SO LONG CHUCK BERRY par BRUNO BLUM
Le rock and roll est mort hier avec le décès de Chuck Berry, retrouvé sans vie chez lui dans le comté de Saint-Charles, à 90 printemps. Biographe du légendaire guitariste, Bruno Blum nous rappelle combien ses hits précieux ont su inspirer les plus grands musiciens comme les aficionados que nous sommes en nous compilant le « meilleur » de Chuck. So long mister rock and roll….
Grand modernisateur du rock n’ roll à la charnière des années 1950-1960, Chuck Berry est l’un des musiciens les plus influents de la musique populaire américaine du XXe siècle. Les compositions de Chuck Berry ont été jouées par les plus grands (de Count Basie aux Beatles) et sont tellement célèbres que l’on oublie parfois qu’il en reste le meilleur interprète. Bruno Blum a sélectionné le florilège de Chuck Berry entre 1954 et 196
CHUCK BERRY
THE INDISPENSABLE 1954-1961
Il n’y a qu’un seul vrai roi du rock ‘n’ roll. Il s’appelle Chuck Berry.
— Stevie Wonder
THE INDISPENSABLE CHUCK BERRY
De tous les musiciens de rock, Chuck Berry est sans doute le plus important. Il est probablement le plus grand auteur-compositeur du genre, un des plus grands hommes de scène et l’un des meilleurs guitaristes, un instrument avec lequel il a, plus que tout autre, contribué à définir les contours du style rock. En alimentant le rêve américain de son temps avec des chansons imagées, Berry est l’un de ceux qui ont transformé le rock originel de Louis Jordan, Tiny Bradshaw, Ike Turner ou Roy Brown en une formule capable d’atteindre le public blanc — c’est à dire le grand public.
Appelez ça comme vous voudrez : jive, jazz, jump, swing, soul, rhythm, rock ou même punk, c’est toujours du boogie en ce qui me concerne. […] Quand c’est du boogie avec un nom étranger, le lien ça reste le boogie, qui est mon genre de musique.
— Chuck Berry
Sciemment pensées pour séduire, conçues dans le but de trouver le langage rock universel, ses compositions ont été enregistrées par les plus grands, de Count Basie à Elvis Presley, des Rolling Stones aux Beatles, de Jimi Hendrix à Peter Tosh, des Ramones aux Sex Pistols et de Creedence Clearwater Revival à Wyclef Jean. Il restera pour toujours une figure centrale du classic rock originel avec ses images de pin-ups, de juke-boxes, de disques 45 tours, de guitares électriques vintage, de radio rock, de danses libres, de flirts en voiture américaine aux larges banquettes et de cinémas drive-in.
Le dessin animé à succès de Walt Disney/Pixar Cars (John Lasseter, Joe Ranft, 2006), où on peut l’écouter interpréter Route 66, en témoigne1. Les enregistrements originaux de ses nombreux classiques, comme Roll Over Beethoven ou Maybellene restent insurpassables. Ce coffret contient la quasi totalité de ses morceaux gravés avant sa seconde incarcération, qui brisera sa carrière en 1962.
BROWN EYED HANDSOME MAN
Les meilleurs rockers blancs des années 1950, parmi lesquels Gene Vincent, Eddie Cochran, Buddy Holly, Elvis Presley ou Jerry Lee Lewis étaient fondamentalement des chanteurs de country qui chantaient «?noir?» en cherchant à transmettre une émotion vocale jusque-là surtout réservée au gospel et au blues. Chuck Berry était un miroir qui leur renvoyait l’image inverse : il filtrait la country avec une sensibilité rhythm and blues.
En dominant le rock, qui a conquis la jeunesse des années 1950 et enfoncé les barrières raciales de façon profondément subversive, il représente aussi, peut-être plus que tout autre, la revanche, le triomphe artistique d’un Afro-américain en ces cruelles années de ségrégation dont il a souvent souffert. Chez lui à St. Louis, les places arrière des trams étaient par exemple obligatoires pour les «?colored?». Loin du personnage soumis de l’?«?Oncle Tom?», dans son chef-d’œuvre à la gloire de cette musique Roll Over Beethoven, l’impertinent Chuck Berry chante avec le sourire qu’en apprenant le succès du rhythm and blues, Beethoven devait se retourner dans sa tombe — une litote signifiant que la musique afro-américaine avait dépassé en popularité la musique blanche de tradition écrite.
Tu sais ma température monte/Le juke-box a pété les plombs/Mon cœur bat le rythme et mon âme chante le blues/Retourne-toi Beethoven, et donne les nouvelles à Tchaïkovski
— Chuck Berry, Roll Over Beethoven, 1956
Il fait aussi allusion à ce thème avec « Rockin’ at the Philharmonic ». Et sur « Brown Eyed Handsome Man », la «femme du juge» plaide pour qu’un homme noir qui a séduit une femme blanche soit libéré. Cette litote fait allusion aux lynchages, fréquents dans sa région et souvent motivés par des relations sexuelles interraciales entre hommes noirs et femmes blanches consentantes. Son père n’avait cessé de le mettre en garde contre tout «?manque de respect?» ou toute avance faite à une femme blanche, qu’il pourrait payer cher. L’Afrique est présente ici via les influences latino-caribéennes entendues notamment sur Havana Moon (dérivé du «Calypso Blues» de Nat «?King?» Cole), La Jaunda, mais aussi sur Jo Jo Gunne, une adaptation du «Jungle King» de Cab Calloway ou du «Signifying Monkey» de Willie Dixon basés sur un conte d’origine yoruba (qu’il entendit en prison). On peut écouter ces deux derniers et en lire l’histoire dans le coffret Africa in America 1926-1962 (FA 5397) dans cette collection.
L’une des quatre arrière-grand-mères de Chuck Berry est née du mariage d’un esclave d’origine africaine, Isaac Banks, et d’une cuisinière indienne Chihuaha de l’Oklahoma. Charles Banks, un de leurs sept enfants, devint le grand-père maternel de Chuck. C’est en Oklahoma qu’il rencontra Lula Thomas, fille d’un cuisinier d’origine africaine employé dans les trains de luxe et d’une voyageuse anglaise blanche. Née en 1867, Lula avait la peau claire. Elle avait été la première personne de la famille à naître après l’abolition de l’esclavage. Ils eurent eux aussi sept enfants dont la deuxième fille Martha deviendrait la mère de Chuck Berry. Côté paternel, le grand-père William Berry est né de l’union d’un Indien de l’Oklahoma et d’une esclave d’origine africaine. William était un séducteur à l’infidélité notoire. Sa femme Lucinda est décédée quand leur fils Henry avait douze ans. Ainsi, Henry le père de Chuck a-t-il été élevé par ses grands-parents maternels Charles et Lula. Henry n’a jamais oublié la légèreté de son père coureur de jupons toujours en voyage et, sans doute en conséquence, il donnera une éducation religieuse très stricte à ses six enfants dont Charles Edward Anderson Berry, dit Chuck, est né à 6h59 le 18 octobre 1926 au 2520 Goode Avenue, St. Louis, Missouri.
WORRIED LIFE BLUES
Les negro spirituals et le gospel bercent l’enfance du jeune Charles : le chœur du temple baptiste où chantent ses parents répète à la maison. Pauvre mais unie, la famille Berry chante en harmonie en toute occasion et fréquente assidûment le temple du coin de la rue en plein quartier noir de St. Louis. Son père Henry restera administrateur du temple Antioch pendant 36 ans. Henry travaille à plein temps dans un moulin industriel, puis à mi-temps dans la longue crise économique des années 1930. Il complète ses revenus comme homme à tout faire pour une firme immobilière : poubelles, peinture, menuiserie, réparations… payé très en dessous du tarif syndical réservé aux Blancs. Charles partage son lit tête-bêche avec deux autres enfants. Très tôt, il gagne quelques cents en vendant des fruits et légumes à la criée dans les rues (il chante les noms de tout ce qu’il vend) et assiste bientôt son père sur les chantiers. Il rêve de conduire un camion.
Une grosse radio Victrola (puis une Philco de 1929) orne le salon et le soir les enfants Berry ont parfois l’autorisation d’écouter Fats Waller, Bing Crosby ou Louis Armstrong – ce qui les change de la musique religieuse. Charles est friand de country music comme de boogie-woogie. Comme sa mère, à longueur de journée sa grande sœur Lucy joue du piano. Elle chante avec passion du gospel et des standards populaires. Charles lui dispute l’accès au piano : il aime les disques dansants comme Worried Life Blues de Big Maceo, «Going Down Slow» de St. Louis Jimmy, «C.C. Rider» par Bea Boo, «A Ticket a Tasket» par Ella Fitzgerald et bien d’autres — mais sa sœur continue à chanter l’«Ave Maria» et «God Bless America». Charles adore Tampa Red dont il enregistrera en 1960 le Don’t You Lie to Me 2, Lonnie Johnson3, Arthur Crudup, Muddy Waters4 et Rosetta Tharpe5 — tous des guitaristes — et la grande chanteuse de blues Lil Green. Ses frères et sœurs préfèrent plutôt les orchestres de Duke Ellington, Tommy Dorsey, Count Basie. Ses prières n’étant pas entendues, Charles commence à douter sérieusement de la religion dans laquelle il baigne. Mais il rejoint les Jubilee Ensembles, un groupe vocal de spirituals et gospel où il brille par son interprétation de «Tempted and Tried». Il enregistrera en 1956 Downbound Train, un morceau sur le thème de la modération inspiré par plusieurs poèmes connus et par la foi ambiante. Il y décrit le train vers l’enfer (en opposition au train vers le paradis chanté dans tant de spirituals) d’un alcoolique. Après quelques essais, Charles s’abstiendra de consommer marihuana, tabac et alcool, ce qui explique sans doute sa longévité. Il leur préfèrera les femmes.
SWEET LITTLE SIXTEEN
Mais Charles Berry a de moins en moins envie d’une vie rangée : selon lui c’est une arnaque, qu’il chantera dans Too Much Monkey Business. Après le collège le jeune adolescent travaille dans une épicerie qui lui donne une indépendance financière lui permettant de retaper un vélo à partir de pièces détachées. Il s’achète un drape suit (costume et pantalon très amples) à la mode. Il commence aussi à voler quelques œufs à l’épicerie — et se fait prendre. Il traîne près des juke-boxes et rêve de conquérir une femme, un projet qu’il évoquera dans plusieurs chansons comme Sweet Little Sixteen où il décrit une jolie collectionneuse d’auto-graphes de seize ans qui redevient une sage étudiante le lendemain matin. Une chose plus que toute est interdite aux membres de la famille : les relations sexuelles avant le mariage. Mais précoce, le garçon a du succès et il a quinze ans en 1941 quand son père le corrige violemment à coups de lanière d’un épais cuir à affilage pour rasoirs après qu’il ait eu une relation avec la fille d’un voisin diacre. D’autres relations de Charles sont ainsi punies et brisées (occasionnant un chagrin d’amour) par ces très douloureux coups de lanière de cuir sur les fesses. Ces humiliations et souffrances le fâchent définitivement avec la religion et l’éloignent de sa famille. Quelque chose se brise en lui. Charles traîne en vélo avec des copains de son âge, Skip et James, et commence à mal tourner. L’essence est rare pendant la guerre et ils se font de l’argent de poche en volant l’essence qu’ils vidangent dans les réservoirs des voitures stationnées la nuit. Charles est aussi témoin du braquage d’un alcoolique. Il déteste l’alcool et estime que le buveur s’est mis en position de faiblesse avec sa boisson et l’a cherché. Très rationnel et pragmatique, l’adolescent est passionné par la photographie et diverses sciences. Il apprend la guitare en autodidacte.
La musique c’est de la science. Tout est de la science. Parce que la science, c’est la vérité.
— Chuck Berry
Au collège il décide de participer à un spectacle où il ose chanter Confessin’ the Blues, le dernier succès de Jay McShann, un pianiste de Kansas City. Il sait que ce morceau est un succès chez les jeunes et veut leur donner ce qu’ils aiment plutôt que les chansons guindées habituelles dans ce genre de soirée. Il reçoit un tonnerre d’applaudissements et décide de se mettre sérieusement à la guitare après avoir réalisé que la plupart des chansons qu’il aime se jouent sur quelques accords. Un copain de classe lui prête une guitare ténor (quatre cordes). Le soir, Charles travaille pour un réparateur de radios. Déjà bricoleur, il se passionne pour l’électronique et devient disc jockey. Il racontera avec School Day et Almost Grown le sentiment de liberté que le rock and roll et la romance procurent aux ados accablés par les études. Il joue des disques de «rhythm» et de jazz. Avec l’argent gagné il s’offre sa première voiture d’occasion, une Ford V-8 de 1934 et ne cessera plus d’acheter et revendre sans cesse des voitures qui font de lui la vedette du quartier et de la high school. Il évoquera ces marchandages d’automobiles dans No Money Down.
BLUE FEELING
À 17 ans en 1944, Charles n’a pas été appelé pour la Seconde Guerre Mondiale. Il est devenu un play-boy. Mais un nouvel échec sentimental (une lesbienne) le traumatise. Il ne quitte plus ses deux copains Skip et James, qui l’entraînent vers la délinquance. Ils décident de partir à l’aventure dans la voiture de Charles. À court d’argent et d’essence à Kansas City, Skip braque un magasin pistolet à la main. Puis un autre. Charles l’imite avec un calibre 22 hors d’usage et y laisse presque sa peau — le coiffeur était armé et sur le point de dégainer. Skip attaque plusieurs autres magasins puis ils décident de rentrer à St. Louis. Tombés en panne sur l’autoroute, les ados arrêtent une voiture qui venait leur proposer de l’aide et braquent le conducteur. Ils volent sa voiture et remorquent l’Oldsmobile de Charles. Mais l’aimable automobiliste appelle la police qui les poursuit (la chanson Jaguar and the Thunderbird relatera une poursuite avec la police, qui n’arrive pas à rattraper les délinquants). Ils se font vite prendre. Après un procès de vingt minutes, Charles Berry est condamné à une lourde peine : dix ans de prison ferme pour attaque à main armée. Les trois complices sont incarcérés à la prison d’Algoa, près de Jefferson dans le Missouri. Charles y participera à un groupe de boogie-woogie et, comme James Brown peu après lui6, à un quartet d’harmonies vocales de gospel. C’est sans doute pendant cette période que, dans la solitude d’un dortoir qu’il repeindra seul, il conçoit quelques blues magistraux comme Wee Wee Hours (inspiré par le «Wee Baby Blues» de Joe Turner). Après une rocambolesque histoire d’amour (jamais consommée) avec l’épouse blanche du directeur de la prison, qui rappelle beaucoup Brown Eyed Handsome Man, il obtient une réduction de peine et sera libéré au bout de trois ans, le jour de ses vingt-et-un ans, le 18 octobre 1947.
TOGETHER WE WILL ALWAYS BE
Son frère Henry est revenu de la guerre du Pacifique. Il surnomme Charles du diminutif «Chuck». Libéré, bien décidé à prendre sa revanche sur la vie, l’ex braqueur amateur reprend la menuiserie, les réparations avec son père — et la guitare. En prison il a ressassé et gravé dans le marbre de sa tête les meilleurs moments de son adolescence révolue, qu’il mettra en scène avec nombre de compositions. Pour Chuck, le belle vie c’était d’emmener une jolie fille se promener en voiture au son de la radio et de sentir le vent de la liberté siffler aux fenêtres. Il le chantera par exemple sur son chef-d’œuvre You Can’t Catch Me, où il compare sa voiture à un avion. Cette volonté de faire revivre l’intimité et la magie de cette adolescence perdue habite toute son œuvre, comme ici dans Back in the USA ou Carol. En six mois, Chuck Berry a économisé de quoi se payer une somptueuse Buick Roadmaster noire et revient à sa vie de séducteur. Beau, costaud, drôle et intelligent, il séduit Themetta «Toddy» Suggs qu’il promène en Buick. Ils se marient le 28 octobre 1948 et emménagent dans le petit salon de beauté qu’elle a ouvert. Il chante sa rédemption et sa revanche dans Together We Will Always Be, un hymne au mérite, à l’effort : «?Rien ne bat mieux l’échec que l’effort/Il y a une grande récompense?». Chuck n’est pas pour autant fidèle et une relation avec une femme blanche lui attire des ennuis avec la police raciste, à qui il doit mentir pour éviter un passage à tabac, voire un lynchage ; il jure de ne plus prendre le risque de fréquenter une blanche (mais ne tiendra pas parole). Le couple travaille dur et achète une maison en 1949. Ils en louent trois pièces. Leur fille Ingrid naît le 3 octobre 1950.
ROCK AND ROLL MUSIC
Chuck prend sa carte du syndicat des musiciens sans laquelle il n’a pas le droit de jouer en public, et se perfectionne en chantant dans un bar blanc seul avec sa guitare. Il travaille comme portier à la radio WEW et achète à un guitariste de gospel sa première guitare électrique d’occasion. Il acquiert aussi un petit magnétophone à bande à l’été 1951 et enregistre ses premiers essais. Il apprend l’essentiel de son style de guitare avec Ira Harris, un jazzman très influencé par Charlie Christian7. Chuck a acheté une méthode de musique et écoute assidument T-Bone Walker8, Buddy Johnson, Nat «King» Cole9, Charles Brown10 (il reprend ici son Driftin’ Blues) et Louis Jordan11. Il est particulièrement admiratif de Carl Hogan, le guitariste du Tympani Five de Louis Jordan à qui il emprunte l’intro de Ain’t That Just Like a Woman (1946) qui deviendra sa signature : on la retrouvera note pour note sur Johnny B. Goode12. L’influence de T-Bone Walker sera également décisive. On retrouvera ses phrases de guitare dans quasiment tous les rocks de Chuck Berry.
Le 13 juin 1952, son ami Tommy Stevens (qui l’avait accompagné au collège lors de sa toute première scène) lui propose de venir chanter tous les samedis soirs. Il se chargera de l’accompagner avec son trio de blues. Ils jouent du Muddy Waters, Joe Turner, Elmore James et son idole Nat «King?» Cole. Chuck n’hésite pas à inclure dans son répertoire des morceaux de hillbilly, un mélange noir-blanc très inhabituel qui surprend beaucoup. Melody, deuxième fille de Chuck, naît le 1er novembre 1952. À partir de novembre, le groupe remplit Huff’s Garden chaque semaine. Leur salaire double et ils sont engagés le vendredi en plus. Le 30 décembre, le pianiste Johnnie Johnson appelle Chuck pour qu’il remplace son chanteur au pied levé à la Saint-Sylvestre pour un enga-gement au Cosmopolitan Club. Le patron décide de garder Chuck et au bout de quelques semaines, le groupe remplit le vaste Cosmo (avec Ebby Hardy à la batterie et différents bassistes). Afin d’élargir son public Chuck mélange sciemment les répertoires de ses grandes influences Nat «?King?» Cole (qui plaît à tout le monde), le hillbilly (country & western) très populaire chez les Blancs et le blues (surtout Muddy Waters) apprécié par son public noir. Il reprend aussi du Harry Belafonte13. Ce style original vise le grand public avec succès, et attire de plus en plus de jeunes Blancs, un fait inhabituel. Chuck change son nom en Berryn pour que l’on ne sache pas qu’il est le fils de Henry Berry, chanteur de gospel bien connu et directeur d’un temple. Son seul rival «noir» sérieux à St. Louis est le groupe d’Ike Turner, et bientôt Albert King. Il invente de nouveaux couplets humoristiques qu’il ajoute aux morceaux qu’il reprend et achète un station wagon Ford Esquire rouge vif, sa première voiture neuve. Il joue désormais au-delà de St. Louis.
MAYBELLENE
Le rock est si bon avec moi. Le rock c’est mon enfant et mon grand-père.
— Chuck Berry
En mai 1954, avec un vieux copain de classe Chuck Berry conduit jusqu’à Chicago afin de voir Howlin’ Wolf, Elmore James sur scène et sa grande inspiration, Muddy Waters. Après le concert, son idole Muddy lui recommande le producteur Leonard Chess. Le directeur des disques Chess (qui produisait déjà les disques de Bo Diddley14, Muddy Waters et Little Walter) lui demande une maquette de ses compositions. Chuck rentre à St. Louis, persuadé de tenir sa chance. Il écrit et enregistre sur son petit matériel quatre de ses chansons, dont une dérivée de Ida Red, une chanson de hillbilly traditionnelle entendue dans son enfance (et sans doute adaptée d’une version country boogie de Bob Wills15). En août 1954 Chuck participe aussi à une séance de studio peu connue de Joe Alexander and the Cubans. La face A du 45 tours «?Oh Maria?» est un calypso où la guitare a peu d’intérêt — mais la face B I Hope This Words Will Find You Well, où Chuck joue un solo, est incluse ici. Leonard Chess apprécie la bande envoyée par Chuck. Il aime particulièrement l’idée d’une chanson country chantée par un Afro-américain et lui propose une séance d’enregistrement en mai 1955. C’est à sa suggestion que Chuck renomme Maybellene sa chanson dérivée de «Ida Red». Les paroles racontent comment il poursuit une fille conduisant une Cadillac. Le solo est très influencé par celui de Carl Hogan sur le Ain’t That Just Like a Woman de Louis Jordan. Son groupe est augmenté de Willie Dixon à la contrebasse et de Jerome Green, percussionniste de Bo Diddley. Trente-cinq prises seront nécessaires pour satisfaire Leonard Chess, qui à l’avenir interviendra à chaque séance de façon significative et réfléchie, apportant toujours à Chuck Berry un encadrement efficace et nécessaire. Chuck joue au Cosmo trois soirs par semaine, continue les réparations avec son père et étudie la coiffure un jour par semaine. Il sera un temps coiffeur. Mais en juillet 1955, avec la promotion du disc jockey Alan Freed (qui touchera un tiers des droits, et Russ DeFratto un autre tiers) l’irrésistible Maybellene est un gros succès et Chess lui envoie un agent garantissant 40.000 dollars par an en cachets. Chuck cesse son job de menuisier. Quelques jours plus tard, il joue devant sept mille personnes à New York. Si l’on excepte son incarcération de février 1962 à octobre 1963 pour relations sexuelles avec une serveuse apache mineure, Chuck Berry restera au sommet jusqu’en 1972, devenant notamment la première des influences sur la vague de rock anglais qui dominera les années 1960.
JOHNNY B. GOODE
Son conte de fée lui inspirera Johnny B. Goode, l’histoire d’un petit guitariste de province dont le nom «?apparaît en lettres de lumière?» comme l’avait prédit sa mère. Dans ses chansons Chuck Berry mettra en scène son propre vécu avec candeur et humour. Il racontera tout en détail dans son autobiographie16 et ira jusqu’à mettre en scène son propre mythe en énumérant les titres de ses morceaux dans Oh Yeah. Inspiré par la mode des chansons sur les voitures «hot rod» du début des années 1950, il signera plusieurs classiques sur le thème de l’automobile, récurrent dans la musique populaire américaine, comme l’excellent No Money Down ou County Line17. Mais depuis ses premiers concerts au Cosmo, sa motivation principale sera toujours de plaire au public, de toucher le plus grand nombre, se concentrant sur les goûts du public adolescent (il a 30 ans en 1956). Il sera aussi responsable d’un certain nombre de plagiats : son Blues for Hawaiians est par exemple entièrement repris de l’instrumental «Floyd’s Guitar Blues» de l’orchestre d’Andy Kirk and his Clouds of Joy, premier succès d’un instrumental à la guitare électrique de l’histoire (avec Floyd Smith à la pedal steel guitar) en mai 1939. La version originale de «Floyd’s Guitar Blue?» est disponible sur Electric Guitar Story 1935-1962 (FA 5421) dans cette collection.
Au-delà de l’argent et de sa collection de voitures, son plus grand bonheur restera sans doute d’avoir obtenu le respect du grand public blanc comme noir à une époque où bien des gens considéraient les Noirs comme des êtres inférieurs, des animaux juste bons à être exploités. Équipé de ses Gibson ES-350TN puis ES-335 Berry a aussi révolutionné la guitare électrique avec des solos magistraux comme celui de The Man and the Donkey (une chanson dérivée de «Junco Partner»18). Il sera copié par tous ses contemporains, et ses trucs de scène, comme son «duck walk» et plusieurs tours et astuces scéniques souvent empruntés à T-Bone Walker seront immortalisés dans plusieurs films. Il saura aussi triompher des imprésarios malhonnêtes (atypique, il deviendra son propre manager dès 1955) et parviendra même à résister, dans les limites du possible, aux manipulations de Leonard Chess qui le dépossèdera d’une partie substantielle de ses droits d’auteur (éditions) en lui faisant signer des contrats qu’il ne comprenait pas. Chuck Berry fera finalement modifier des contrats à son avantage et tiendra lui-même ses comptes : il était premier en calcul à l’école. Toujours pragmatique et décidé à ne jamais retourner travailler avec son père, il imposera son style économe en tournée — qui tranche avec celui de la plupart des autres musiciens, dépensiers et sans souci du lendemain. Ne supportant plus l’alcoolisme, les retards et comportements sur scène de Johnnie Johnson et Ebby Hardy, dès 1957 il se présentera le plus souvent seul aux concerts, laissant le soin aux organisateurs de fournir les musiciens et le matériel. Sa carrière internationale commencera à l’été 1957 avec le succès de School Days en Angleterre : ses enregistrements inclus ici comptent parmi les plus influents et les plus importants du XXe siècle.
Bruno BLUM
1. Lire le livret et écouter dans cette collection l’anthologie Road Songs – Car Tunes Classics 1942 – 1962 (FA5401), où l’on retrouve cinq titres de Chuck Berry. Tous nos livrets sont en ligne sur Fremeaux.com.
2. Lire le livret de Gérard Herzaft et écouter l’anthologie Tampa Red – Slide Guitar Wizard 1931-1946 (FA 257) dans cette collection.
3. Lire le livret de Gérard Herzaft (en ligne sur fremeaux.com) et écouter l’anthologie consacrée à Lonnie Johnson (FA 262) dans cette collection.
4. Lire les livrets de Gérard Herzaft (en ligne sur fremeaux.com) et écouter les deux anthologies consacrées à Muddy Waters (FA 266 et FA 273) dans cette collection.
5. L’œuvre intégrale de Sister Rosetta Tharpe est disponible chez Frémeaux et Associés.
6. Lire le livret et écouter The Indispensable James Brown 1956-1961 (FA 5378) dans cette collection.
7. Lire le livret d’Alain Gerber et écouter Charlie Christian 1939-1941 – The Quintessence (FA 228) dans cette collection.
8. Lire le livret de Gérard Herzaft et écouter T-Bone Walker 1929-1950 – Father of Modern Blues Guitar (FA 267) dans cette collection.
9. Lire le livret d’Alain Gerber et écouter les deux volumes Nat King Cole – The Quintessence (FA 208 et FA 227) dans cette collection.
10. Retrouvez le Blazer’s Boogie de Charles Brown sur Boogie Woogie Piano 2 (FA 5164) dans cette collection.
11. Retrouvez cinq titres de Louis Jordan (et deux de T-Bone Walker) dans l’anthologie Jamaica-USA – Roots of Ska 1942-1962 (FA 5396) dans cette collection.
12. La version originale de Ain’t That Just Like a Woman par Louis Jordan & his Tympani Five est incluse dans l’anthologie Electric Guitar Story 1935-1962 (FA5421) dans cette collection.
13. Lire le livret et écouter Harry Belafonte – Calypso Mento Folk 1954-1957 (FA 5234) dans cette collection. Chuck Berry enregistrera son Jamaica Farewell dans les années 1960.
14. Lire les livrets et écouter nos deux anthologies The Indispensable Bo Diddley (FA 5376 et FA5406) dans cette collection.
15. La version boogie de «Ida Red» enregistrée en 1946 est incluse sur l’album Bob Wills and his Texas Playboys 1932-1947 (FA 164) dans cette collection.
16. Chuck Berry, The Autobiography, Harmony Books, New York, 1987.
17. Lire le livret et écouter le triple Road Songs – Car Tune Classics 1944-1962 (FA 5401) dans cette collection.
18. La version originale de «Junco Partner», un morceau rendu célèbre par The Clash, est incluse sur The Roots of Punk Rock Music 1926-1962 (FA5415) dans cette collection.
Et pour se procurer cette rockin’ collection:
RIP Chuk Berry. Je me souviens de ces riffs endiablés… un pur bonheur ! Décidément, nos légendes ne cessent de nous quitter petit à petit. Ainsi va la vie.
Keep on rockin’ keep on dreamin’