RACHID TAHA « Je suis Africain »
Puisque tu t’adresses directement à nous, en nous disant « Je », alors frérot je vais faire un truc que je n’ai jamais fait auparavant : écrire une chronique d’album en m’adressant directement à toi, puisque tu es parti sans que je puisse te dire adieu. Moi aussi, grâce à toi, « Je suis Africain », cher Rachid Taha !
« Rappelle-moi, papa, c’est Rachid », après avoir trouvé ton message fin aout 2018, je t’ai rappelé, tu voulais que je vienne chez toi écouter ce dernier album. Je t’ai dit que je partais trois jours plus tard à Los Angeles, mais que promis je te téléphonerai dès mon retour pour qu’on l’écoute ensemble. Et ce putain de 12 septembre, lorsque je me réveille avec le décalage horaire de LA, il est 16 heures à Paris et j’ai plein de messages affichés sur le portable…putain…je refuse d’abord d’y croire. Comme si je pouvais faire re-set sur l’iPhone. En vain. Immense tristesse et flashs de tant de moments partagés, de complicité, de rires et de culture rock. Toi seul à qui je pouvais faire mes vannes à deux balles comme « Allouah Ak…Bar-David »…En écoutant enfin ton album, je découvre les chansons que tu tenais tant à me faire partager. Tu savais déjà sans doute que je les aimerais et que je les adopterais, comme tant d’autres, depuis ce jour de 82 où Bernard Meyet m’a fait écouter « Zoubida » dans son bureau Mosquito de Lyon et que nous nous sommes rencontrés. J’ai souvent raconté nos vieilles histoires ( Voir sur Gonzomusic https://gonzomusic.fr/so-long-rachid-taha-mon-frere.html ) te revendiquant comme le frère que ma mère ne m’avait jamais donné. Nous avons aussi aimé partager tant et tant de musiques ( Voir également sur Gonzomusic https://gonzomusic.fr/rachid-taha-presente-ma-discotheque-de-meteques.html ) qui résonnent à jamais dans nos têtes. J’ai du mal à imaginer que ce sont là tes ultimes chansons. Je veux croire qu’à l’instar de Prince, on va découvrir une malle aux trésors soniques, débordant de tes œuvres, planquée dans les sous-sols de ta maison des Lilas. En attendant, et pour paraphraser à nouveau Amina (Annabi), tout ton orient désorienté pulse la chamade sur mes enceintes JBL, dès les premiers accords d’ « Ansit », chaleureuse et tendre, entêtante et si romantique, portée par l’ivresse des violons, la chanson d’ouverture de ton album vibre par sa puissance. Depuis toujours avec des titres comme « Zoubida », « Douce France » et surtout « Voilà voilà », tu n’as jamais caché que tu te battais toujours du côté de la révolte et contre les « fachos, les traitres, les assassins » que tu désignes à notre vindicte. Puis, avec « Aïta », on est en totale réminiscences de « Medina » la chanson-titre de ton CD de 2000. Ta voix est rauque, ta voix est rock…avec toi Rachid, c’est souvent la même chose lorsque ta punkitude rencontre l’ivresse orientale, comme le feu et la glace. Cette superbe composition sur les migrants déracinés de leur terre ne peut laisser quiconque indifférent.
Avec « Minouche », cette jolie love song décalée que tu as composée avec la complicité de Jean Fauque qui écrivait pour Bashung, en émotion cool et insouciante, tu nous rappelles que, sous le cuir du rocker, tu restes un sentimental absolument invétéré. Mais, c’est avec la chanson-titre de l’album, « Je suis Africain », que tu fais le plus fort, car c’est sans doute la plus puissante textuellement parlée. Sa petite guitare high life de rumba zaïroise dans le décor percute le oud oriental, en jolie fusion aux textes puissants « Dieu a la même peau » chantes-tu, avant de citer une armada de héros de l’Afrique et, à l’image du « Black Man » de Stevie Wonder sur « Songs In The Key of Life », un chœur d’enfants te répond à chaque nom « africain ». Et le dernier patronyme scandé est… le tien, Rachid Taha et, t’entendre le prononcer, est à la fois paradoxalement déchirant et super cool. « Wahdi », en duo avec Flèche Love, alias Amina Cadelli, une artiste suisse d’origine berbère que tu as repérée sur internet, nous transporte en plein héritage arabo-andalou, aux confins du fabuleux royaume de Grenade. L’or des cuivres ibères et les chœurs berbères étaient forcément faits pour rimer…de concert et sous les puissantes vocalises de Flèche Love. « Insomnia » est comme une BO de Morricone, portée par la guimbarde et une trompette western-spaghetti, ta voix Rachid égrène ce texte mélange de français et d’arabe, en métissage jamais sage, pour une chanson fantasque, une douce ivresse qui fait battre mon cœur juste un peu plus vite, car elle porte en elle tout ce qui fait ton génie. Chez toi, Rachid, il y a toujours un titre furieusement rock, version « Rock the Casbah », voici « Andy Waloo », la chanson la plus énergique de l’album où tu enchaines péle mêle tant de héros qui t’ont inspiré de Khalil Gibran à…Andy Warhol, en passant par Lou Reed et Johnny Cash, pour une composition tornade qui nous emporte sans que jamais nos pieds ne puissent toucher terre. Bien sûr, tu t’en doutes, c’est ma favorite. Avec « Striptease », on plonge entre total blues et influence du génie Gainsbourg, mais aussi grandiloquence à la Aznavour, ivresse de Tom Waits, violon d’un romantisme absolu capable de vous arracher une larme, c’est bien sur la chanson où toi le clown triste tu te mets à nu pour nous inventer ce truc pas possible, comme un « Opera de quatre sous » qui aurait décidé de prendre une cuite à l’alcool de figues…what a trip !
Sur la fun « Like a Dervish », tu dis avoir composé ta première chanson en anglais…enfin si on veut…et à nouveau, Rachid, tu joues et gagnes au jeu du rock-critic, version humour, en osant télescoper le « I Can See For Miles » des Who avec…Miles Davis, sans oublie de citer Elvis devisant doctement comme un Leonard Cohen. Musicalement, ce « Like a Dervish » tourne forcément comme une parfaite fusion de tradition et de modernité, un soupçon de sitcom égyptien rétro et une bonne dose de cette musique électronique dont tu étais pionnier, aux côtés de ce vieux complice allumé de Steve Hillage. Enfin, tu nous fais un « Happy End » et, tout s’achève par une histoire d’amour, portée par des violons dramatiques. Ce qui la distingue de tant d’autres, c’est que je ne t’ai jamais entendu prononcer aussi souvent et en aussi peu de temps autant de fois « Je t’aime ». Quel incorrigible romantique tu fais ! Et tu sais quoi Rachid ? Nous aussi on t’aime…où que tu sois, tu es dans nos cœurs.
nickel