STEVIE WONDER LA MERVEILLE DE DETROIT

Stevie Wonder & Bruno Blum

Stevie Wonder & Bruno Blum

Voici 30 ans, dans BEST, BB retrouvait un certain garçon merveilleux, juste après son concert parisien. Stevie Wonder n’avait pourtant pas publié d’album depuis son « Characters », deux ans auparavant, mais le soul-man surdoué se fiche des tournées promo et se confie librement à Bruno Blum : engagements, famille, duo avec Jackson, station de radio à LA, amour pour Prince et même projets pour Detroit.

Stevie WonderC’est toujours un privilège de croiser la route de Stevie Wonder. Pour avoir moi-même eu cette chance à trois reprises, pour la télé et la presse, chacune de ces rencontres s’est révélée si enrichissante. Marley ou Curtis Mayfield, portaient également en eux aussi ce halo qu’irradie Stevie, dont l’humilité exacerbée et l’incroyable gentillesse pouvaient souvent être si déconcertantes pour ses interlocuteurs. Flashback, jusqu’au crépuscule des 80’s, avec Bruno Blum face à un éternel wonder kid de 38 ans…

Publié dans le numéro 252 de BEST sous le titre

DETROIT KID

« Stevie Wonder, le plus jeune des vétérans de la soul livre à Bruno Blum quelques clefs de sa vie, en espérant qu’on lui confie bientôt les clefs de sa ville où il fut le plus jeune des prodiges de la soul. » Christian LEBRUN

Par Bruno BLUM

Little Stevie WonderSa carrière discographique a commencé avant celle des Beatles, mais Stevland Morris n’a que trente- huit ans et ne cesse de vendre des quantités de disques depuis « Fingertips », son fantastique premier numéro un de 1963. Avant Michael Jackson, Stevie Wonder fut l’enfant prodige des disques Motown, premier label 100 % noir et locomotive de la musique black américaine. Avant Prince, il fut le premier a tout enregistrer seul. À 12 ans, à l’époque de « Fingertips », il jouait déjà des congas, de I’harmonica. À dix-huit, vingt ans, a l’entrée des seventies, il maitrisait la batterie, la basse, et surtout les claviers, omniprésents dans une oeuvre dont il deviendra l’unique multi-instrumentiste. Depuis « Uptight » I’énergique jusqu’à «I Was Made To Love Her » le pétillant, en passant par la co-écriture d’un classique comme « Tears Of A Clown » avec et pour Smokey Robinson, son destin de superstar était déjà scellé, avant même un chef-d’oeuvre comme « Superstition » qui, en 72, synthétisait les influences de Sly Stone, Curtis Mayfield, Jimi Hendrix, James Brown et tout I’héritage Motown, embarquant définitivement les noirs américains pour le devant de la scène. Après « Music Of My Mind », « Innervisions » et « Fullfillingness First Finale », le succès monstrueux de « Songs In The Key Of Life », autre énorme performance solitaire, venait en 1976 l’installer sans rémission au rang de demi-dieu de la musique universelle. « Master Blaster » pour Bob Marley, « Happy Birthday » pour Martin Luther King, « I Just Called To Say | Love You » pour La Fille En Rouge, et, récemment « Free » pour Nelson Mandela, Stevie Wonder, ponctuellement, marqua ces dernières années de chansons toujours mémorables, même si chaque fois un peu moins cruciales. Le fils spirituel de Ray Charles n’en attire pas moins toujours l’intérêt dès que ses pas de géant le font quitter ses studios, où il passe tant de temps pour aller se produire sur les scènes du monde. En France, au printemps, ce fut aussi l’occasion d’une rare interview.

Stevie_Wonder_1967_« Es-tu content de commencer cette tournée mondiale en France ?

Oui, très. La première fois que j’ai joué en dehors de l’Amérique, c’était à Paris, à l’Olympia. J’avais treize ans !

Pourquoi avoir mis si longtemps à venir ?

Oui, c’est dommage, la tournée a été retardée plusieurs fois, mais j’ai dû me faire opérer de l’index, qui m’a beaucoup fait souffrir, on a pensé que c’était une tumeur cancéreuse, en fait ce n’était pas ça, mais il aurait été très mauvais pour moi de venir jouer dans ces conditions

Vas-tu continuer à faire des chansons axées sur les droits de l’Homme ?

La vie est tellement vaste, il y a tant de choses dans la vie que je ne peux pas dire que je ne vais faire qu’une seule chose. Une partie de cette vie, c’est que je peux partager un peu de mon expérience avec vous, mais je voudrais pouvoir tout partager avec tous. Évidemment, j’écrirai des chansons qui parlent de mon expérience et des conditions, de la qualité de vie, d’autres des droits humains, sociaux et économiques des gens, mais aussi d’autres qui parlent d’amour, d’amour entre deux personnages, dans une famille, des amis et des belles choses qui nous entourent. J’ai une chanson que je joue pour la première fois en France et qui s’appelle « Why », et peut-être la chanterai-je en français ! Je projette de faire écrire ce texte par différents auteurs dans différentes langues, à partir de mon idée de base. La musique est universelle, le feeling passe toujours, mais rien ne vaut une langue que I’on comprend !

Il parait que tu te présentes aux élections pour être maire de Detroit (Métropole où l’on fabrique les trois quarts des voitures des USA, rebaptisée Hitsville USA après Motor-town, à la suite du succès des disques Motown qui y furent fondés : NDR) ?

(Il prend une voix nasale et se caricature) Yes ! Je serai le maire !

Quel est ton programme ?

J’ai un but: être élu maire de Detroit, Michigan en tant que Stevland Morris pour 1993. Je veux rendre à Detroit tout ce qu’elle m’a donné. J’y ai été élevé, même si je suis né à 100 km de là. Mais il m’y est arrivé de grandes choses et ce avant même que I’on ne me surnomme Little Stevie Wonder. J’aimerais donc remercier cette ville par mon engagement. Je crois que le fait d’avoir beaucoup voyagé et d’en connaitre un petit peu plus sur plusieurs cultures peut m’aider à bâtir quelque chose de bien. Et si… le père, je veux dire Dieu, trouve que j’y ai ma place, alors c’est que ça se produira au moment venu (il reprend sa voix bizarre et caricature un politicien) … et je me présenterai et je gagnerai! Je serai le… MAIRE DE DETROIT !

KJLHEst-ce que ta station de radio de Los Angeles se porte bien ?

Oui, elle est a Compton exactement, beaucoup de groupes de rap viennent de là-bas. Elle s’appelle KJLH, les initiales de bonté, joie, amour et bonheur. Et notre slogan c’est « Nous sommes vous ! »

On y entend quoi ?

Une grande diversité de sons. De tout, sauf du Stevie Wonder ! Beaucoup de nouveautés. C’est assez orienté vers les groupes modernes, assez urbains. On a aussi plusieurs émissions avec des géants du jazz, des artistes des sixties, des seventies, tout ça, et le dimanche des émissions de chants de gospel en direct des églises.

Des programmes éducatifs blacks ?

Oui, le dimanche, ils parlent de sujets qui concernent les Afro-Americains, mais aussi tous les autres, tout ce qui touche justement a ce qui relie les différents Américains entre eux.

Vous passez de la musique africaine ?

C’est-à-dire que je leur suggère de passer certains disques. Tu vois, je leur dis : « Passez mes disques pendant cinq heures  de suite ! » Non… je rigole ! Je leur recommande parfois certaines choses, c’est tout. J’aime King Sunny Ade et je I’ai passé plusieurs fois. On a été les premiers à passer Take Six, de la musique vocale spirituelle. Leurs harmonies sont complexes, vraiment incroyables. Ils ressemblent un peu à Manhattan Transfer, dans leur style d’harmonies. À la fin de mes concerts, on chante souvent un bout de leur disque. Je les trouve excellents. Ils ont eu deux Grammy’s (oscars du disque. NDR) d’un coup !

Tu portes une croix autour du cou et tes deux enfants ont des noms musulmans. Penses-tu que les chansons doivent parler de problèmes religieux ? Que penses-tu des « Versets sataniques » ?

Je pense que les chanteurs ont le droit de faire ce qu’ils ressentent. Il y a des chansons sur toutes sortes de sujets. Certains louent le créateur, d’autres la femme ou l’homme, ce sont des choses différentes et il y en aura encore sans doute beaucoup. Si quelqu’un écrit une chanson, elle n’engage que lui. Si j’aime ou je n’aime pas quelque chose, ce n’est que mon opinion. Je ne suis pas le centre de tout, pas plus que les autres artistes ou personnes. Le seul qui ne fasse qu’un avec tout, c’est le créateur, et je pense qu’aucun d’entre nous n’a le droit de créer un conflit négatif. Ça, c’est une chose en laquelle je ne crois pas. Par contre, je trouve qu’une critique constructive est toujours bonne. Si on me pose un problème, je réponds « et maintenant, tu as une solution ? Dis-moi quelque chose de positif ». Voilà ce que je pense de tout ça !

Hotter Than JulyTu es le premier Américain à avoir fait un tube avec du reggae (« Master Blaster »). As-tu l’intention de recommencer ? Avec des rythmes africains peut-être ? Ou des choses moins format U.S. ?

Tu sais, les rythmes africains sont dans le sang des Afro-Américains, et on ne peut pas s’éloigner de ce qui est… notre histoire. J’aime toutes les musiques, et le disque de Ziggy Marley est un de mes préférés. J’ai écrit deux choses qui risquent de se retrouver sur son prochain album, et lui viendra peut-être sur mon prochain disque à moi. J’attends de sentir le bon moment. Je ne me limiterai jamais à un seul style. J’adore le rap. Mon morceau favori en ce moment c’est « Self Destruction » ( par Stop the Violence Mouvement : NDR) , un rap qui s’élève contre la criminalité et I’attitude souvent peu positive des rappers. Écoutez ça, c’est vraiment super.

Le rap, c’est le futur ?

C’est le présent. C’est une nouvelle forme d’expression. Mais qui existe depuis longtemps, en fait. Les dub mix dans le reggae ont souvent proposé une forme de rap. Mais le rap de maintenant dans les zones urbaines américaines est issue des clubs, là ou les gens n’ont pas les moyens et les instruments sophistiqués. Alors ils ont pris des disques et ils les ont mixés, scratchés ensemble. C’est un nouvel art noir. Super. Ça peut être un moyen d’éducation. Dans I’école de mes enfants j’ai suggéré qu’on apprenne des raps aux mômes, puis qu’on leur apprenne à épeler les mots qu’ils chantent. Dans les années soixante-dix, certains profs faisaient ça avec des chansons, et là c’est parti pour l’an 2000, pour moi c’est aussi excitant que les débuts de Motown. J’essaye de garder toujours l’oreille d’un enfant.

Stevie Wonder Aujourd’hui vous avez répété en groupe avant le concert. Pourquoi toujours enregistrer seul ?

J’aime faire les deux. En fait, on ne peut pas faire tout tout seul indéfiniment. Si tu imagines un peintre qui utilise les couleurs et les formes pour s’exprimer totalement, tu peux voir que la technologie des synthés me permet d’entrer dans ma tête et d’exprimer ce qui s’y trouve. Et ceci n’est pas seulement valable parce que je suis handicapé de la vue. Parfois j’utilise aussi des musiciens, parfois c’est les deux ensemble. Mais sans les machines il me faut beaucoup de temps pour expliquer. Mussorgsky ou Stravinsky n’arrêtaient pas l’orchestre en disant: minute ! Laissez- moi noter un truc ! Ça prend du temps, pour les arrangements, pour la composition ou simplement pour les idées. Pour moi, les jouer sur l’ordinateur est une façon d’écrire la musique. De nos jours, un clavier a un toucher très sensible, qui me permet une dynamique très précise, en plus je peux faire des glissandos, mais il n’y a rien de mieux que I’instrument d’origine. Un synthé avec un son de trompette ne rendra jamais comme une vraie trompette. Même si c’est un sample. On peut s’en approcher, mais ce n’est pas pareil. Les synthés imitent les instruments, mais eux-mêmes imitent les sons naturels : le tambour c’est le tonnerre, le trombone l’éléphant. Donc le synthé n’est qu’une étape de plus. Ce qui est excitant sur les nouveaux disques, c’est qu’ils utilisent des bouts de morceaux des années 60. Et, ça aussi, c’est une forme d’expression. Ce n’est pas juste parce qu’on entre dans une nouvelle ère qu’on se sente obligé de le faire. On est vivant. On peut tout faire, tant que c’est bon.

Stevie WonderQue faisais-tu récemment a Dakar ?

J’adore le Sénégal. Je présentais des appareils pour aveugles au président. Un Français a construit une machine qui traduit le braille français en braille anglais et vice-versa. Le Versa-braille permet aussi de lire un livre imprimé et de traduire en trois dimensions, en braille, sur l’écran braille de ce petit ordinateur. Comme ça un aveugle peut accéder à toutes les informations lisibles, et même écrire en braille, pour que ce soit imprimé ensuite en caractères lisibles par les voyants. Une autre machine distribuée par Xerox a une voix synthétique qui peut lire un livre. C’est fabuleux ! Et puis, j’envisage d’habiter un temps à Dakar. C’est une ville très spirituelle, religieuse et musicale.

Tu es un mystère. Dans le privé, qui es-tu ? Ta famille, tes instruments toujours présents, comment ça se passe ?

Ma famille va bien. Ce ne serait pas assez même si je pouvais les voir tous les jours. Et ce n’est pas le cas. Mais je les vois souvent. Mes enfants sont très forts, et leur mère aussi. Et j’ai ma place là-dedans aussi. On travaille ensemble pour que tous aillent bien. En quittant ma fille, je lui ai dit : «tu es le capitaine de cette maison. Fais attention à ce que ta mère et ta sœur aillent bien». Et c’est ce qui arrive. Je m’explique de mon mieux. Ce que je fais, ce que je peux, ce que je ne peux pas. Tant qu’ils comprennent, c’est tout ce qui m’importe, je me moque de ce qu’on peut penser. Sinon, pour la musique, eh bien j’adore ça. J’aime avoir mon matériel partout, et comme j’aime écrire des chansons par-dessus tout, c’est possible à toute heure.

Michel and SteviePourquoi n’avez-vous pas enregistré « Get It », le duo avec Michael Jackson ensemble ?

On I’a fait par satellite, c’est un peu dommage, mais nos plannings ne nous permettaient pas de faire autrement. Mais on avait beaucoup travaillé la chanson ensemble auparavant. C’est juste la voix de Michael qui a été prise au Japon.

Que penses-tu de Prince ?

Il est géant. Mon disque préféré c’est encore « Purple Rain»! J’aime plein d’autres chansons, comme « Housequake » !

Ce soir tu as chanté le « I Heard It Through The Grapevine » de Marvin Gaye. C’était pour l’anniversaire de sa mort ?

Non, pour celui de sa naissance ! Il est né un 2 avril et mort un 1er, Quand j’ai entendu la nouvelle de sa mort, j’ai cru que c’était un poisson d’avril…

Que penses-tu de Jesse Jackson ?

Je l’aime beaucoup. J’ai confiance et foi en lui.

Aujourd’hui tu as réussi, tu as une famille, tu as tout ce dont on peut rêver, sauf l’usage de tes yeux. Ça te rend amer ?

Non, je n’ai pas de ressentiment. Je ressens que toute chose se produit pour une raison, ou quoique cela puisse être. C’était une erreur médicale. C’est pour ça que je ne vois pas. Mais je me tourne vers le futur, quand la technologie pourra me rendre la vue. Déjà, la technique m’aide énormément avec les appareils à systèmes numériques. Tout est basé sur les nombres, comme le braille, en fait ! »

 

Publié dans le numéro 252 de BEST daté de juillet 1989

 

BEST 252 

 

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