WELCOME TO THE ROLLING STONES 2024 TOUR
J’adore le parallèle spatio-temporel, car voici 41 ans dans BEST, à l’été 1982, les Rolling Stones annonçaient leur retour à la scène. 6 longues années s’étaient écoulées, depuis que le public français les avait portés en triomphe aux Abattoirs de la Porte de Pantin et Christian Lebrun avait laissé quartier-libre à 12 de ses rédacteurs, dont Youri Lenquette et GBD, pour disserter chacun sur une chanson des Stones. 4 décennies plus tard, la bande à Jagger/Richards nous balance l’annonce d’une nouvelle tournée, deux ans seulement après l’achèvement de leur « No Filter Tour », et dans la foulée de leur étincelant « Hackney Diamonds » en faisant apparaitre comme par magie leur logo emblématique aux quatre coins du monde pour annoncer que le Rolling Stones Tour 2024 démarre à Houston le 28 avril 2024.
Décidément, avec l’âge les Rolling Stones se déifient de plus en plus jusqu’à se transformer en Pythies de Delphes, diffusant dans diverses grandes villes du monde d’énigmatiques signaux façon Da Vinci Code. Alors, après le message en clair-obscur, sur un répondeur téléphonique, pour annoncer « Hackney Diamonds » ( Voir sur Gonzomusic THE ROLLING STONES « Hackney Diamonds » ) dans le but avoué de nous titiller de la news de leur prochaine tournée planétaire 2024, les Rolling Stones font apparaitre leur logo dans diverses métropoles américaines… et ils ont également partagé un message énigmatique sur tous les médias sociaux, laissant entendre qu’une annonce importante allait tomber bientôt. On se doute un peu de quoi il s’agit tout de même ! À Denver, par exemple, une bannière géante rouge et noire a été affichée à l’Empower Field de Mile High, où jouent les Broncos de la NFL. De même à Cleveland, des projections du logo ont été vues sur la Terminal Tower et au Browns Stadium, ainsi que des panneaux d’affichage portant le logo « Miss You ». À Houston, deux célèbres sculptures portant l’inscription « We Love Houston » ont été prises d’assaut pour découvrir le fameux logo. De même, les fans de Formule 1 ont également aperçu le dessin de la langue et des lèvres sur deux Aston Martin qui ont participé au Grand Prix de Las Vegas dans la nuit de samedi à dimanche dernier. De surcroit, le site web officiel d’Aston Martin a également fait mention du groupe, indiquant qu’il s’agissait de célébrer « une annonce passionnante faite par les légendaires rockers ». Au Nevada, le logo est également apparu sur un camion qui a traversé l’emblématique Strip de Las Vegas, et samedi, l’équipe NFL des Cleveland Browns a partagé un message sur les médias sociaux, suggérant qu’ils allaient travailler avec le groupe sur quelque chose très bientôt. Le groupe de rock avait également fait part d’une annonce prochaine sur sa page Twitter/X, arborant un visuel énigmatique avec la légende : « Vous voulez être le premier à savoir ? Entrez vos coordonnées ici ». Selon les rumeurs le « Hackney Diamonds Tour 2024 » démarre donc par les USA avec une première date à Houston le 28 avril et s’achèvera en juillet à Santa Clara. L’annonce officielle, avec les dates et les villes choisies, est tombée ce jour mardi 21 novembre, soit juste un peu moins de deux ans après l’achèvement de leur précédent « No Filter Tour » ( Voir sur Gonzomusic LE GRAND ROCK AND ROLL NO FILTER TOUR CIRCUS DES ROLLING STONES , LA THE CITY OF THE STONES et aussi ) que nous vous avions relaté après le show du Sofi Stadium de LA.
41 ans auparavant, les mêmes Rolling Stones annonçaient déjà dans BEST une nouvelle tournée, dans la foulée de la sortie de « Tatoo You » et Christian Lebrun laissait « carte blanche » à ses journalistes pour évoquer le plus grand groupe de rock sur Terre. C’est ainsi que Youri Lenquette ( Voir sur Gonzomusic 1983…LE JEUNE YOURI LENQUETTE ASSISTE AU LANCEMENT DU SERIOUS MOONLIGHT TOUR DE BOWIE ,L’ENQUÊTE SUR LENQUETTE , et L’ENQUÊTE SUR LENQUETTE PART TWO ), Christian Lebrun et moi-même évoquions alors les Rolling Stones… Flashback…
« Six ans, c’est trop long, la prochaine fois, nous reviendrons plus tôt », avait dit Jagger sur la scène des Abattoirs en juin 1976. A quelques semaines près, il n’aura pas tenu parole. Mais qu’est-ce que six années dans la démesure de la carrière des Rolling Stones qui s’apprêtent à fêter leurs deux décennies de rock ‘n roll en une nouvelle Longue Marche européenne. Et douze rédacteurs, mobilisés pour-évoluer en figures libres sur l’inépuisable sujet, ne sont pas de trop. » Christian LEBRUN
« Paint It Black » L’image par Youri Lenquette
Puisqu’on est tous là à se monter encore le bourrichon avec « le plus grand groupe de rock’n’roll du monde », autant vous parler d’un domaine où les Stones, sans risques de débats subjectifs et passionnels, ont effectivement écrasé toute la concurrence. Je veux parler du domaine de l’image fixe (la photo pour vous, boys) … Gamins dans le Londres du début des sixties ou un peu moins jeunes sur les scènes du tour américain de l’an passé, sous toutes les latitudes, à toutes les époques, dans toutes les situations, en public ou en privé, avec leurs amis, leurs fans, leurs femmes, images accordées ou volées, les Stones ont été une proie privilégiée des voyeurs mécaniques tout au long de leur carrière mouvementée. De l’lnstamatic et flash-cube du spectateur du trente-cinquième rang jusqu’aux studios mondains et sophistiqués de Richard Avedon en passant par le Polaroïd d’Andy Warhol, ils ont été capturés par tout ce qui fait clic-clac dans l’univers et les quantités de nitrate d’argent noircies à cause d’eux doivent aisément se chiffrer en tonnes. Groupe le plus photographié, ils sont aussi le groupe qui a été le mieux photographié de l’histoire du rock. Inutile de vous faire la liste des gens qui ont travaillé avec eux, elle recoupe pratiquement celle de toutes les grandes pointures de la photographie contemporaine. Et ni leur popularité, ni leur importance, ni même le fait que Jagger traîne depuis une dizaine d’années dans les cercles de la jet-set ne suffisent à expliquer ce phénomène d’attirance réciproque. Dylan, les Beatles, Presley dans le créneau des leaders de génération, ou Rod Stewart dans celui des abonnés aux cocktails rupins, n’ont, par exemple, jamais fait l’objet d’une telle assiduité. Alors pourquoi particulièrement les Stones ? La première réponse est simple (mais pas si évidente que ça pour qui n’a pas connu l’enfer d’une séance photo avec Status Quo ou Genesis) : les Pierres sont photogéniques. La moue de Jagger, les traits à coups de serpette de Keith, la dégaine de corbeau déplumé de Charlie… tout cela n’est peut-être pas très conforme aux canons usuels de la beauté, mais de telles caractéristiques, uniques et révélatrices de personnalités fortes, ont le mérite de faire de bonnes photos. Sans compter que les Stones changent sans arrêt de coupe de cheveux, de fringues, de frasques et de lubies… Et qu’ils bougent sur scène. Du spectacle, du mouvement, de l’action… Prenez Jagger. Oh, il n’affiche plus la gouaille sexy des débuts, ou l’arrogance satanique de la fin des sixties, mais l’un dans l’autre, on peut toujours compter sur lui pour, au minimum, débarquer chevauchant une bite gonflable, ou sapé comme un gigolo intergalactique… Le genre de plaisanteries qui font hurler à la mort le rock-critic mais remplissent d’aise son collègue photographe. Cela-dit, ces prédispositions naturelles n’expliquent pas tout et les Stones sont loin d’être les seuls à en faire preuve. Par contre, de tous les groupes, ils ont effectivement été les premiers à comprendre et utiliser avec autant de précision la puissance des symboles (donc du visuel) dans l’alchimie rock.
Une bonne photo vaut mieux qu’un long texte, une image forte peut venir au secours de trois ou quatre chansons faiblardes, l’importance de la pose et de l’attitude juste… ce n’est sûrement pas Jagger qui me contredira (ni Clash, soit dit en passant, qui rejoue à fonds cette carte et justifie à ce niveau seulement les comparaisons établies entre les deux groupes). Soucieux de cet aspect de la communication avec le public, les Stones ont toujours très bien choisi les gens chargés de les représenter. Leur collaboration la plus connue est évidemment celle de David Bailey, responsable des pochettes des premiers albums du groupe Bailey était un de ces photographes qui, comme Sieff et Klein en France, avait apporté un peu de sang neuf dans le monde de la photo de mode au début des sixties et son vécu, finalement très rock’n’roll, lui avait permis de devenir un vérita-ble satellite de la scène du Swinging London. Son chef-d’œuvre pour les Stones, plus encore que la photo « bougée » du « Aftermath » américain, reste la pochette du tout premier album. Une image à moitié plongée dans le noir, des visages graves et tendus, une photo chargée d’électricité qui remplissait parfaitement son rôle de carte de visite pour les « méchants » Stones… Une manière de photographier un groupe qui, comme le coup du gros plan au grand angle sur « Out Of Our Heads », n’avait encore jamais été utilisée à l’époque et allait devenir un point de référence par la suite (cf. certains travaux de Mondino, aujourd’hui) …
C’est cependant Gered Mankowitz qui, à mon avis, a signé pour « December’s Children », leur plus belle pochette : les cinq au fond d’une ruelle, fiers et dangereux, une image à la composition parfaite qui, à elle seule, résume toute la grandeur hargneuse des Stones et du rock anglais de la première moitié des sixties. Un autre moment fort est la pochette de « Between the Buttons ». En plein boom hippie, dans le flower-power naissant, le groupe se présentait transi, des cernes sous les yeux comme au petit matin d’un mauvais trip… L’image, dans ce cas, utilisée comme support exact d’une provocation. Après ce disque, les Stones entraient dans une autre phase de leur carrière et leurs pochettes, un peu comme leur musique Bailleurs, allaient devenir de plus en plus stylisées, formellement parfaites, originales, mais aussi beaucoup moins chargées d’émotions et d’intensité. La pochette de « Goats Head Soup », réalisée par le même David Bailey dix ans après, ou celle de « Black & Blue » par le Japonais Hiro, suffisent à illustrer mon propos. Photographiquement parlant, les travaux les plus Intéressants inspirés par les Stones après « Beggars Banquet » tiennent surtout du reportage pur et se retrouvent dans la ribambelle de livres sortis dans la foulée des tournées de 69 et 72, l’apothéose des Stones en tant que groupe de scène.
Jetez un œil sur le bouquin d’Annie Leibovitz, la photographe vedette de Rolling Stone, les illustrations de la biographie éditée par Roy Carr et, bien sûr, le fameux « An unauthorized biography », un peu le « best of » photographique des Stones, où Michael Cooper fait preuve de son incroyable sens de l’instant privilégié (il est, entre autres, l’auteur de cette photo de Keith accompagné par Gram Parsons au petit matin dans la Vallée de la Mort). A noter que les Français n’ont pas été les derniers à accomplir des prouesses au front, puisque Jean-Marie Perier, le photographe de SLC dans les sixties, a réalisé les meilleurs reportages en couleur sur les Stones avant 66, que Dominique Tarlé était devenu un intime du groupe et que Claude Gassian a signé la pochette du single solo de Keith Richards. Enfin, encore un détail qui dénote le flair des Stones quand il s’agit de reconnaître une bonne photo : sachez que « le plus grand groupe de rock’n’roll du monde » a trouvé le moyen de travailler avec le plus grand photographe de tous les temps : Robert Franck. Malheureusement, celui-ci avait raccroché son Leica au râtelier depuis pas mal d’années et cette association n’a produit qu’un film « Cocksucker Blues » très controversé et rarement projeté. Mais quand même… la référence était bien choisie. Pour clore ce chapitre, rappelons également que noircir la pellicule était le hobby numéro un de Bill Wyman, mais que ses modèles à lui étaient bien moins remuants et bien moins bruyants puisqu’il s’était spécialisé exclusivement dans la photo de… fleurs ! (Y.L.)
« Jumpin’ Jack Flash » Le tournant par Christian Lebrun
Mercredi 30 mai 1968.16 h 58. La fenêtre ne laisse entrer qu’une fraction de rayon de soleil et le calme pesant de la cour de cet immeuble parisien. La chambre ressemble à un hôpital de fortune tous allongés, les plus malins sur le lit, les autres par terre dans une occupation intensive du sol. Oh, nul héros blessé, nulle victime des sombres hordes casquées, juste des jambes lourdes, si lourdes, et des pieds échauffés. S’il est un souvenir qu’on autorisera de ces semaines disons étonnantes, c’est celui d’une incessante accumulation de fatigue sur les membres moteurs. Acteur peut-être, voyeur fasciné plus certainement en fait, il fallait arpenter les rues jour et nuit que ce soit par velléité démonstrative ou nécessité de déplacement, tout transport en commun étant bloqué par la grève générale persistante, inouïe, qui, depuis lundi a pris un tour encore plus imprévisible, s’entêtant à refuser les exit pourtant incroyablement avantageux obtenus par les négociateurs syndicaux. Mais s’agit-il bien de ça ? Il y a comme une- comme une attente, une sorte de sit-in national. Au niveau du pays plus personne ne peut se vanter de contrôler quoique ce soit. Et la tension a changé de nature, débouchant sur une anxiété certaine. Si les choses continuent à suivre la même inimaginable courbe d’accélération que depuis un mois, si la réalité continue ainsi à foncer à la rencontre des plus fumeuses théories livresques, on sait trop bien où l’on va. Une chose est d’affronter une compagnie de CRS, une autre un char AMX-13 ou une auto-mitrailleuse M-8. Et d’ailleurs, les rumeurs vont bon train, l’armée serait aux portes de Paris. Petit à petit s’éclaircit en chacun le sens étymologique du mot désarmé ».
17 h. Le transistor crache un flash d’information ; le Général de Gaulle qui, à la surprise générale avait annulé le conseil des ministres et quitté l’Elysée à destination, pensait-on de sa résidence de Colombey n’y est en fait pas arrivé. Personne, y compris le Premier Ministre Georges Pompidou et le Gouvernement ne soit où il se trouve. Dans la chambre, le tir groupé de quolibets et sarcasmes divers se fait intense mais s’arrête vite. C’est vrai après tout, où peut-il donc bien être ? Que mijote-t-il ? Car s’il voulait vraiment raccrocher, comme beaucoup le souhaitent et plus encore le prévoient, c’est assurément dans sa vieille demeure de Colombey qu’il irait. Mais personne ne va pouvoir à loisir développer sa petite hypothèse. La radie est restée ouverte et..
17 h 06. « Nous avons reçu le nouveau Rolling Stones ; le voici, ça s’appelle « Jumpin’ Jack Flash »… Suit, effectivement, l’éclair. L’électro-choc type. L’agression immédiate de ce son infernal et de cette hargne boulimique, bien sûr, mais aussi comme un brusque rappel à l’ordre. Le nouveau Stones, le rock, ça existe donc encore ? Depuis trois semaines, pas une seule fois l’idée, l’envie, le besoin d’accomplir l’automatisme quotidien, de placer un disque sur l’électrophone ou d’ouvrir la radio pour guetter autre chose que les informations. Trois semaines de viduité rock’n’ rollienne absolue. Avril, scandé par les douze mesures de John Mayall et Peter Green, semble à des siècles. Quant au dernier single des Sto-nes, « We Love You », avec son « Pissenlit » de face B venant couronner, narquois, l’été des fleurs (et des menottes), il remonte à août 67, ce qui relève de l’histoire d’une autre galaxie. Et puis, il faut bien dire qu’il n’avait pas fallu attendre l’ouragan pour que s’estompe quelque peu l’impérative silhouette des Stones dans le décor des priorités quotidiennes.
La sueur de « Lets Spend the Night Together » et la dentelle de « Ruby Tuesday » n’avaient pas suffi à contrebalancer deux albums maniérés, alambiqués, truffés d’incongrus gimmicks-mode, « Between the Buttons » et «Their Satanic Majesties Request ». Et, pendant que les Beatles barbouillaient joyeusement le vinyl de couleurs somptueuses, eux donnaient l’impression d’un psychédélisme laborieux, d’un « progressisme » (le mot était lâché) tristounet. Malgré un show plus que brillant et le martyre d’un emprisonnement retentissant, ils n’avaient pas paru occuper le terrain face au feu d’artifices du Flower Power qui éclatait de partout. Après « We Love You », ils avaient largué Andrew Oldham, leur producteur-mentor de toujours ; mais s’étant défoulés en captant eux-mêmes la jungle sonore multi-dimensionnelle de« Satanic Majesties », les garnements ressentaient le besoin d’un nouveau père. L’élu fut Jimmy Miller, précédemment responsable du psychédélisme gentil mais vibrant de Traffic, le nouveau groupe de Stevie Winwood. Et «Jumpin’ Jack Flash » était le premier fruit d’une association qui durerait le temps de plusieurs monuments. On avait, bien sûr, ignoré sa sortie anglaise du 24 mai, tout comme le retour des Stones sur une scène britannique le 12, à l’occasion du concert sanctionnant les résultats du référendum du New Musical Express (une coutume séduisante que la mégalomanie du rock-biz devait abroger par la suite). Tout cela vous avait d’irrésistibles allures de nouvel élan. Sauf qu’on n’avait pas su non plus que, le 21 mai, Brian Jones, casque d’or, génie précieux et tourmenté, guitariste et fondateur des Rolling Stones, avait été encore une fois arrêté pour possession de cannabis ; la Marlborough Street Magistrates Court avait, néanmoins, accepté de le libérer sous caution de 2 000 Livres. Une étape de plus dans une descente aux enfers qui, en un peu plus d’un an, verrait sa dégradation physique et morale, son éviction du groupe et sa mort. Après Oldham, Brian Jones. Dans le langage politisé de l’époque, on aurait pu appeler ça la liquidation d’une tendance…
17 h 07. Ce qu’on ignore aussi, c’est que, pendant que l’on déflore le nouveau Stones, le Général de Gaulle se trouve à Baden-Baden, au quartier général des forces françaises en Allemagne, prenant auprès du Général Massu le pouls d’une France étrangère et hostile à toute cette agitation, s’assurant de la détermination de l’armée dans l’éventualité d’une reconquête d’un pays passé aux mains des « rouges ». A la même heure, d’ailleurs, les premiers drapeaux rouges de la manifestation organisée par la C.G.T. à Paris arrivent en vue de la gare St-Lazare. Derrière, plusieurs centaines de milliers de personnes, dont certaines n’ont pas encore quitté la place de la Bastille, réclament un « Gouvernement populaire ». Reste à savoir de quel contenu les responsables de la seule force organisée capable de rompre l’incertitude du moment entendent charger l’équivoque slogan. Dans l’après-midi, le frisson du pouvoir vacant, à saisir, les aurait parcourus ; mais, maintenant, la décision est acquise. Aucune initiative ne serait prise que la négociation par secteurs industriels, et l’on se préparerait aux élections législatives que le Président de la République annoncerait le lendemain lors d’un fameux come-back radiophonique dramatisant à outrance et appelant la France silencieuse e à la rescousse.
Dès le week-end, l’essence reviendrait, aidant ainsi at. démarrage d’une normalisation définitive„. Dans ce cortège immense qui marche vers la gare St-Lazare, on remarque certains « intellectuels »: Louis Aragon, Elsa Triolet, Jean-Luc Godard… Après-demain, ce dernier se rendra à l’Olympic Studio de Londres pour y filmer les Rolling Stones en train d’y enregistrer leur prochain album, « Beggars Banquet ». Mais « One plus One » ne serait qu’un tardif malentendu. Les deux mèches — « La Chinoise », les petites émeutes au sortir de l’Olympia — qui avaient si certainement annoncé l’explosion étaient à présent déconnectées. Et « Jumpin’ Jack Flash » peu à peu se révèle. Avec sa structure de rifts « à la Satisfaction » avec ce son brut, râpeux, vigoureux, dénudé avec cet appel rock’n’rollien, cette noirceur retrouvée, il retentit à l’évidence comme un « on efface tout et on recommence ». Avant tous leurs contemporains, les Stones avaient perçu l’impasse stérile qui guettait un rock s’abandonnant à la lente dévitalisation du progressisme post-psychédélique. Laissant tout le monde se griser de lourdeur, de superflu, de prétentieux, d’ennui mortel, ils optaient, une fois pour toutes, pour la pure et simple force du rock’n’roll. A partir de maintenant, et pour près d’une décennie, ils en incarneraient le modèle, la référence, le refuge ultimes. C’est plus à cause de ce choix décisif que de leurs splendeurs passées qu’ils gagneraient cette appellation de « Greatest rock’n’roll band in the world ». Mais, en même temps, c’en serait fini de leur fonction d’aiguillon majeur et d’illustrateurs sonores de l’escalade existentielle de toute une génération. Ne serait-ce que parce que celle-ci s’enliserait désormais, en entraînant une autre, dans les conformismes illusoires de la rock-révolution ou de la révolution tout court. Mais aussi parce qu’ils avaient touché les limites extrêmes à ne pas dépasser sans se dénaturer. Dès lors, après la (somptueuse) transition de « Beggars Banquet » — pour ses textes « en situation » surtout— les Rolling Stones ne feront plus que des exercices de style rock’n’roll. Splendides, incomparables, majestueux et brûlants chefs-d’œuvre souvent, mais peaufinage d’un genre sans lien vital avec la nouvelle époque. Celle-là même qui n’aperçut pas que 68 avait été un bouquet final. « Jumpin’ Jack Flash/lt’s a gas/Jumpin’ Jack Flash/lt’s a gas… ». Mercredi 30 mai 1968. 17 h 10. Les seventies ont commencé. (C.L.)
« Time Waits For No One » Vingt ans après par Gérard Bar-David
… et si la situation ne se rétablit pas dans les heures qui suivent, toute la région sera déclarée zone sinistrée. John Cregg, en direct de la conférence centrale… ». L’homme somnolait dans un fauteuil face au télécran. Sa bouche était restée ouverte ; large et charnue, elle émettait un léger ronflement. Son visage ravagé par les tranchées que creusent les rides avait dû être exceptionnellement beau. Derrière ses oreilles, on pouvait déceler les cicatrices de liftings successifs, mais la peau tirée se laisse toujours flétrir par la griffe du temps. Le carillon électronique a soudain vibré et l’image du télécran s’est effacée sur la position monitoring, tandis que le vieil homme se réveillait en grognant. La caméra-judas renvoyait en plan rapproché l’apparence du visiteur : fin et juvénile, aux traits dessinés comme une antique statue d’enfant grec. Le teen-ager portait la combinaison bleue d’une des académies de Londres. «Qu’est-ce que c’est ? », cracha le vieillard. Sur le perron, le visage du kid s’est illuminé. Il galérait depuis le matin pour placer ses billets de soutien. « Bonjour chez vous, j’aimerais vous parler d’un combat majeur. Cette carte magnétisée doit nous permettre de défendre la cause de la liberté sexuelle. Vous n’avez pas envie de vous battre avec nous pour que les choses soient juste un peu plus faciles ? ».
Ce gosse amusait le vieil homme. Liberté sexuelle : ces deux mots accolés remuaient quelques souvenirs dans sa mémoire d’eau trouble. Le champ de force qui maintenait la sécurité s’est levé et la porte, soudain, s’est effacée. « Bon, se dit le kid, cette fois, c’est gagné, ce vieux fou m’en prendra un paquet ». A l’intérieur de la propriété, les marqueteries antiques et le new style étaient étrangement mêlés. Le sol de marbre le fascinait, comme les colonnes surmontées d’un chapiteau corinthien du grand hall, mais ce qui l’intriguait le plus, c’est cette collection de cercles d’or disposés sur les murs… Le maître des lieux est apparu dans une combinaison de soie. « Heu… désolé vraiment de vous déranger, mais c’est pour la bonne cause : saviez-vous que l’on cherche à supprimer la liberté sexuelle. Nous luttons aujourd’hui parce qu’il est essentiel qu’elle soit maintenue ». Aujourd’hui ? Quelle année ? Quel jour? Quelle heure? Depuis qu’il avait décidé de s’exiler complètement de la réalité quotidienne, Mick, le vieil homme, avait oublié de compter avec le paramètre temps. « Je m’appelle Will et l’on m’a chargé de distribuer ces plaquettes magnétiques de soutien ». L’homme n’écoutait plus. Il jouait avec une mèche de ses cheveux blancs en songeant à ces fantômes oubliés qui l’avaient fait tant courir. Lorsqu’en 1983, il avait échappé de justesse à un attentat, Mick s’était réfugié dans la sécurité de cette grande bâtisse pour qu’on l’oublie à jamais. Aujourd’hui, vingt ans s’étaient écoulés… «…et si l’on s’attaque à la liberté sexuelle, c’est encore une garantie individuelle qui se trouve menacée. Ça n’est pas acceptable… ». Une question, une seule question cognait très fort dans la tête de Mick : « Est-ce qu’il m’a reconnu ? ». Mais le kid continuait son discours partisan : « …voilà, c’est pour toutes ces raisons qu’il faut contribuer au soutien de notre lutte, parce qu’elle est juste ».
Mick avait déjà extrait de sa poche glissière un tas de plaquettes monnaie qu’il tendait au garçon. Une question lui brûlait les lèvres comme une rasade de très vieux whisky : « Dis-moi, petit, sais-tu qui je suis ? ». L’hésitation de Will lui parut s’étirer sur un siècle ou deux, avant qu’il ne finisse par répondre : « Non Monsieur ». Le vieil homme avait du mal à croire ce qu’il venait d’entendre : « Tu es bien certain que mon visage ne te rappelle rien ? Hé, regarde un peu mes lèvres, pendant des années, elles étaient mon symbole fétiche. Et le rock, petit, ça te dit quelque chose ? — Le rock ? Ben, je crois que mes parents m’en ont vaguement parlé, un truc vachement rétro, un truc pour les vieux, quoi. En ce moment, il faut se brancher sur la Bio-Music, ça c’est épatant ». Manifestement, le kid n’avait jamais entendu parler des Stones et c’était sans doute mieux ainsi. En le raccompagnant à la porte, Mick eut soudain envie de sortir. Pour la première fois depuis plus de vingt ans, il se sentait prêt à affronter la rue et les gens. Le vieil homme était soulagé, on l’avait enfin oublié. Il avait donné deux décades de sa vie pour se fondre dans la sécurité de l’anonymat. Ce 26 juillet 2003, jour anniversaire de ses soixante ans, Mick Jagger pouvait enfin jouir de la liberté. « Time waits for no one and it won’t wait for me », fredonna-t-il. (G.B.D.)