COMBATS ROCK
Voici 30 ans dans BEST, GBD vous racontait comment quelques formations British regroupées sous la bannière du « Red Wedge » (littéralement le « coin rouge ») avaient décidé de s’unir et de prendre les armes (artistiques) pour chasser à jamais la politique ultra-droitière de la fucking « Dame de fer », Maggie Thatcher. C’est ainsi que Billy Bragg, Paul Weller (the Jam, Style Council), Jerry Dammers ( the Specials, FB3), Junior Giscombe, Bananarama, Animal Nightlife, Madness, Working Week, Sade, les Communards, les Redskins, Heaven 17, Simply Red, Depeche Mode et bien d’autres « rouges » enragés vont mener leurs combats rock qui finiront enfin par bouter Maggie hors du 10 Downing Street. Toute ressemblance avec une situation et un politicien actuel ne serait, bien entendu, absolument pas du tout fortuite.
Avant de finalement devenir la baronne Thatcher et de siéger à la Chambre des Lords, bloody Maggie aura régné sans partage sur le Royaume-Uni de 1979 à 1990, pour enfin laisser son poste au fade John Major, lequel parviendra néanmoins à squatter le pouvoir 7 années de plus pour les Torries, avant de retrouver enfin un Prime Minister travailliste du nom de Tony Blair, après presque deux décennies ininterrompues de régime de droite. Néanmoins, malgré sa politique socialement désastreuse, le poing de fer de la Dame de fer aura eu au moins un effet positif : il aura servi de puissant détonateur artistique au meilleur du rock anglais. De même, aux USA le rock ne s’est jamais aussi bien porté que durant les années de droite dure de Richard Nixon, de Ronald Reagan ou de Bush père, démontrant une extraordinaire créativité. 30 ans plus tard, avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, mon pari est que nous allons assister à un vaste mouvement artistique qui va se lever et finir par emporter comme une lame de fond tous les « isme » ( conservatisme, immobilisme, fascisme, droitisme, débilisme ) et autres « alt-droite » qui ont porté le Républicain au pouvoir. Just wait and…hear 😉
Publié dans le numéro 220 de BEST sous le titre
ÉTOILES ROUGES
« Oh Maggie. l wish l’d never seen your face » (« Maggie Mae » Rod Stewart 1971)
« On se bat pour virer la junte Thatcherienne et pour installer le socialisme. » (Madness 1986)
Rod Stewart prophète rock ? Aujourd’hui, le power-pop anglais penche à gauche contre Thatcher dans la plus incroyable unité depuis les causes perdues des sixties. Néo babas socialos, ex-mods et punks durs, ils se sont unis pour tenter de lourder Thatcher en épaulant les travaillistes. Désormais, les charts et les Top of the Pops ne peuvent plus contenir la vague de fond qui secoue l’Angleterre. Un hit sur deux pose les problèmes de la crise et du chômage, chaque concert, chaque gig se transforme en tribune politique où les «encore» ont une déflagration de slogan. Résolument apathique pendant 10 ans, le rock anglais s’est enfin mobilisé pour offrir aux kids un combat qui leur ressemble. Depuis l’arrivée de la droite, le chômage des jeunes est en hausse constante. La politique de Thatcher les mène droit vers les files d’attente de l’administration, drôle de perspective. Nés dans la crise et parfois grâce à la crise, la majorité des groupes reflètent parfaitement les aspirations de ce public, un espoir gros comme la gauche qui ne cessera d’enfler jusqu’à la victoire travailliste.
THE RED WEDGE
Regroupés sous la bannière « Red Wedge » (le « coin rouge » qu’on enfonce), ces faiseurs pop ont su régler la balance entre mélodie et politique. Constitué depuis novembre 85, the Red Wedge est né du mouvement Art for Labour, un groupe de peintres proche du parti travailliste. Depuis les Pistols et l’académie Saint Martins, on sait qu’en Angleterre l’art, le rock et la mode partagent le même creuset. The Red Wedge, Rock for Labour, tire son nom d’une toile du peintre Eliezer Lissitzky, le maitre russe du constructivisme qui rêvait d’abolir toute distinction entre peinture, relief et sculpture, pour les intégrer à l’architecture. Lissitzky combinait peinture et éléments en relief aux formes simples, abstraites et géométriques. Le Red Wedge concilie ainsi, lui aussi, toutes les formes d’art pour combattre la droite en insufflant au Parti Travailliste les idées neuves qui lui ont sans doute fait défaut au cours des désastreuses élections de 83. Billy Bragg, Paul Weller, Jerry Dammers et Junior Giscombe sont les premiers membres du club et les sympathisants pop se nomment Bananarama, Animal Nightlife, Madness, Working Week, Sade et bien d’autres. Phénomène de mode gonflé ou révolte pop, le paradoxe est en passe de devenir le cinquième pouvoir.
REVOLUTION
Remontons donc aux sources sixties, lorsque les Stones lançaient leur « Street Fighting Man» et les Who haranguaient « My Generation » ; leur leader, Pete Townshend expliquait son itinéraire de guitar-hero par sa frustration des champs de bataille : « Mon grand-père s’est battu pour l’Empire, mon père a fait de même, moi je me suis battu pour le rock and roll». « You say you want a revolution… » même les Beatles s’en sentaient frustrés. L’Angleterre n’a jamais connu son Mai 68, d’où une terrible frustration. En France, les multiples organisations gauchos se sont chargées de canaliser les idées et les énergies tandis qu’en Angleterre le gauchisme sans combat restait livré à lui même et plongeait dans l’oisiveté. Les combats sans cause ne durent pas, il faudra attendre le rouleau compresseur punk et le tournant des années 80 pour voir le rock retrouver sa conscience et sa vindicte. L’étincelle viendra des groupes Two Tone : Madness, the Specials, the Selecter, the Beat et UB 40. Formations multiraciales nées dans le choc culturel, les Two Tone sont anti-racistes, pacifistes et un rien anar. Sous la pression de ces Rude Boys, le rock retrouve enfin la rue. Des titres comme « lt’s Up to You » des Specials qui évoquent les bastons contre la police ou « Big Shot » de The Beat qui raille l’autorité, secouent autant les fesses que la tête. Et UB 40 qui choisit comme patronyme un numéro de formulaire de chez ASSEDIC et balance des brûlots comme « Burden of Shame » – le poids de la honte -: « Comme une nation, nous suivons aveuglément/ Et nul ne prend le temps de s’arrêter pour se demander/ Pourquoi notre blé entretient-il une armée/ Lorsqu’un gars agonise à Soweto… » Tandis que le Clash romantise sur l’exotisme sandiniste, le flambeau du pouvoir pop se rallume avec Heaven 17. Dissidents de Human League, lan Craig Marsh et Martyn Ware flippent le même soir en regardant à la télé la prestation de serment de Reagan. Leur hit « Fascist Groove Thang » sera l’archétype de la pop protest : mélodique, dansant, voire insouciant sur des textes dynamités. À Sheffield où opère Heaven 17, le cancer économique paralyse déjà l’industrie et les pubs ramassent le trop plein de chômeurs. Le premier album « Penthouse and Pavement » injecte sous ses lignes de synthés le matérialisme historique et la notion de lutte des classes dans les chambres à coucher des ados.
Dans les faubourgs de Londres, Paul Weller, Jam et son rock blues amphétaminé entretiennent l’instinct de révolte – « Arrête de rêver d’une vie sans accroc/ Celle-là tu ne la connaîtras jamais/ Alors cesse de t’excuser pour ce que tu n’as jamais osé faire/ Le temps file et la vie est cruelle/ Mais il ne tient qu’à nous de changer/ Cette ville baptisée Malice. » « A Town Called Malice »
L’ASILE
Si le rock anglais ne craint rien du côté punch, il lui manque une tête de turc. Maggie débarque avec ses gros sabots réacs et lui fournit le déclic de la mobilisation. Les Two Tone n’ont pas perdu leur manie des textes TNT. Issus des Specials, les Fun Boy Three de Terry Hall. Neville Staples et Lynval Golding, saluent en beauté dans les charts l’avènement du pouvoir conservateur : « The Lunatics Have Taken Over The Asylum » (Les fous ont pris le pouvoir à l’asile). «Adoptez le nucléaire, nous a enfumé le cow-boy/ Méme si on n’est pas d’accord/ Et lorsqu’un fou pressera le bouton/ Le tout nucléaire sera bien pour nous…»
Un peu plus tard, les Specials Aka de Jerry Dammers dénoncent les inégalités (« The Lonely Crowd »), le racisme ( « Facist Friend ») et les pressions sociales (« Bright Lights »). Jerry Dammers, Paul Weller et Costello sont les leaders de la nouvelle pop militante. Premiers attouchements avec le Labour socialiste ; on peut en voir le leader Neil Kinnock ( Leader des Travaillistes : NDR) sur la vidéo-cover du « My Girl » de Madness, « My Guy». Quant à Costello, dans la forêt de ses textes intimistes, on trouve néanmoins quelques pamphlets comme le somptueux «Shipbuilding » confié à Robert Wyatt :
« Peut-on se l’offrir/ Un manteau chaud pour l’hiver et des chaussures pour l’épouse / Et un vélo pour l’anniversaire du garçon/ C’est juste une rumeur qui se répand en ville/ Propagée par les femmes et les enfants/ Bientôt nous reconstruirons des vaisseaux/… Avec toute la volonté du monde/ On plonge pour une vie simple/ Alors qu’on pourrait plonger pour des perles »
Au fil des interviews, les musiciens anglais déglutissent Thatcher et son libéralisme dévastateur. Jamais le rock n’a été aussi violent contre un objet politique. Et ce combat de stars n’épargne pas non plus les petits groupes comme les Écossais Del Amitri : « Thatcher est une pisseuse réac et bornée. Elle est raciste et le revendique. Chaque fois qu’elle parait à la télé, sa tronche me donne la nausée. Elle constitue un appel vivant à l’euthanasie. » (Justin Currie)
Quand Thatcher persiste dans son intransigeance lors de la grande grève des mineurs, Paul Weller met son Style Council au service de ces derniers. Gigs pour réunir des fonds de secours, puis un maxi, (« Soul Deep » avec Junior et Jimmy Ruffin). Weller se défoncera tripes et sang pour la cause. La dame de fer commence à rouiller mais elle ne plie pas. Le mouvement aura duré plus d’un an et malgré la « Soul Profonde » leurs revendications sont impitoyablement écrasées. Défaite ou victoire, peu importe. Le combat rock gagne tous les fronts et se découvre son Dylan avec Billy Bragg, l’homme à la guitare. Ex-punk et trotskyste-en Angleterre le PC reste faible-, malgré le renfort de… Robert Wyatt, Billy milite solo dans les clubs de Soho lorsqu’il rencontre Andy Mac Donald le PDG du label indépendant GoDiscs. Bragg enregistre son premier LP sur un deux pistes. Pour mille livres, il réinvente le genre protest-song en l’adaptant aux tensions de son temps. Textes directs désabusés et militants, Bragg secoue les consciences. S’associant au Parti Travailliste, accompagnant Neil Kinnock sur certains meetings, Billy incarne cette intégration du rock et de la machine politique, une idée de révolte démocratique par la force du bulletin de vote.
VENCEREMOS
«Le pouvoir c’est l’union/ Le pouvoir est dans l’usine/ Le pouvoir est sur les champs/Le pouvoir est entre les mains du travailleur/ Le pouvoir c’est l’union… » («There’s Power in a Union » B. Bragg)
Pour vaincre la crise, il faut aussi savoir combattre la déprime. Le Style Council de Weller rythme et bluese des textes militants taillés pour la danse. Sa soul optimiste prône la confiance et l’action : «Pas besoin d’avaler tout ce qu’on te raconte/ Pas besoin de prendre du recul et de te relaxer/ Alors que tu peux tout changer/ Je sais qu’on nous a toujours appris à ne compter que sur l’autorité/ Mais tu ne sauras jamais si tu n’essaies pas/ Comment les choses pourraient changer/ Si nous nous unissons si fort ensemble… »
Working Week, c’est une autre histoire. Le groupe de Simon Booth et de Larry Stabbins n’a-t’il pas débouté dans les charts sur la lancée de « Venceremos (We Will Win !) » dérivé de l’hymne des partisans de Salvador Allende ? De même, leur reprise du « lnner City Blues » de Marvin Gaye prend dans son époque une éclatante couleur rougeoyante de révolte sociale.
LOOK COMMUNARD
Plus fort que les textes ou l’authenticité militante, la lutte anti-Thatcher est aussi illustrée par des géants pop comme Culture Club et son pacifisme à l’eau de rose ou carrément Frankie Goes To Hollywood. Le pouvoir de l’amour-« The Power of Love »-, c’est aussi affirmer que le cœur battra toujours à gauche. Avec sa spécificité gay, FGTH entraîne les aficionados des «back-rooms » comme les adeptes de la presse teeny-bopper. De même, les bananes mécaniques de Bananarama ou Sade sainte nitouche apportent à leur tour leur soutien au Red Wedge.
«Tu ne peux pas changer le monde/ Mais tu peux changer les faits/ Et lorsque tu changes les faits/ Tu changes les idées/ Et si tu changes les idées/ Tu peux faire changer un vote/ Et si tu changes un vote/ Tu peux changer le monde. »
Marx ? Trotsky ? Non, Depeche Mode : « New Dress ». Les petits gars de Basildon ont des idéaux grands comme le cuirassé Potemkine et depuis des années on peut les lire entre les lignes de leurs tubes. « Nos chansons se contentent de poser les problèmes sociaux du moment. Si nous insistons autant, c’est qu’ils sont cruciaux. » m’explique Martin Gore. Et Andy Fletcher d’ajouter, avec une once de cynisme: «Je crois que nous sommes aussi anti-Thatcher que quiconque aujourd’hui en Angleterre. »
Damned, Albion serait-elle totalement gangrénée par le communisme ? Si vous assistez à un concert des Redskins, vous en serez intimement convaincus. D’abord il y a les chansons comme «Le Pouvoir Est A Vous» ou « Renversez les Statues»: «À la fin d’une époque/ Ce qui disparait en premier/ Sont les têtes de nos leaders/ Renversées sur nos pavés… » Paul Hookham, Chris Dean et Martin Hewes pratiquent le speech en milieu de gig et distribuent de la doc trotskyste après les concerts. Militants purs et durs, par la magie du blitz anti-Thatcher ils se retrouvent sur le même front que les adeptes du power-pop comme les Fine Young Cannibals ou OMD. Entre les Red Guitars, les Redskins, les Red Box et Simply Red, le drapeau rouge enveloppe l’Angleterre. Sans compter ces Communards qui s’offrent même le luxe d’aller faire la Fête de l’Huma. Une étoile rouge brille au fond des yeux de Jimmy Somerville, même si sa révolte parait un peu trop sage. Avec Richard Coles, son petit camarade, ils sont de farouches Red Wedgers. Mais les Communards semblent jouer avec le rouge comme d’autres avec le feu. Leur militantisme est d’apparence. Simple gimmick? Aucune importance. La force du gauchisme pop provient de sa faculté d’adaptation. Tout ce qui s’oppose à Thatcher est bon à prendre quel que soit le degré de conviction. C’est vrai, les Communards engendrent une nouvelle mode bolchevik. À Kensington, qui les a toutes vu défiler, des hippies aux pirates en passant par le glitter, le look Communard s’étale chez les boutiquiers: noir, strict et bardé de badges symbolisant les acteurs d’Octobre. Marx et Lenine sur T Shirt, c’est vrai ça peut faire rigoler. Mais peut-être n’y a-t-il pas de rouge sans feu ? Comme tous ces hits de 86 qui sentent si bon la crise: Hipsway et ses « Années Brisées », Simply Red et son « Pas Assez de Blé Pour en Parler», et ces « Johnny Reviens » et « Déracine Toi pour Bosser» des FYC. Sans oublier la « Vie Dans une Ville du Nord » du Dream Academy, de la triste influence du chômage sur la consommation de l’héro. Power pop contre Thatcher, pions de vinyl pour prendre et déboulonner la Dame de Fer. Si tous les kids se donnent la main pour voter en faveur du Labour, ce sera la première révolution rock.
Publié dans le numéro 220 de BEST daté de novembre 1986
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