RY COODER THE FRONTIER MAN
Voici 41 ans dans BEST, GBD rencontrait l’un de ses guitar-heroes légendaire avec Ry Cooder. Ardent pistolero dans l’ombre du rock, le virtuose de LA ne composera son fameux « Paris Texas » que trois années plus tard. Mais en 81 le guitariste faisait déjà feu de tout bois, entre 33 tours solos tel « The Slide Area » et bandes originales de films, à l’instar de « The Border » de Tony Richardson. Et c’est sur la scène de Baltard, entourés de musiciens orfèvres, qu’il avait choisi de défendre tout ce qu’il avait su apporter à la musique Américaine dans ce qu’elle peut avoir de plus noble et authentique. Flash-back… Et photo by JY Legras…
En ce temps-là, il suffisait de tendre son micro en filet à épuisette pour pêcher à foison des héros de la rock culture, comme des crevettes dans la baie de Somme. Aujourd’hui ,avec le recul, cela me parait encore incroyable, lorsque le même mois je pouvais rencontrer Brian Eno ( Voir sur Gonzomusic QUAND BRIAN ENO N’ETAIT PAS ENCORE ANTISÉMITE ), Phil Manzanera (Voir sur Gonzomusic PHIL MANZANERA LONELY ROXY ), Bob Geldof (Voir sur Gonzomusic LES NOUVELLES AVENTURES DE BOB (MORANE) GELDOF ) et aussi l’immense Ry Cooder qui donnait un concert à Paris pour promouvoir son dernier LP et surtout sa BO pour le film « The Frontier » (NB : À cette époque, lorsque les artistes pouvaient vivre de leur musique en vendant des centaines voire des millions d’albums, les tournées ne servaient qu’à promouvoir les disques et par conséquent le prix des billets de concert était symbolique, souvent moins d’une quinzaine d’euros. De nos jours tout s’est inversé, les ventes dérisoires d’albums ne nourrissant plus son homme ou sa femme, le prix des places a atteint des niveaux stratosphériques avec des package à 2000 balles pour un concert, un T shirt, un pass et un rapide meet and greet des Blackpink ) sur un thème qui est particulièrement cher au guitariste, celui des immigrants clandestins qui rêvent d’Amérique, au point d’y risquer leur peau dans les eaux boueuses du Rio Grande pour y parvenir.
Cet été 1982 déjà Ry Cooder me confiait attristé : « L’Amérique n’est plus une terre promise », plus de quatre décennies plus tard, le sujet reste d’une actualité brûlante, la preuve par le débat qui agite le Congrès US en ce moment , avec des Républicains qui bloquent, en refusant de la voter, l’aide à l’Ukraine… tant que leur obsession des envahisseurs venus du sud n’est pas assouvie par des mesures de renforcement de la protection des frontières… sachant que Trump n’a jamais construit son fameux mur et que cela se révèle totalement inefficace. Pour revenir à 82, quand on était un jeune journaliste de 25 ans face à un monstre sacré de la rock culture, le seul moyen de s’en sortir était de garder la tête froide et de traiter ton interlocuteur d’égal à égal. Cela crée une complicité immédiate, comme cette ITW où j’avais quelque peu déstabilisé Christine McVie , ce qu’elle avait adoré, (Voir sur Gonzomusic SO LONG SWEET CHRISTINE MCVIE ) en lui demandant de me raconter sa journée type à LA et la party qu’elle allait donner pour fêter la sortie de son nouvel album, au lieu de lui poser les questions promo habituelles, ennuyeuses et banales. C’est aussi ce que j’ai pratiqué avec Ry Cooder ce jour-là et je crois bien avoir réussi à gagner mon pari, la preuve par ce bel entretien.
Publié dans le numéro 167 de BEST sous le titre :
LA FRONTIÈRE
Tu cours à perdre haleine jusqu’aux premiers buissons qui longent le fleuve et tu te glisses furtivement dans l’eau tiède du Rio Grande. «Anda… anda » chuchote nerveusement le « coyote » (1) au groupe de « Wetbacks » (2) qui traversent illégalement la frontière. Soudain, deux projecteurs blancs trouent la nuit, se braquent sur les mexicains qui ont de l’eau jusqu’à la ceinture. Ceux-là n’iront pas grossir la main d’œuvre bon marché des nouveaux esclavagistes américains. Dans tout le sud des USA jusqu’à la Californie, les mexicains illégaux font tous les jobs que refusent les blancs et à plus de 50 % de discount. Pour eux, l’esclavage vaut mieux que de continuer à crever dans les trous à rats que sont les bidonvilles qui longent la frontière. « The Border », justement c’est le thème d’un film de Tony Richardson, un film aussi violent que passionné qui ne fait hélas que refléter la situation des clandestins. Ry Cooder, dont le LP précédent s’appelait « Borderline », a signé la BO du film et ça n’est pas un hasard. Le guitariste a toujours été branché par diverses cultures, ses rapports avec le Mexique ressemblent à une vieille histoire d’amour. Ry a vécu en Californie, à trois heures de freeway de Tijuana, ville de deals divers et louches. Au Texas, et plus exactement à El Paso où Richardson a planté le décor de son film, c’est encore pire. Ciudad Juarez, de l’autre côté, est la ville défouloir des yankees. Le film vous fichera surement une bonne gifle, Jack Nicholson en agent de la Border Patrol est assez balaise. Ry, par contre c’est déjà plus dans le style Warren Beatty, en training et tennis Nike. Ry tire un peu la tronche parce qu’il fait beau à Paris et qu’il voudrait bien être le plus loin possible de ce hall d’hôtel où il se tape des interviews à la cadence d’une dame du bois de Boulogne. Les photographes hurlent à la mort, je bouscule un peu le confrère précédent et on attaque drect :
« Il parait que tu cours sans cesse, raconte-nous un peu.
Ry Cooder: En tournée, je n’ai jamais le temps de vivre. On bouge, on bouge, on bouge… de l’aéroport à l’hôtel et de l’hôtel au concert. Le lendemain, on a beau être ailleurs, ça se passe exactement pareil. Bien sûr, à travers les gens que tu croisés, tu finis par avoir une vague impression des pays que tu traverses. Mais pour ce qui est de sortir ou d’aller visiter des choses précises, c’est carrément impossible faute de temps. Et si tu essaies quand même, tu finis par être si crevé qu’à la fin de la tournée on peut te ramasser à la cuillère. Moi je fais vraiment attention parce que si je me suis trop crevé, je deviens incapable de grimper sur une scène.
Tous ces gens que tu croises, est ce que tu as le temps de te brancher sur leur culture ?
Non, en général c’est plutôt « Où est la chambre d’hôtel ? » Heureusement, de temps à autres tu discutes avec les gens. Les tournées sont des exercices ennuyeux, parce que c’est un peu toujours la même histoire.
Tu as composé la musique du film «The Border » (« Police Frontière ») ; de quelle manière es-tu concerné par le problème des clandestins ?
Tu sais, je vis à Los Angeles et nous avons beaucoup de wet-backs qui traversent le Rio Grande en fraude. Richardson, le réalisateur, m’a appelé pour que je fasse la musique de « The Border » parce qu’il savait que je connaissais bien cette culture. Le film est assez fidèle, il est triste parce qu’il est vrai. Lorsque j’ai demandé à Freddy Fender de venir chanter sur le tittle track, « Across the Borderline », c’était d’autant plus touchant que son grand-père a lui-même traversé le Rio Grande comme wetback. Sam the Sham, c’est la même histoire, il s’est déjà retrouvé dans cette position. Il a déjà traversé la frontière de manière illégale. Tous les musiciens qui ont bossé avec moi connaissent bien le problème. Beaucoup de gens aux USA n’ont pas apprécié « The Border », parce qu’ils ne voulaient pas y croire. Pour moi, Richardson a eu vraiment du cran de faire ce film. Pendant qu’il tournait à la frontière, il devait filmer des scènes de passage et il m’a raconté que des vrais wetbacks en ont profité pour traverser. Ils s’en sont sortis en se mêlant aux figurants. Dans cette rivière, il y e sans cesse des gens qui se noient, des gens qui sont ensuite vendus comme des bêtes. La plupart des américains préfèrent occulter ce problème qui les culpabilise. On les arrête, on les expulse, puis ils reviennent ; c’est le cercle vicieux : l’Amérique n’est plus une terre promise.
Tu vas continuer à composer des BO ?
Ouais, c’est un boulot sympa et surtout, je peux le faire à la maison.
Accepterais-tu de faire des jingles de pub ?
Franchement oui. J’en ai déjà fait pour Levi’s. 30 secondes pour des jeans, c’était super. C’est comme un petit puzzle où chaque séquence s’assemble à toute vitesse, car tu dois suivre exactement l’image. Le type qui a réalisé la pub est un copain à moi, je savais que le film était bon. Par contre si on me proposait une pub pour Coca Cola, je la refuserais parce que le sujet ne me branche pas. Et dans ce cas, vaut aller à la plage, pas vrai.
Sans être indiscret, sur quelle plage de LA vas-tu refuser ses pubs à M. Coke ?
À Santa Monica, où je vis, juste à deux blocks de l’océan. Mais ces deux dernières années j’ai trop bossé et je m’en rends compte aujourd’hui. Il va falloir que je ralentisse mon rythme parce que je n’ai plus vingt ans. »
Ry Cooder a quelques (bonnes) raisons d’être à plat : en deux ans il a tout de même pondu trois LP et il n’a guère cessé de tourner. Au concert de Baltard, Cooder est entouré des musiciens qui l’accompagnent sur « The Slide Area » son petit dernier. Ras Baboo, le percu de David Lindley, fête son anniversaire à Paris pendant les deux heures du gig. Happy Birthday Baboo ! La réputation du batteur Jim Keltner n’est plus à faire et tous les autres sont parfaits dans leur rôle de bêtes de scène. Bobby King dans les choleurs avec ses deux petits camarades donne une coloration Negro Spirituals au blues voyageur de Cooder. L’espace d’un instant, la Marne se transforme en Rio Grande et la « XXX » (tres X) remplace la Krone. Haste luego amigo…
(1): Coyote : le passeur. (2): Wetback : littéralement « dos mouilles », parce que les mexicains traversent le Rio Grande à pied, ce qui les mouille, mais Back joue sur le double sens dos/retourner, parce que les américains les réexpédient chez eux.
Publié dans le numéro 167 de BEST daté de juin 1982