DEPECHE MODE : NOIR & BLANC À LA MODE
Voici 30 ans, dans BEST, Anton Corbijn clippait Depeche Mode au Père-Lachaise pour leur « Strangelove », et, à force de se croiser à leurs cotés, GBD avait décidé de lui tendre son micro, sans doute pour la première fois dans la presse hexagonale. Brillant photographe néerlandais, Corbijn entamait alors également son aventure artistique avec U2 dont il venait de signer la pochette de « The Joshua Tree ». Aussi grand filiforme et dégingandé que ses clichés en noir & blanc sont emblématiques, Corbijn prouve que parfois les stars du rock peuvent se passer de micro et de guitare pour l’amour de l’objectif.
Anton Corbijn ? Combien de divisions ? Beaucoup, mon général. Sans doute avec Annie Leibovitz, Lynn Goldsmith, Bob Gruen et Baron Wolman, le plus talentueux dans le peloton de tête des photographes les plus emblématiques de la rock culture. Rencontré fin 81 dans l’infâme et quasi insalubre Columbia Hotel où le show de la BBC Top of the Pops (TOTP) logeait systématiquement les petits groupes conviés à l’émission diffusée chaque jeudi soir sur BBC1, Anton Corbijn tranchait largement dans le décor. Grand et maigre, toujours vêtu de noir, incontestablement timide, mais aussi incroyablement drôle dés que l’on parvenait à rompre la glace, Corbijn ne tarde guère à imposer son style en noir et blanc dans la presse rock britannique. En 87, Anton et moi nous pratiquions depuis déjà 5 ans et j’avoue avoir été vexé de ne pas avoir été invité au tournage du clip « Strangelove » de mes « potes » Depeche Mode, filmé de surcroit au Père-Lachaise, à un jet de stylo de chez moi. Seul le photographe de BEST, Jean Yves Legras avait été autorisé sur le plateau. Quelques semaines plus tard, je retrouve Anton Corbijn dans ses bureaux à Londres et il me fournit une explication : non il ne me faisait pas la tronche, ni les Depeche d’ailleurs, c’est juste que, pour la première fois, il tournait un vidéo-clip à la caméra super 8, tout seul, sans équipe ou presque…et il avait un peu le trac. Mot d’excuse accepté my dear Anton 😉 Flashback sur ce tout premier entretien dans la presse française…voici trois décennies… et encore un précieux cliché signé Jean Yves Legras.
Publié dans le numéro 227 de BEST sous le titre :
NOIR & BLANC À LA MODE
Aux pieds de la tour Eiffel, quatre touristes parfaitement décalés font des pieds de nez à l’objectif. Alan Wilder, Andrew Fletcher, Dave Gahan et Martin Gore n’en sont pas à leurs premières singeries parisiennes. Leur LP à venir a été mis en boîte chez nous et les Depeche Mode ne cachent pas leur affection pour un swinging Paris qu’ils pratiquent souvent et avec une certaine délectation. Cette fois, c’est différent, lesModes sont en mission spéciale vidéo sous la direction d’un grand blond maigre, l’œil rivé à sa caméra Super 8. Entre les mains d’Anton Corbijn l’objet a l’air d’un jouet dérisoire. Détrompez-vous et attention génie, ce mec sait vraiment ce qu’il fait. Photographe star et clipophage allumé, Anton a tout juste 25 ans et un cursus taillé comme une anthologie du rock and roll.
Back to Amsterdam, teenie weenie Anton traîne dans son circuit rock néerlandais natal. C’est l’explosion punk dont la magie en fait le photographe attitré du gang des défoncés déchirés : Nina Hagen, Lene Lovich et Herman Brood. De fête en gig, de backstage en studio, Anton Corbijn signe et persiste, ses photos remplissent les pages de la presse rock des Pays-Bas. Il réalise les pochettes d’Herman et de Golden Earring, mais cette gloire au gouda finit par l’étouffer. Anton rêve d’un avion pour l’Angleterre. Un jour, il s’embarque avec ses boîtiers et ses objectifs. À Londres, son accent fait rire tout le monde, mais ses clichés font craquer le rédac’chef de The Face. Quarts de page ou couv’, ses somptueux tirages noir et blanc, très contrastés, imposent bientôt la griffe Corbijn. Notre première rencontre date de 82, on se croisait sans arrêt à Londres sur les interviews. Toujours vêtu de noir, Corbijn était déjà un drôle de personnage, timide et racé comme un héros théâtral. Aujourd’hui, dans ce bureau de production vidéo sur Oxford Street, je peux juger combien il n’a pas changé.
« Anton Corbijn réalisateur vidéo, c’est plutôt nouveau ?
Si j’ai craqué, c’est à cause du reportage rock. Le journalisme forçait souvent mes goûts et mes sentiments, j’ai pris la décision de ne plus jamais shooter sur une scène ou dans des backstages des gens dont je n’aimais pas la musique. En devenant plus sélectif, j’étais plus en accord avec moi-même et cela m’a fait beaucoup progresser. J’ai fait quelques pochettes de disques comme le « Jumpin’Jive » de Joe Jackson ou les photos intérieures de « War » de U2. Avec l’explosion du clip, j’ai eu envie de voir mes clichés s’agiter.
Qu’il s’agisse de tes clips, de tes photos ou de tes fringues, on dénote toujours une certaine obsession du noir et blanc.
C’est vrai, je n’aime pas la couleur, elle trahit les sujets au lieu de les mettre en valeur. Moi je vis en noir et blanc car j’aime les formes avant tout. Le contraste les révèle, il les rend bien plus vivantes.
Noir et blanc aussi pour U2 puisqu’après la pochette de « The Unforgettable Fire » tu viens de récidiver avec le « Joshua Tree ».
Cette fois, l’album était encore en pleine évolution et Bono m’a téléphoné pour me demander de bosser sur une idée. Il voulait un feeling de désert. On a d’abord cherché du côté de l’Afrique, mais on a penché pour l’Amérique pour la fascination des pionniers, mais aussi parce que la plupart de ceux qui ont construit ce pays étaient également irlandais. Je suis parti seul dans le Nevada en repérage. Puis le groupe m’a rejoint dans le désert où nous avons rencontré le Joshua tree, ce cactus qui ne pousse que là-bas et dans le Néguev et qui a donné son titre au nouveau U2.
Propaganda « Doctor Mabuse », Echo and The Bunnymen « Bring On The dancing‘ Horses », Simple Minds « All TheThings She Said », Depeche Mode « A Question of Time », les vidéos Corbijn sont des hits esthétiques…
Je refuse sans cesse des tournages de clips pour les mêmes raisons qui m’ont forcé à quitter le reportage rock. Je ne veux pas devenir blasé. Chaque clip doit avoir une force directrice basée sur une idée forte. Pour Echo, par exemple, plus j’écoutais la chanson sur ces « chevaux dansants », plus je voyais passer une vache devant mes yeux. Tout au long du clip lan McCulloch se balade en tirant une vache.
Lorsque tu as tourné le clip de « Strangelove » à Paris avec Depeche Mode, tu ne voulais voir aucun journaliste, pourquoi ?
Ce n’était pas de la frime, mais je voulais que ce clip soit réussi et naturel. Les chanteurs ne sont pas des acteurs chevronnés. Pour donner le meilleur d’eux-mêmes, il doivent être détendus. J’avais tourné « A Question of Time » en film l6 mm avec une équipe complète. J’étais déçu du résultat, je trouvais le groupe trop figés. Cette fois, j’étais tout seul avec une caméra 8 mm et c’est dix fois plus vivant. Si j’ai choisi Paris, ça n’est pas pour Notre-Dame, mais pour la texture si particulière des immeubles, la froide beauté des quais de la Seine qui colle au côté très européen de la musique de Depeche Mode. Pour illustrer « Strangelove » cet « étrange amour » j’ai utilisé des filles statiques avec un jeu de caméra très mobile qui leur donne un côté bi-dimensionnel comme les filles en papier glacé de magazine. C’est presque sexiste comme image, mais ça n’était pas le but recherché. »
Photos des prochains singles de U2, vidéo pour le nouvel Echo and the Bunnymen – sortie juin – le Mondino néerlandais n’a pas fini de voir la vie en noir et blanc. Une sacrée chance qu’Anton Corbijn ne soit pas daltonien !
Publié dans le numéro 227 de BEST daté de juin 1987