PHIL SPECTOR A FAIT DEFINITIVEMENT LE MUR
C’est bien sûr au figuré que Phil Spector, génial producteur et vrai salaud meurtrier s’est fait la belle à 81 ans, dans le pénitencier de Stockton en Californie où il est décédé des suites du COVID19. Si en 2009 il avait été condamné pour le meurtre de l’actrice de série B Lana Clarkson et qu’il y purgeait une peine de prison de 19 années, toute sa vie il avait joué de la gâchette, menaçant un peu tout le monde de son flingue. Docteur Jekill et Mister Hyde du rock, il avait inventé le légendaire « Wall of Sound ».
La liste des productions de Phil Spector est juste hallucinante. Pionnier du « Wall of Sound » qu’il a inventé, il a réalisé les disques d’une foule d’artistes dont les Ronettes, les Crystals, les Beatles, Leonard Cohen, les Ramones et les Righteous Brothers. Petit fils d’émigrés juifs Urkainiens, les Spekter, Harvey Philip Spector est né à New York le 26 décembre 1939. Il a tout juste 19 ans lorsqu’il entame sa carrière dans la musique en 1958 avec les Teddy Bears. Il leur écrit leur single « To Know Him Is to Love Him », qui devient un tube immédiat. Deux ans plus tard sa toute première production sera « Corinna, Corinna » de Ray Peterson, qui devient également son tout premier top 10 hit. À l’âge de 22 ans, Spector a co-fondé Philles Records et est devenu célèbre par sa technique de production novatrice baptisée « Wall of Sound ». Déjà bien mégalo, il décrivait sa technique comme une « approche wagnérienne du rock ‘n’ roll ». Il avait mis au point un processus orchestral aussi dense que stratifié de l’instrumentation, où plusieurs instruments jouent ensemble la même note pour créer un son plus massif. Cette technique influencera plus tard bien des artistes au nombre desquels Brian Wilson et Bruce Springsteen.
Phil Spector a produit certaines des chansons les plus populaires de son époque en édifiant son « Wall of Sound », dont « Da Doo Ron Ron » et « Be My Baby » des Ronettes, « You Lost that Lovin’ Feeling » et « Unchained Melody » des Righteous Brothers, et « River Deep, Mountain High » d’Ike et Tina Turner, avant de faire une courte pause. Quelques années plus tard, Spector a produit « Let It Be » des Beatles, suivi par « Plastic Ono Band » de John Lennon et de « All Things Must Pass » de George Harrison après la séparation des Beatles. Cependant, au fur et à mesure que la renommée de Spector grandissait, son comportement agressif et violent devenait de plus en plus ingérable. L’ex-femme du producteur, Ronnie Spector des Ronettes, a déclaré qu’il l’avait torturée, la gardant dans son manoir et menaçant de la tuer. Elle a fini par s’échapper de la maison en 1972.
Spector était réputé pour se balader avec un flingue dans les studios où il bossait. Mon pote Dee Dee, le bassiste des Ramones, m’avait raconté que le producteur avait exhibé une arme pendant les sessions d’enregistrement de leur sublime LP « End Of the Century » et je veux bien le croire. Leonard l’a accusé de l’avoir aussi fait en 1977, lors de l’enregistrement de son album « Death of a Ladies Man » et, selon certaines sources, JohnLennon a également vécu les mêmes déboires avec Spector. Et en 2011 pour mon interview pour Rolling Stone (voir plus bas dans l’article) l’immense Darlene Love, la chanteuse ( entre autres) des Crystals m’avait aussi raconté la même histoire. Tout comme mon ami vice Président d’A&M Records qui était un intime de Spector et qui était souvent invité chez lui au Pyrenees Casle, un fac-similé de château du sud-ouest de la France où Phil Spector jouait au comte Dracula ( voir plus bas dans l’article).
Producer superstar, ultime nabab du rock and roll, Merlin l’enchanteur sonique, depuis le crépuscule des 60’s, Harvey Phillip Spector dominait le paysage musical, perché au sommet de son légendaire « wall of sound » ou reclus dans son Xanadu, jusqu’à cette nuit du 3 février 2003 où sa vie va basculer lorsque la comédienne Lana Clarkson, starlette de films de série « B » est retrouvée morte a son domicile, l’inquiétant Pyrénées Castle à Alhambra, près de Pasadena. « Elle a voulu rouler un patin au flingue avant d’appuyer sur la gâchette », se défendra-t’il. Mais ses explications ne convaincront guère le jury qui l’a condamné au cours de son second procès. Et tandis que Spector s’est fait coffrer au California Substance Abuse Treatment Facility and State Prison (SATF) de Corcoran au sud de Fresno, cela ne l’empêche guère de se faire aussi « coffret » puisqu’ en 2011, une bordée de 7 rééditions remastérise ses albums les plus fameux avec ce « Phil Spector presents the Philles album collection » pour célébrer les 50 ans du label qui nous a donné les Crystals, les Ronettes, Darlene Love, Bob B. Soxx and the Blue Jeans, etc… preuve que si l’on pouvait encore en douter chez Spector, quel que soit l’artiste, la vedette revient toujours à Spector !
Grandeur et décadence d’un génie du rock à l’ego sur-dimensionné capable d’usiner avec autant de succès ses teenage-girls-groups que les géants Beatles au crépuscule de leur art, mais que cache donc vraiment Phil sous ses perruques ?
Avant ce désormais tristement funeste 3 février 2003, il y eut un 2 février. Ce soir là, Phil Spector quitte son domicile au 1700 Grand View Drive à Alhambra. Il emprunte le Hollywood Freeway jusqu’au restau Dan Tana’s au 9071 Santa Monica Boulevard. Et après avoir diné dans ce QG du showbiz de LA, il décide d’aller boire un dernier verre dans un club. Il remonte son ancienne rue Doheny Drive jusqu’à Sunset Boulevard où se trouve le House Of Blues, une copie en vrai faux décor des tripots du grand sud américain avec tôle ondulée faussement rouillée et barriques décoratives à l’entrée. Mais que diable venait-il faire dans cette galère ? Spector est un Howard Hugues du rock. 25 années durant, il s’était enfermé dans son hacienda de Doheny Drive, aux confins de Beverly Hills, bardée de panneaux « Keep out » et « No trespassing ». Après le « Rock & Roll » album de Lennon, le producer s’était quasiment retiré du monde. Et depuis 98, il avait investi le Pyrenees Casle, un fac-similé de château du sud-ouest de la France dans le style des années 30, où il occupait seul les 10 chambres à coucher et les 8 salles de bains de cette bâtisse édifiée par Sylvester Dupuy, un émigré français qui avait la nostalgie du pays. Qu’est-ce qui peut bien pousser notre hermite à s’aventurer ainsi hors de son territoire? Totalement parano, il ne reçoit jamais personne. Pourtant ce soir là, il rencontre Lana Clarkson et l’invite à boire un dernier verre à la maison. Erreur. Fatale. Car lorsqu’on est aussi méfiant, on n’introduit jamais un(e) étranger(e) dans son antre. À trois heures du matin, son chauffeur compose le 911, Lana Clarkson baigne inanimée dans son sang.
On se souvient tous de ses histoires de flingues brandis sous le nez de Lennon , des Ramones ou d’autres. Spector jusqu’alors avait cette réputation d’excentrique, le meurtre de la starlette le propulse directement des pages people aux rubriques judiciaires des gazettes. Mais pourquoi cet immense gâchis ? Comme souvent, les cicatrices les plus profondes remontent à l’enfance. Son grand-père Spekter, juif émigré débarque d’Ukraine aux US pour fuir les pogroms. Au passage obligé d’Ellis Island, il « americanise » son nom en Spector. La famille s’installe dans le Bronx et travaille dur. Benjamin, le père de Philip devient métallo, sa mère Bertha est couturière. Harvey a une enfance sans histoire, mais en 1958 Ben met fin à ses jours. On retrouve son corps dans sa voiture garée dans la rue : il avait branché un tuyau relié à l’échappement pour s’asphyxier. La fuite en avant pour échapper à ses créanciers. Mais Ben avait sans doute à la base de graves problèmes psychologiques. Et ceux-ci sont hélas bien souvent héréditaires. Pour échapper à la malédiction du Bronx, Berthe déménage avec ses deux fils à l’autre bout du pays. La famille s’installe dans le quartier juif de Fairfax à Los Angeles. Spector a alors 9 ans. Un an plus tard, sa mère l’inscrit au lycée local, le Fairfax High School, où se développe doucement sa passion pour la musique. À la maison, il écoute sans cesse la radio et rêve d’imiter les vedettes des ondes AM. Au lycée, les aspirants musiciens ne manquent pas. Après diverses tentatives, Spector va former son premier groupe, the Teddy Bears (les ours en peluche) avec ses copains Annette Kleinbard et Harvey Goldstein. Deux Harvey, ça ne le faisait pas, c’est à ce moment qu’il choisit d’adopter son second prénom Phillip. C’est aussi à ce moment qu’il découvre les studios d’enregistrement en poussant les portes du Gold Star à Hollywood. En 58, les Teddy Bears enregistrent leur premier hit « To Know Him Is To Love Him », l’épitaphe gravée sur la pierre tombale de Ben Spector ; Phil a tout juste 18 ans mais cela ne règle pas son Oedipe pour autant. Le titre se classe au sommet des charts et un million d’exemplaires sont écoulés.
Après quelques tentatives infructueuses et un album, incapable de reproduire ce succès massif, Spector auto-détruit le groupe comme un gamin lassé par son jouet va le briser, un schéma qu’il répètera inlassablement tout au long de sa carrière. Car tel le joueur de poker, Phil a toujours une carte d’avance dans sa manche. Avec les Teddy Bears, il a pris gout au studio où il se sent déjà comme un poisson dans l’eau. Et il a rencontré Lester Sill avec lequel il échafaude déjà bien des projets. Ce dernier est un proche de Leiber & Stoller et grâce aux recommandations de Sill, il devient leur assistant en studio à New York avant de produire lui-même quelques artistes. À son retour à LA, il décide de monter son propre label en s’associant à Lester Sill. Le label Philles nait de l’union de leurs deux patronymes. Leur première signature sera The Crystals, et leur premier 45 tours « There’s No Other (Like My Baby) » va cartonner. Phil Spector va alors développer sa technique d’enregistrement en édifiant ce qui deviendra son légendaire « Wall of Sound ». Ce colossal « mur du son » nait de la conjugaison d’une formation rock basique et de vocaux r&b avec un orchestre symphonique, le tout étant démultiplié par les techniques d’enregistrement puis noyé dans une colossale chambre d’écho. Une recette grandiloquente particulièrement décoiffante qui fera ses preuves tout au long de sa carrière.
L’autre théorème de base de Spector c’est que ses stars manufacturées se devaient d’être interchangeables. Ainsi, très vite les girls de la formation originale de the Crystals de Barbara Alston seront remplacées par the Blossoms de Darlene Love…exploitées- au sens propre du terme- en tant que the Crystals. Il ne ne croyait pas non plus au format album, préférant se concentrer sur des singles fracassants. Le 22 novembre 1963, triste jour de l’assassinat de JFK, il publie son « Christmas Album » qui deviendra son 33 tours le plus légendaires, un LP qui cartonnera chaque année à la saison des fêtes avant d’être imité, copié, voire plagié. The Ronettes, The Righteous Brothers, Bob B. Soxx and the Blue Jeans, Ike and Tina Turner apporteront chacun leur brique en or massif pour bâtir le fameux « mur du son ». Juste avant le Motown de Berry Gordy, Phil Spector manage une fabrique de rêves sur le modèle des usines Ford de Detroit : un gang solide d’auteurs/compositeurs, une équipe fidèle et surdouée de musiciens maison , une armée disciplinée de nymphettes vocalistes et telle la figurine chromée sur le bouchon du radiateur, le fameux son Spector qui va largement régner sur la décennie avec ses tubes si délicats et sucrés comme des bonbons acidulés.
En 1968, Phil Spector épouse Veronica Bennett, la chanteuse des Ronettes. Mais le conte de fées ne tarde guère à virer au cauchemar lorsque la post-ado réalise qu’elle n’est qu’une pauvre princesse bouclée dans son donjon doré, l’hacienda sur Doheny Drive bardée de panneaux « Keep out » et « No trespassing » d’où Phil lui interdit de sortir. Baby I love you, un an plus tard, il va adopter un bébé métis qui leur ressemblait, forcément, mais auparavant il oblige Ronnie à se balader avec un coussin sous ses robes pour faire croire qu’elle était enceinte. Donte Spector se souvient de son enfance chaotique et lorsqu’on lui demande : « Fils de Phil et de Ronnie, cela devait être génial de grandir à leurs cotés ? », il réplique sèchement : « Non ça ne l’était pas du tout. Je n’avais ni le droit d’inviter des copains ni celui d’aller chez des copains. C’était comme vivre dans une maison hantée. Il me beuglait dessus la nuit quatre heures d’affilée sans aucune raison. Il hurlait sur les problèmes du Monde comme s’il était Dieu et qu’il était capable de tout régler d’un coup de baguette magique. » Pour remonter le moral de Ronnie qui faisait de la dépression tandis qu’il était parti à Ascot enregistrer « Imagine » avec John et Yoko, à son retour il ramène à la maison…une paire de jumeaux blonds de six ans, Gary et Louis : « un soir il est rentré à la maison et m’a rapporté deux gamins, comme si c’était des animaux de compagnie », se souvient la chanteuse des Ronettes. « Le soir, après le diner, on nous conduisait à nos chambres », raconte Gary, « et nous étions enfermés jusqu’à l’heure du petit déjeuner. Les portes étaient bouclées de l’extérieur. » Les trois gamins n’étaient même pas autorisés à jouer ensemble !
Pourtant avec certains de ses amis, Phil pouvait se montrer parfois particulièrement généreux et attentionné. Marv Bornstein, vice-President d’A&M records de 68 au rachat par Polygram, Universal à la fin des 90’s entretenait une franche amitié avec Spector, partageant cette même culture juive russe dans une complicité Fairfax version delicatessen. Marv l’avait rencontré en 1965, lorsqu’il avait débarqué dans l’usine de pressage où il assurait déjà le « contrôle qualité » pour voir s’il pouvait presser son catalogue Philles. Ils s’étaient retrouvés un an plus tard avec une centaine d’amis devant les portes closes du cimetière de l’Eden Memorial Park à l’enterrement de Lenny Bruce. Un des types présents vivait à côté, ils étaient tous allés chez lui. Phil avait alors fait un vibrant discours chargé d’émotion, comme bien des années plus tard il s’exprimera pour rendre un vibrant hommage à Ike Turner au cours de ses funérailles. Marv se souvient aussi des lettres de soutien qu’il faisait circuler pour défendre John et Yoko lorsque le FBI de Nixon cherchait à les déporter hors du territoire US pour leur activisme. « Nous sommes vraiment devenus amis au moment où il est venu chez A&M signer son catalogue en 69. Il m’invitait aux matchs des Lakers et venait souvent déjeuner au bureau avec moi. Pour fêter mes dix ans de mariage, il est venu accompagné de Ronnie, nous rejoindre dans un restau sur Sunset. Il n’était absolument pas meshuggeneh (cinglé) comme on dit en yiddish. Pourtant lorsqu’il venait me voir, j’avais souvent un coup de fil du juridique pour me dire : « Phil n’est toujours pas venu signer son contrat ». Il ne signait jamais ses contrats, entretenant ainsi l’illusion qu’il conservait sa liberté. Mais il savait se montrer généreux. Un jour où nous discutions sur le parking d’A&M, on a croisé ce type Rose qui bossait au publishing. Il lui a dit : « Phil, j’adore ta veste ! ». Il l’a ôté, a vidé ses poches et lui a offert direct. Un jour où nous étions partis en vacances avec ma femme et mon fils, notre maison de Laurel canyon a été cambriolée. Dés notre retour, un type a débarqué pour nous monter un système d’alarme sophistiqué, un cadeau de Spector. Il en avait installé partout chez lui, alors il devait avoir des prix ! Il était si parano, il ne laissait jamais une bande trainer en studio, chaque soir il embarquait ses masters dans sa voiture sous la garde de George, un ex-flic, son chauffeur/garde du corps qui était armé. Et aussi, Phil exagérait toujours. Il avait un bureau sur Sunset et prétendait posséder tout l’immeuble alors qu’il n’était que locataire. Mais il était surtout extrêment talentueux. Il voulait avoir un certain son et savait l’obtenir. Bon, je ne dis pas qu’il payait rubis sur l’ongle, mais nul n’est parfait. »
Il semblerait pourtant qu’au fil des années, les accès de paranoïa aient été de plus en plus aigus. Au tournant des 70’s, Spector présenté aux Beatles par le sulfureux Allen Klein prendra en charge la prod de « Let It Be », ouvrant ainsi une longue collaboration avec les ex-Beatles puisqu’il enchaîne la réalisation des merveilleux « All Things Must Pass » et « Concert For Bangladesh » avec Harrison et « Plastic Ono Band », « Imagine », « Sometime in New York City » sans oublier les singles « Instant Karma » ainsi que « Happy Xmas (War Is Over) » avec Lennon. Mais même John le fidèle finira par se lasser des frasques de Spector superstar. Ainsi durant l’enregistrement de l’album « Rock And Roll », pour pouvoir accéder aux Studios A&M John lui-même devait expliquer qu’ « il participait aux sessions Phil Spector ». Plusieurs gouttes d’eau feront largement déborder le vase. D’abord en studio, un soir, Phil exhibe une arme à feu et tire sans raison au plafond ; ce qui fera dire à John : « Phil, si tu dois me flinguer, vas-y…mais ne déconne plus jamais avec mes oreilles, c’est compris ? ». Ce qui n‘empêchera pas Phil de « kidnapper » les bandes master de l’album. Il faudra à John deux mois de persévérance pour les récupérer, mettant fin définitivement à toute collaboration avec Spector.
En 1980, les Ramones durant les sessions de leur « End Of the Century » vivront eux aussi sous la menace du flingue. Docteur Spector, Mister Phil…quelle tragédie, à force de vouloir être plus artiste que ses artistes, ce génie sombre dans la folie. Mais ce qui déchire les tripes, c’est qu’au lieu de se contenter d’écrire que toutes ces prods grandioses étaient incontestablement l’œuvre d’un génie, l’arbre de la folie finit par cacher la forêt luxuriante de son méga-talent. « To Know Him Is To Love Him »…Harvey Spector ne s’est jamais remis du suicide de son père, c’est incontestable. Inconsciemment, il blâme sa mère, ce qui explique sa manière de traiter les femmes. Finalement en tuant Lana, c’est sans doute Bertha qu’il a voulu dézinguer. Sans cette immense faiblesse en lui, le visage du rock en aurait été changé. Mais si justement c’était cette faille profonde, cette blessure en lui qui faisait toute la différence entre talent et génie ? Cet Einstein du rock a croupitsur la paille humide d’un cachot à côté de l’abominable Charles Manson et qu’il ne devait voir la liberté qu’en 2027…hélas, le COVID en a décidé autrement puisqu’il vient de passer de vie à trépas à l’âge de 81 ans.
Gonzo-bonus… En 2011, pour la réédition du catalogue Philles records de Spector, j’avais interviewé l’immense Darlene Love pour le magazine Rolling Stone :
À 73 ans, le rire chantant de Darlene Love n’a rien perdu de sa puissance. La chanteuse des Blossoms, de Bobb. B Soxx & the Blue Jeans, de certains titres des Crystals a enfin rejoint le R&R Hall Of Fame en mars dernier parrainée par Little Steven et Bruce Springsteen, une consécration pour ses 50 années de carrière depuis qu’elle avait quitté l’église de son père à West LA pour l’ambiance feutrée des studios.
« J’avais 19 ans lorsque j’ai commencé à chanter dans les clubs. », raconte Darlene, « Il y avait cette boite très réputée dans le sud de LA sur Central Avenue où les plus grands musiciens blacks se produisaient depuis les années 30. Lena Horne, Satchmo (Louis Armstrong), Duke Ellington…ils ont tous joué au Central Avenue. »
Les filles qui composaient the Blossoms étaient plus agées qu’elle. Eddie Bill, leur premier manager était aussi arrangeur à Hollywood. Avec lui, elles deviennent choristes pour Sam Cooke, Jan and Dean, the Beach Boys, the Mamas and the Papas…avant de bosser pour l’associé de Phil Spector, Lester Sill qui produisait aussi des disques.
« Il nous avait amené au studio Gold Star Recording et c’est là qu’il nous a présenté Phil », poursuit-elle, « Il nous a expliqué que Phil était un producteur de NY et qu’il souhaitait produire un disque où nous chantions J’ai répondu : « Super, c’est justement ce que nous savons faire » sauf qu’on ne réalisait pas qu’il voulait qu’on assure les voix principales et non pas les chœurs. C’était la première fois que nous faisions les lead vocals. C’était « He’s a Rebel ». Nous étions en 1961 ! À l’époque c’était un type parfaitement normal. Il n’avait pas encore décroché de véritable hit. Phil avait tout juste 21 ans, c’était encore un gamin. Nous aussi d’ailleurs, car il n’a qu’un an de plus que moi. Par contre, ce qui faisait la différence c’était sa manière de s’habiller. Il était en costume cravate, vêtu comme un banquier et portait ces lunettes de soleil rondes. Et ses cheveux avaient la coupe Beatles…mais bien avant les Beatles, une coupe au bol, et il portait des chaussures à talons, on appelait ça des talons espagnols. Il est si petit, 1 mètre 62. Sonny Bono avait aussi une coupe au bol. On le surnommait le « va chercher », car chaque fois qu’on voulait quelque chose il devait aller le chercher. Il ne bossait que pour Phil et il était toujours là. Mais il jouait parfois du tambourin sur les disques, de la batterie…il dépannait souvent Phil en studio. »
À l’époque, tout était enregistré en même temps, les voix comme les instruments, car il n’y avait qu’une piste mono.
« Phil Spector m’a appris la chanson avec Jack Nitzsche qui était l’arrangeur et on l’a enregistrée en cinq ou six prises », continue Darlene, « Phil a fait quelques overdubs, un peu de batteries, un peu de tambourins et du piano. C’était un des rares enregistrements où Phil appliquait ce que je qualifiais de « Wall of Sound » plus clean. Après ce disque, il n’a pas cessé de rajouter des trucs et des trucs à ses productions. »
Pour « He’s A Rebel », Darlene a été payé 1500$, mais bien des années plus tard, elle intente un procès contre Spector et le tribunal lui attribue les royalties qui lui revenaient.
« Je crois être la seule femme dans sa vie qui ait jamais osé le défier », martèle la chanteuse, « Mais toutes les autres, que ce soit Ronnie ou ses nombreuses girl-friends, même sa mère, c’était autre chose. Sa pauvre mère, il faut voir comment il la traitait lorsqu’elle passait le voir en studio. J’étais obligée de le réprimander comme un gamin, je m’énervais, je lui disais « Phil, tu cesses immédiatement ! On ne traite pas sa mère comme ça ! Tu devrais avoir honte de toi. Tu as vraiment un problème ! Es-tu cinglé ? Ne parle pas comme ça à ta mère ! Et cette fille, Lana, s’il l’a tuée c’est qu’elle avait osé le défier, elle voulait juste s’en aller alors qu’il refusait. Et elle a commencé à partir et c’est à ce moment qu’il lui a tiré dessus. Toutes les autres femmes avec lesquelles il avait une relation lui obéissaient au doigt et à l’œil. Phil a commencé très tôt son cirque avec les armes à feu.
Moi quand j’arrivais en session et qu’on me disait : Phil a encore sorti son flingue, je faisais « ah vraiment ! »… je remontais direct en voiture et je rentrais chez moi. George, son chauffeur était toujours armé. C’est lui qui détenait les flingues, mais Phil les récupérait. Il me téléphonait énervé pour demander : pourquoi tu n’es pas là ? Et je lui répondais, Phil tu étais armé ! Et dans ce cas moi je ne suis pas dans les parages. George m’attendait devant le studio et me disait : « C’est bon Darlene, tu peux y aller il m’a rendu le flingue. » J’ai toujours dit à Phil qu’un de ces jours il finirait par blesser quelqu’un. Pour moi être armé en studio n’avait aucun sens. Moi je refusais d’être dans les parages d’un dingue armé. C’était un truc de pouvoir. Je ne sais même pas s’il détenait un permis de port d’armes. Mais personne n’appelait jamais la police pour se plaindre. Il se sentait au-dessus des lois. »