.  Le même soir, j’étais au Palais d’Hiver de Lyon  pour  un  concert  des  Undertones organisé  par  Scorpio.  Le  Palais  d’Hiver ressemble un peu au Bataclan avec son bar dans le fond et ses odeurs de bière. That’s rock and roll. La veille, j’avais baillé sur Genesis avec les néo babas lyonnais dans  la  bulle  bétonnée  du  Palais  des Sports:  une  expérience  rare,  heureusement.

Dans  les coulisses du  Palais d’Hiver, après le concert, mes confrères rock de la presse quotidienne  lyonnaise interviewent Feargal Sharkey. Moi, je traîne, mon carnet à la main. J.-P. Pommier est venu vers moi : « Faut absolument que tu discutes avec Emmanuel ( De Buretel: NDREC)  et Nicolas des TPE ». TPE?… Ecole Nationale des Travaux Publics de l’Etat, bien sûr. Quel rapport avec le rock à Lyon ? Mais enfin, il faut vraiment tout vous expliquer. À Lyon (ça doit faire au moins  la  quinzième  fois  que  j’entends  la rengaine), le club, façon Rose Bonbon ou Bains Douches, n’a pas d’équivalent. Essayez donc de caser un petit concert du genre Soft Cell ou Cure d’il y a deux ans dans  les salles  traditionnelles de la ville. Au  Palais  des  Sports,  par  exemple,  qui contient 10 000 places, ou au Palais d’Hiver qui en contient plus de 3 000 ? Impossible. De même pour La Bourse du Travail (2  200  places),  la  salle  Rameau  (1  200 places) ou la salle Molière (700 places). À l’ENTPE., par contre, il y a un superbe petit  auditorium  d’environ  400  places  qui convient parfaitement à ce genre de spectacle,  à  condition  de  trouver  un  couple d’élèves dynamiques et branchés qui accepte de tenir en main une association de  concerts.  Voici  pour  la  Génèse  de  Tipie productions. Emmanuel  et  Nicolas  ressemblent  fort  à des étudiants très sages, des premiers en tout,  comme  on  dit.  Ils  auraient  pu  être passionnés  par  le  classique  ou  le  néo­-folklorique et ne programmer que ce genre de show dans leur petite salle. Heureusement  pour  le  rock lyonnais,  il  n’en est rien. L’administration leur laisse des montagnes de latitude pour tout ce qui touche à la programmation des gigs. Ce qui leur a permis  d’organiser  quelques  concerts  intelligents, comme Orchestral Manœuvres, Tuxedo  Moon,  Indoor  Life,  DAF,  etc.

l'ENTPE

l’ENTPE

L’ENTPE a son campus situé à Vaulx-en-Velin, ce qui pose un léger problème de transports.  On  se  débrouille  :  nos  deux Tipistes  ne  manquent  pas  d’imagination. Ils  veulent  organiser  une  Transmusicale lyonnaise  baptisée  «Scène  Lyonnaise: Quelques  cartes  postales  ».  Pour  sélectionner  leurs  groupes,  ils  ont  placé  une grosse  boîte  transparente  chez  Music Land où les groupes peuvent glisser leur cassette. Il ne restera plus qu’à trier. De toute façon, un certain nombre de groupes de Lyon a déjà eu l’occasion de se produire sur cette scène en première partie des concerts  de  Fad  Gadget,  Snakefinger ou A Certain Ratio. En contactant directement les agences anglaises, Emmanuel est parvenu à court-circuiter Paris. Emmanuel est un rock and roll esthète, il a aussi l’incroyable chance d’échapper à la pression des critères commerciaux. L’ENTPE est  une  splendide  école,  mais  elle  est paumée  dans  un  incroyable  cimetière  de béton.  Les  élèves  n’ont  guère  le  choix, après Math Sup/Math Spé, ils viennent ici passer  trois  ans  de  leur  vie  pour  obtenir leur  diplôme  d’ingénieur:  au  moins,  les concerts  leur  permettent  de  s’échapper un moment. Un autre couple d’organisateurs,  Feeling, s’est lancé depuis peu dans la production de  concerts.  Chantal  et  Arlette  sont  des dissidentes  de  Scorpio,  elles  ont  bossé durant quatre ans avec J.-P. Pommier et ont participé à l’expérience du « Rock and Roll  Mops  ».  Je  ne  pense  pas  qu’elles désirent  concurrencer  l’organisation  de Scorpio sur les gros concerts à la Police ou Springsteen,  mais  dans  un  créneau  plus réduit, ces deux nanas speedées et sympathiques  peuvent  déclencher  une  saine concurrence (scène concurrence?). La  dernière  connexion  concert  à  Lyon, c’est  une  microscopique  association: Ecully  Music,  qui  ne  bosse  que  sur  les petits  groupes  français  et  inconnus.  Située  à Ecully, l’assoce est complètement supportée  et  financée  par  la  mairie  de droite.  La  mairie  de  Lyon  devrait  suivre son  exemple  au  lieu  de  tirer  dans  les pattes   des   organisateurs   de   concerts rock: sur ce plan-là, il y a beaucoup à dire. Notamment sur la manière dont elle dispose de ses salles., il paraît qu’il faut quatre jours (sic I) pour nettoyer la salle du Palais des Sports, ce qui espace sacrément les concerts  possibles.  Un  exemple  concret: Julio Iglesias a décroché l’autorisation de s’y produire, Lavilliers débarque le lendemain,  ceinture!  Bien  entendu,  ça  n’est qu’une simple coïncidence si ce chanteur de gauche se voit refuser une salle par une mairie complètement à droite. L’argent n’y fait   rien,   c’est   bien   connu.   Justement, tiens, parlons un peu des prix de location pratiqués  par  ces  mécènes  municipaux, protecteurs des arts. Pour un match quel­ conque, le Palais des Sports coûte 3 000 F de location. Par contre, pour un concert de rock, c’est l’inflation à la vitesse du mur du son, puisque les concerts sont taxés directement  de  12%  sur  la  recette.  Faites  le calcul vous-même, ça caresse les 6 ou 7 millions  d’anciens  francs  et  ça  flirte  sec avec ce qu’on peut bien qualifier de racket. Pour une municipalité de droite, on dirait que le rock, c’est l’anté-christ de la culture. Regardez ce bel auditorium de 2 000 places  à  la  Part-Dieu.  On  l’a  surnommé  le  « crapaud » à cause de sa forme très particulière. Le crapaud a coûté plus d’1 milliard  de  F  à  la  municipalité,  donc  aux contribuables. S’il n’y a aucun ballet, récital ou concert classique pour élite ménopausée, on  peut toujours  rêver  d’y  donner un concert rock? Impossible, vous répondra la municipalité, la salle, dans ce cas, est réservée aux répétitions de l’orchestre de  Lyon.  Une  injustice  vaut  mieux  qu’un possible  désordre,  mais  il  y  a  vraiment quelque chose de  pourri  dans ce  royaume- là!Lyon

De  retour  dans  ma  chambre  d’hôtel,  les yeux dans le ciel en trompe l’œil au-dessus du lit, j’écoute la maquette de Mégahertz, le  groupe d’un  des musiciens de Callas. Mégahertz, c’est Patrick 1 aux voix, Patrick 2 à la boîte à rythmes et Wert à la guitare et aux claviers. Leur musique très électronique  est  aussi  extrêmement  radiophonique. Parmi les nouveaux groupes de Lyon, le trio se place dans le peloton de tête avec leur tentative de faire passer les sentiments  et  une  certaine  image  d’une naïveté retrouvée. Mégahertz, c’est la salade de mon menu musical lyonnais. Je les retrouve  au petit troquet formica face au pont de la Feuillée. Face à moi, Patrick 1 et 2,  et  sur  la  table,  l’inévitable  carnet  de notes. « Ce qu’on fait n’a rien de politique. On peut rêver en 81 sans sombrer dans le mysticisme  gaga;  le  rock  doit  assumer  son passage à l’âge adulte. Tu comprends, si on ne raconte pas la rue ou des histoires de petites amies, on vous taxe d’avant-gardiste. On oublie trop souvent ceux qui sont passés avant nous et qui savaient créer de belles choses. On aime l’Illiade et l’Odyssée  et  la  fascination  qu’exerce  l’électricité : le séquencer et la boîte à rythmes sont super,  ces  machines  marchent  seules, mais si on les double pas d’un percussionniste  humain,  le  résultat  obtenu  sonne aussi  creux  qu’un  computer  vide,  sans âme. (sans programme…) La vie à Lyon, c’est  le  fric  et  les  coffres  forts.  Il  n’y  a aucune élévation ici, la seule échappatoire, c’est la musique ». Mégahertz répète dans une chapelle désaffectée, cela n’est pas très surprenant si on écoute sa musique :

« Je veux y croire contre le temps, contre le vent, sous la misère qui fait son lit ».

Pour trouver la porte du ghetto, Carte de Séjour a choisi l’identité. Pour Mégahertz, la clef, c’est la poésie parce qu’ils ont la chance de maîtriser une base intellectuelle.

Tintin Reporter by Jean-Yves Legras

Tintin Reporter by Jean-Yves Legras

Après une babasse (traduire un flipper), je quitte  Mega  pour  aller  retrouver  Tintin Reporter  dans  un  local  habituel,  l’arrière boutique  d’un  magasin  de  meubles.  Ils sont très mignons les Tintin Reporter avec leur look d’étudiants trop sages. Valérie, la chanteuse/claviers,  et  Frédéric,  l’autre chanteur  et  bassiste,  sont frère et sœur. Rémy à la guitare et Phil, le saxo, complètent la formation. Leur musique a la fraîcheur  d’une  cigarette  mentholée  et  s’ils décident de se mettre à bosser, le résultat n’en sera que bien plus surprenant. Tintin s’est  un  peu  inspiré  des  B  52’s  et  des Tokow Boys. J’ajoute que Valérie est charmante et que son frangin ressemble irrésistiblement  à  Buddy  Holly.  Ces  jeunes gens ont un sens très développé de l’esthétisme, qu’il soit visuel ou musical, il ne leur manque qu’un tout petit brin de technique.

Berretas by Jean-Yves Legras

Berretas by Jean-Yves Legras

Un  autre  local,  un  autre  groupe:  celui-ci porte le nom d’une arme, les Berettas, et pratique  une  musique  aux  frontières  de Clash et d’autres new-waveux. Leurs textes sont  assez  violents,  plus  violents  encore que  leur  musique.  Pourtant,  ça  balance pas mal chez les Berettas et ils ont l’immense  avantage  de  chanter  en  français. Leur  rock  nous  dessine  des  images  de guerre  et  caresse  l’inquiétant  entre  deux déchirements  de  guitare.  Les  Berettas sont bien en place, même si, chez eux, ça n’est  décidément pas très gai.

Avec  Floo  Flash,  j’entame  ma  série  «et pour quelques groupes de plus ». Ces anciens de Dialyx font une musique très mod, aux  racines  100%  britanniques.  Ils  tournent depuis plus d’un an et se sont offerts quelques  premières  parties  comme  celle de U 2. Dommage que Floo Flash sonne un peu trop Starshoot. Cathy Menthol s’est dissout, dommage car son côté pop-Police ne manquait pas de mordant. Tales  pratique  une  musique  colorée  et assez progressive, Johnny, son chanteur, me  rappelle  un  peu  Meat  Loaf  avec  sa grosse  voix.  Tales,  comme  Callas  et  un certain  nombre  de  groupes,  rejette  son identité  lyonnaise.  L’extraterritorialité  fait rêver, Johnny me raconte qu’il est écossais… yeah… Inserts,  le  groupe  de  Nicolas  des  TPE, pratique l’électronique au forcing. Ça sonne  très  Human  League  avec  synthés  et une superbe boîte à rythme. Depuis le début de cette bafouille, je ne vous ai pas trop parlé de hard rock. Il existe pourtant un groupe excellent dans le genre, dans la grande foulée Iron Maiden et autres héros métalliques, voici Scum et son chanteur britannique (un vrai), Wayne. Wayne est l’ancien chanteur de Slaughter and the Dogs, un ex-punk reconverti au hard rock, qui connaît bien son affaire. Astrid pratique un hard rasoir et Fuel cultive des vocaux pop légers à la PC Beat, etc.

Palais d'Hiver

Palais d’Hiver

Les groupes lyonnais ne pêchent pas par le nombre. L’éternel problème, c’est l’absence de petits clubs. Après l’expérience du  Mops,  Pommier  voulait  reprendre  le Palladium, une discothèque ringardos de la Part Dieu. Ça n’a pas marché et cette histoire  a  continué  de  galoper  dans  sa tête ; puisque Scorpio vient de récupérer la  gérance  du  Palais  d’Hiver,  pourquoi n’ouvrirait-il  pas  un  petit  club  dans  les sous-sols?  J.-P.  rêve  d’édifier  un  projet ambitieux,  un  rock  center  pour  toute  la région,  son  Palais  d’Hiver  lui  en  donne l’espace,  et  il  vient  juste  de  passer  un accord  avec  Entée,  une  grosse  boîte  de sono anglaise qui travaille, entre autre, sur les tournées de Police, Grâce Jones et le festival  de  Reading.  Entée  aménagerait donc  le West  Side Club et stockerait en échange 40 KW de sono pour couvrir les besoins français. Avec « Le Château », son prototype  de  scène  démontable,  il  peut couvrir  n’importe  quel  concert.  Pour  finir de  nous  brosser  le  tableau  de  son  rock center,  il  faut  évoquer  les  autres  projets annexes comme des locaux de répétition, un studio de maquette, un fast food, une station de radio et, à long terme, un petit label  indépendant.  S’il  mène  son  projet jusqu’au bout, Pommier risque fort de révolutionner les habitudes lyonnaises. Tant mieux. Ainsi,  Lyon  pourra  enfin  échapper  à  sa réputation de ville endormie, de ville estomac où l’on prend le temps de digérer. Si je  m’y  suis  peu  ennuyé,  c’est  grâce  au capital humain qui fructifie dans cette ville, pas à cause de ses infrastructures. Dans mon café du quai de Bondy, j’écoute les conversations autour de moi. Derrière, on  discute  musique:  «…je  me  souviens lorsque la Callas chantait Desdémone à la Tosca ». Et  on  se  donne  du  cher  ami,  et  on  se balance des hommages-madame à la cantonade. Ces gens d’un autre siècle sont, hélas,  plus  représentatifs  de  Lyon  que tous les groupes que j’ai croisés. Le conservatisme bon chic engendre un gouffre d’ennui,  dommage  qu’il  fleurisse  autant des traboules aux fleuves. Lyon ressemble  à  ses  tramways:  une  plastique  à  la Decaux 80 et déjà complètement désuets. Et ça ne changera que le jour où l’autre Callas, l’électrique, se produira à la Tosca : on peut toujours  rêver.

Un grand merci à Jean Claude Chuzeville photographe et fondateur de Radio Bellevue pour nous avoir offert ses archives incroyables

Publié dans le numéro 161 de BEST date de décembre 1981

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3 réponses

  1. berard dit :

    whaooooo ; tiens gerard ; Peter petersen, viens de terminer l’ enregistrement d’un album avec une legende des 80 s , dave Formula de Magazine = sur you tubes
    affection place official : IL y a plusieurs clips inside …

    https://www.youtube.com/watch?v=utQUzBjB2kA

    https://www.youtube.com/watch?v=t60rL-TEcFU

    enjoy

    michel

  2. buck dit :

    un article qui me renvoi dans les années 80 . dommage qu il y ai quelques coquille comme : le groupe de john fernie c etait les tales et non pas les taies etc ….. mais la lecture m a replongé a l entpe au west side etc …. merci

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