DEPECHE MODE : le jour où les quatre de Basildon ont conquis la France
Le jour où tout a basculé en France pour Depeche Mode, leur tout premier Bercy le 17 décembre 1984, date de la naissance de la Modemania…et j’étais en salle de travail pour assister à l’accouchement.
Il y a incontestablement un avant et un après 17 décembre pour Depeche Mode. Avant, c’est un petit groupe new wave-pop comme les autres du Top of the Pops British tels Talk Talk, Duran Duran, Human League ou Heaven 17. Après, c’est Depeche Mode en mode conquête mondiale des grands stades et cette extraordinaire métamorphose s’est produite là juste sous nos yeux durant ce « Some Great Reward » tour. Album était sorti en septembre 1984 et sa bordée de hits « People Are People », « Master and Servant » et « Blasphemous Rumors » s’était alors révélée invincible. Depeche Mode se retrouvait enfin en orbite pour une domination des charts qui ne faillirait jamais jusqu’à nos jours. Près de dix albums et trois décennies plus tard, Dave Gahan, Martin Gore et Andy Fletcher n’ont rien perdu de leur extraordinaire qualité supersonique, comme le prouve à nouveau « Delta Machine » leur dernier CD publié l’an passé. Retour en arrière de trente années pour (re)vivre ce jour où tout a basculé pour DM.
Quatre pages
N’ayant toujours servi qu’un seul maitre, le pop, les Depeche Mode en reçoivent maintenant de grandes récompenses.
Mignons. Malins. Intelligents. Les Depeche Mode sont-ils les Gremlins du rock? En ce début 85 ils Jouent à la dynamite et gagnent. Mégafolie ou mégabrio, mégafrime ou mégagénie, pour percer les Depeche Mode je me suis livré sur eux au test Gremlins. Si nos Depeche Mode résistent à l’eau et s’ils ne réclament jamais à manger après minuit, alors seulement je serai fixé sur le sort qu’ils nous réservent. Martin Gore, Alan Wilder, David Gahan et Andrew ‘Fletcher sont-ils plus Grem que Lins(drum machines)? De toutes façons, il faut les toucher pour s’en convaincre. Alors, suivons les donc, par exemple ce lundi de décembre où ils remplirent le Palais Omnisports de Paris-Bercy …
Jeux électroniques
« Tu vois ça n’est pas compliqué. Tu lances ton bras en l’air puis l’autre avec un mouvement de cul et c’est gagné ». Cette petite nana devait être craquante, elle m’a quand même broyé le pied et à moitié assommé pour se rapprocher juste un peu plus de ses idoles. Plus près de toi mon Dieu, dans une salle pleine comme un œuf de 15000. âmes c’est un pari difficile. Jeux de briquets et kids allumés, le public de Depeche Mode est déchaîné, il danse à l’unisson de manière uniforme. Gentil, sage, Inoffensif, minet, angélique, séraphin, ado, teeny-boppé, l’adepte- masculin ou féminin- de Depeche Mode s’identifie à ses (nouvelles) idoles, comme un cheeseburger ressemble à un autre cheeseburger. Techno pop ou électro funk, Depeche Mode se rit des étiquettes. Le gig de ce soir est un succès total et déconcertant. Invariablement la même question forme un écho filigrané sur les synthés du groupe. Quels sévices ont-ils fait subir au Mickey avant de parvenir à lui décrocher la queue? Depeche Mode n’est pas inconnu sur mes circuits. Depuis le départ de Vince Clarke, j’ai rencontré le groupe à deux ou trois reprises. Ces conversations publiées « in Best» permettent de tracer quelques conclusions: Depeche Mode craque sur Picasso et les formes du psychédélisme. Depeche Mode ne suit jamais les conseils de la rock critique. Depeche Mode c’est une affaire d’hommes, pas de meufs dans le groupe. Depeche Mode prétend ne pas aimer les uniformes. Depeche Mode a publié son premier titre, « Photographic », en 81 sur la légendaire compilation « Some Bizzare Album »qui révélait aussi Soft Cell, Blancmange et B-Movie. Depeche Mode ne connaît toujours pas le sens du nom Depeche Mode car ils sont incapables de lire le magazine. Depeche Mode a gagné un jour quatre pages dans le NME en balançant le contenu d’une chope de bière à la tronche d’un rock-critic. Depeche Mode ne pratique pas la couture mais s’habille chez des copains de Kensington Market. Depeche Mode déteste les covers sauf « Mamma Mia» d’Abba. Depeche Mode traverse toujours dans les clous, Depeche Mode adore les jeux électroniques et déteste qu’on lui pique ses piles. Depeche Mode rêve d’être le premier groupe à se produire dans l’espace. Depeche Mode se prononce Depêche Mode, des paichers Maude, Despèche Maode ou Daipècher Môde: car aucun des membres du groupe ne le scande de la même manière. Depeche Mode ne craint pas qu’on le présente à ses parents, sauf que maman risque de craquer, fuguer et réclamer le divorce pour suivre dans la foulée la tournée US du groupe en vendant des T Shirts à l’effigie de ses nouveaux héros. Gonflés à l’eau distillée, les Depeche Mode marquent sans doute un tournant dans l’évolution de nos mœurs musicales. Comme un négatif photographique, le groupe navigue aux antipodes du hard rock et pourtant le phénomène créé lui ressemble comme un frère. Jeunes gens, il est encore temps de changer votre fusil d’épaule et d’échanger votre cuir contre un ensemble Fiorucci ou Kenzo. Tels Saint-Georges terrassant le Dragon, les Mode auront-ils les couilles de convertir ces légions de hard rockeux infidèles?
Depeche
Time is still money, si l’on doit juger un groupe à l’occupation de son emploi du temps, les Depeche Mode chatouillent le niveau critique de Michael Jackson. Plutôt que d’accepter une interview bâclée dans un minibus entre Roissy et Boulogne Billancourt, j’ai préféré opter pour la technique Colombo du détective privé suiveur-gaffeur. Je ne devais pas le regretter.
15 h’ Le minibus blanc des Depeche Mode se gare face aux studios de Platine 45. Sur le plateau, tout est prêt pour le tournage en play-back de «Master and Servant» sur fond blanc. Patrick Leguen, le réalisateur, dérègle une dernière fois ses caméras pour apporter sa touche de bricolo génial.
15 h 15: De, Peche, Mo et De sortent de leur loge. Leurs pantalons de cuir sont à l’image du titre sado-maso qu’ils doivent interpréter. A noter que Martin Gore porte une mini jupe de cuir sur son pantalon, histoire de jeter un doute sur une sexualité pile et secteur. «It’s a lot like… it’s a lot like… it’s a lot like life …boum crack poum « , « Master and Servant» démarre et c’est le play-back le plus bruyant de mémoire d’audio-reporter. Martin, Alan, David et Andrew tapent comme des sourds sur des jumbo- percussions et des cymbales. Jeu de scène minimaliste et maxi bruit Les Mode sont à la bourre, ils n’ont pas le temps de visionner leurs performances. Silence on tourne. Seconde et troisième prise, Gahan le chanteur ose un sourire de temps à autres.
15 h 30: Les Mode sirotent des cocas à tour de rôle, tandis que Patrick Leguen les filme un par un en gros plans séraphins sur fond play-back. Andrew Fletcher me raconte qu’il est sidéré par le phénomène de force centrifuge: cette Modemania qui ravage l’Hexagone, il ne la comprend pas plus que moi. Certes, le succès de « People are People » n’est pas étranger à l’engouement soudain des grenouilles pour ces rythmes séquencés. Mais si les Français craquent sur Depeche Mode pourquoi ne se sont-ils pas décidés avant?
16 h: Le temps presse. On speede. Les Mode strip-teasent dans leur loge, je présume que Gore n’a pas envie de se balader en jupette, et je le comprends. Pour aller de Boulogne-Billancourt à Bercy, il faut traverser la capitale par les quais dans le sens longitudinal et au milieu des embouteillages, pour assurer la balance. Mister Vogue- le label qui distribuait Mute à l’époque en France- a tout prévu. Depuis deux minutes trente, deux motards de la police attendent le groupe pour l’escorter toutes sirènes hurlantes jusqu’au Palais Omnisports. Carrément.
16 h 15 : Le convoi démarre, motards en tête suivis du minibus du groupe et de ma Triumph TR7 « British racing green ». On grille un premier feu rouge et ça n’est qu’un début: suivre Depeche Mode dans Paris c’est dix fois, cent fois, mille fois plus drôle que l’attraction la plus bandante de Disneyland. Couloirs de bus, ligne blanche dépassée, les motards de la Police nous font le trip « visite officielle» et c’est irrésistible. A la hauteur de la Concorde les deux files-quais sont bouchées. Qu’à cela ne tienne, en repoussant les autos à gauche et à droite, nous créons une troisième file. Pleins phares et warning pulsés, on file un train d’enfer tandis que les agents qui règlent la circulation saluent du képi toutes nos infractions. Jusqu’à Chatelet une voiture banalisée ferme le cortège. Quel fun, on se croirait projeté dans un épisode de« Starsky et Hutch »…à Paris. D’ailleurs, Martin Gore n’a rien perdu du spectacle, puisqu’il filme toutes les scènes avec un mini-magnétoscope intégré. Je vous l’ai dit, Depeche Mode colle bien à son image et affecte un penchant très net pour toutes sortes de gadgets électroniques.
POPB
16 h 35 : Arrivée sans encombre à Bercy en un temps record. Les flics – plus par curiosité que par zèle – escortent le groupe jusqu’à sa loge. Nos anges de la route semblent fascinés par le spectacle de cette salle dantesque et de tous ces gradins qui supporteront bientôt le poids de milliers de fans.
16 h 50: Les Mode retrouvent leurs petites amies respectives. Sur la scène, tout est prêt pour le sound-check. Emulators 1 et Il, sequencers, percus, synthés de tous poils et drum machines, Depeche Mode possède tout un arsenal pour faire vibrer le PO de Bercy. «Nous n’avons jamais joué dans une salle aussi vaste « , me confie Fletcher, «même Wembley était plus intime. Mais pour nous c’est plutôt excitant car c’est nouveau. Pourtant je m’inquiète un peu pour l’acoustique de la salle ».
17 h: Pour s’en rendre compte, cher Andy il te faut rejoindre tes petits camarades sur scène et pousser quelques chansonnettes. Pendant ce temps, dans un bureau du rez-de-chaussée, Vasco l’organisateur du gig règle au téléphone les derniers détails. Georges Leton et son équipe avaient organisé le concert de Fad Gadget à Paris. En rentrant à Londres chez Mute – le label de Depeche Mode- Fad ne tarit pas d’éloges sur Vasco Organisation et c’est ainsi qu’ils héritèrent de la tournée de nos Gremlins synthétiques. Un millier d’invités, quelque quatorze mille billets vendus, Bercy sold-out pour Depeche Mode alors que Waters ou Yes récemment n’étaient parvenus qu’à une contenance de cinquante pour cent. Joli tour de force.
17 h 45 : Les Depeche Mode s’isolent avec leurs girl-friends pour manger un morceau. Il n’est pas encore minuit, nos gentils mogwaï ne se transformeront pas encore en Gremlins. Il faudra attendre 21 h 15 et le début du gig pour qu’ils se déchaînent avec tout leur flegme britannique. Face aux cris de la foule et aux corps qui s’agitent, les Depeche Mode conserveront jusqu’au bout leur self-control. Je suis capable de reconnaître leur extraordinaire potentiel, mais leur musique ne me donne pas envie de m’accrocher aux rideaux. Elle me réjouit pourtant face aux hordes barbares des heavy-métaleux, Depeche Mode fait l’unanimité chez les kids. L’album « Some Great Reward» se classe en troisième place du « Best-top », là où l’an passé on trouvait les Def Leppard, Saxon et autres Tygers of Pan Tang. Le son de Depeche Mode manque peut-être de chaleur, mais il n’assomme pas comme une mauvaise bière. Hard rock contre techno pop: mieux vaut encore voir les kids craquer sur des machines que sur des éjaculations précoces de décibels. Clean et aseptisé, Depeche Mode ne ravira pas les fans de Metal-En-Pack ou d’Enclume Magazine, mais la route de l’évolution est peuplée de cadavres comme ces caravanes qui traversaient l’ouest sauvage avant d’atteindre l’Eldorado, la Californie RIP les gars. Le rêve est au bout de nos HP, espérons qu’il ne nous décevra pas.
Publié dans le numéro 199 de BEST daté de février 1985
17 décembre 1984. C’est comme si c’était hier. Tellement marqué par ce concert à Bercy. L’impression de rêver éveiller. Communion totale, un pied énorme… Tous les concerts devraient être aussi sublimes… Mais n’est pas Depeche Mode qui veut. Je donnerait très cher pour revivre ça, avec les copains de l’époque si possible, Sylvie, Olivier, Laurent, Sabine, Luc…