ET LE DIABLE A SURGI : LA VRAIE VIE DE ROBERT JOHNSON
Mort bien trop tôt, le mythique guitariste du delta a inspiré, excusez du peu, Clapton, Dylan et les Stones. À seulement 27 printemps, Robert Johnson aura jeté toutes les bases de la musique moderne. Virtuose du blues, inventeur du rock, réputé avoir passé un pacte avec le diable en échange de son incroyable dextérité, « Et le diable a surgi : la vraie vie de Robert Johnson », traduite par Bruno Blum, est LA biographie ultime consacrée à la vie tragique de cette légende de la musique.
Les rock-critics l’ont baptisé : the 27 Club, car chacun d’entre eux est décédé à l’Age de 27 printemps. Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison dans les 60’s, puis Kurt Cobain et Amy Winehouse constituent cette triste confrérie maudite des génies de la musique partis bien trop tôt. Cependant, bien avant eux, en 1938, Robert Johnson succombait dans des conditions mystérieuses. Incroyablement documentée, écrite par les deux plus grands spécialistes du blues, traduit par Bruno Blum, « Et le diable a surgi : la vraie vie de Robert Johnson » offre un éclairage inédit sur la trop courte vie du guitariste de Memphis, rétablissant ici et là la vérité, quitte à déconstruire la légende. Non, Johnson n’a pas conclu un « pacte avec le diable à un carrefour » pour jouer de la guitare comme s’il s’agissait de trois instruments à la fois. Et si le guitariste virtuose décède à seulement 27 ans, c’est que ce séducteur invétéré, qui avait une fille dans chaque ville, fut prosaïquement victime d’un mari jaloux. Mais il reste à jamais vivant dans le cœur de tout amateur de blues. En réécoutant ses seuls enregistrements disponibles, les deux compilations de ses chansons, on mesure toute l’étendue du génie d’un jeune noir du Mississippi devenu ainsi immortel. Rencontre avec Bruno Blum qui a traduit le vertigineux « Et le diable a surgi : la vraie vie de Robert Johnson » de Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow publié au Castor Astral.
« Comment t’es-tu embarqué dans cette aventure Robert Johnson ?
J’ai déjà traduit plusieurs livres dans ma vie, dont la biographie de Marley ( Voir sur Gonzomusic https://gonzomusic.fr/so-much-things-to-say.html ) et par conséquent Le Castor Astral m’a proposé de traduire « Et le diable a surgi : la vraie vie de Robert Johnson »
On dit que c’est le meilleur bouquin sur la vie de ce guitariste de blues mythique !
Pour moi, c’est bien plus que ça, c’est un livre qui réécrit carrément l’histoire du blues. Car le grand mythe du blues se situe dans le delta du Mississippi quand les musiciens sont errants et jouent seuls comme ça de fêtes privées dans les plantations aux juke-joints dans les petits bleds du delta où sévit la pire répression raciale contre les noirs. Le blues est intrinsèquement lié à tous ces stéréotypes. Or de cette période légendaire existait bien peu de témoignages exceptés ceux d’Alan Lomax, dont le livre a été traduit en français. Il rapporte le témoignage de la mère de Robert Johnson qui est justement décrite dans le livre de Comforth et Wardlow qui démontre que Lomax a complètement inventé cette rencontre qui n’a jamais eu lieu, car la mère en question ne pouvait pas être la bonne. Donc c’est un livre très sérieux qui démonte tout un tas de mythes et qui présente la réalité non seulement de la vie de Robert Johnson, mais surtout ils ont réussi à trouver de sources sérieuses et inédites pour l’évoquer. Ces grands bluesmen qui voyageaient en sautant dans les trains de marchandises, c’est peut-être le plus grand mythe de l’histoire de la musique.
Robert Johnson compte parmi tes héros ?
Traduire Robert Johnson, c’est bien plus intéressant que de traduire une énième biographie de Bowie ou des Stones. C’est une musique fondatrice tandis que les Rolling Stones ou Bowie c’est une musique un peu bourgeoise, une mise en scène, c’est un truc anglais, quoi ! C’est une forme d’art moderne. Là on est dans un mythe fondateur des musiques du XXème siècle, la preuve c’est que les Rolling Stones ont été directement inspirés par Robert Johnson. Comme l’ont été Dylan, Clapton et tous les autres.
Déjà, par leur reprise de « Love In Vain » !
La version des Stones de « Love In Vain » est un titre crucial de leur discographie, il est par ailleurs très réussi, les deux versions qu’ils ont enregistrées sont super. Moi, c’est comme ça que j’ai entendu parler de Robert Johnson pour la première fois, c’était sur « Let It Bleed ». Je l’ai vraiment découvert en 1978, après avoir lu un article, j’ai acheté au Virgin Megastore de Londres, où je vivais, le volume 2 de « King of Delta Blues ». Il y avait eu un volume 1 en 1961, qui est analysé en détail dans le livre, puis un volume 2 paru en 1973, mais à l’époque c’était totalement inaudible. Les 78 tours rarissimes étaient extrêmement mal restaurés. Tu écoutais ça deux fois pour l’anecdote et tu le rangeais dans la discothèque. Mais au début des années 90, Columbia a réédité une intégrale « Robert Johnson : The Complete Collection » qui du coup a un son remarquable. C’est vraiment la virtuosité à l’état pur, on ne peut pas trouver mieux dans le domaine du blues. Le mec était capable de jouer la basse avec le pouce, la mélodie avec les autres doigts. Déjà tu as un truc polyphonique où tu joues deux choses différentes avec des doigts différents.
Dans le bouquin on compare son jeu à celui d’un pianiste. Sur un seul instrument c’est comme s’il en jouait de trois à la fois !
Quatre, puisqu’il y a la voix aussi ! Et c’est un chanteur remarquable, un sublime compositeur. Il était vachement jeune. Et surtout son style est sorti de nulle part… enfin c’est ce qu’on croyait jusque-là, car maintenant on sait comment il a appris à jouer de la sorte puisque les auteurs ont retrouvé la fille de son prof de guitare qui a tout raconté.
Ike Zimmerman !
D’ailleurs Bruce Comfort a publié un article sur Ike Zimmerman, le vaudou et tout ça. On sait désormais qu’il jouait dans les cimetières la nuit et que c’était lié à la culture autour du hoodoo, le vaudou américain. Tout est détaillé sur la réalité des cultes animistes dans le delta du Mississippi à l’époque. Ils ont aussi découvert un autre truc incroyable c’est que Robert Johnson n’était pas du tout un enfant des plantations. John Hammond l’avait toujours présenté comme un gars de la campagne. Ce producteur de Columbia était son premier soutien dans le nord. Il avait découvert Bessie Smith, produit Billie Holiday. C’est aussi lui qui a signé Bob Dylan, c’est un personnage essentiel de la musique américaine. Et il a fait découvrir Robert Johnson à Bob Dylan quand il l’a réédité en 1961 en lui offrant l’album. Et Bob Dylan a appris la composition, il l’explique dans son autobiographie, en décryptant les enregistrements de Robert Johnson pour voir comment il structurait ses paroles.
Dans le livre « Et le diable a surgi », contrairement à ce que John Hammond avait toujours dit, on apprend que Johnson n’avait pas passé toute sa vie dans une plantation à ramasser le coton comme quasiment tous ses contemporains noirs à l’époque, mais qu’au contraire il avait grandi à Memphis, en plein centre-ville. Or c’était la ville-clef de l’histoire de la musique américaine avec la Nouvelle-Orléans, avec Elvis Presley et BB King. C’était aussi là qu’a démarré la première radio où l’on pouvait entendre des noirs. En vivant à Memphis, il a pu aller à l’école, c’est-à-dire qu’il savait lire et écrire, contrairement à 99% des mecs qui bossaient dans le coton. Ce qui explique le côté littéraire de ses paroles qui est exceptionnel pour un bluesman de l’époque. Ses grands contemporains comme Willie Brown, Son House ou Charlie Patton, il les a tous connus. Son House était un de ses proches. Mais aucun ne savait lire et écrire. On a des témoignages de première main, de sa sœur. Les auteurs mènent leurs recherches depuis 1961, ils ont mis soixante ans à faire ce bouquin exceptionnel qui révèle la véritable histoire non seulement d’un des plus grands mythes des bluesmen du delta qui sont fondateurs du boogie à la guitare… c’est-à-dire du rock and roll ! La grande innovation de Robert Johnson ce n’est pas seulement sa virtuosité, car il y en a eu des virtuoses comme Blind Blake qui l’a précédé, c’est qu’il a adapté le boogie-woogie au piano ;
Un des mythes les plus fondateurs de Robert Johnson c’est le fameux pacte passé avec le diable à un carrefour : c’est évidemment une légende ?
C’est comme ça que Robert Johnson s’est fait le plus connaitre. Mais là nous avons une enquête des plus sérieuses menée par un mec qui vit dans le Mississippi et qui est le plus gros collectionneur de blues au monde. Gayle Dean Wardlow a la plus grosse collection de 78 tours de blues au monde. Et Bruce Conforth est le fondateur du Rock and roll Hall of Fame, c’est un universitaire du plus haut niveau qui a travaillé avec Timothy Leary. Il est lui-même musicien, comme son collègue. Les deux sont de super guitaristes. Ce sont vraiment des auteurs exceptionnels. Pour revenir au mythe du carrefour, il y a cette chanson intitulée « Preaching Blues ( Up Jumped the Devil) » où effectivement on retrouve quelques allusions reprises dans le livre où ils analysent en détail toutes les références au diable, mais aussi au vaudou qu’on retrouve dans ses chansons et elles sont nombreuses. Mais la culture afro-américaine des années trente dans le sud des USA était complètement imbibée de références au vaudou. De Billie Holiday à Bo Diddley en passant par Muddy Waters, ils chantent le vaudou. Or le vaudou était opposé à tout ce qui est chrétien était pratiqué par des gens qui se revendiquaient très chrétiens qui l’intégraient à leurs rites. Le vaudou est donc très présent dans le blues et pas seulement dans son blues à lui. La légende du carrefour et du pacte avec le diable existe dans toutes les cultures. Ce n’est pas seulement Faust en Allemagne, ce n’est pas seulement le hoodoo en Louisiane et dans le sud, on retrouve ça partout. Mais le mythe du carrefour où un homme noir voit le diable apparaitre et offrir la magie de la guitare en échange de son âme, ce qui lui aurait permis de jouer aussi bien parce que les gens n’arrivaient pas à croire qu’il puisse jouer aussi bien, cette histoire-là est en fait dérivée du vaudou qui est Papa Legba, la divinité du carrefour. Quand tu vas au carrefour et que tu attends que Papa Legba apparaisse, dans la culture animiste américaine, mais aussi à Cuba, en Jamaïque et ailleurs, c’est le dieu qui regarde si tu prends à droite, à gauche, si tu vas tout droit ou si tu retournes en arrière. Il regarde où tu vas, il juge ton comportement et si tu fais quelque chose qui lui plait alors à ce moment-là il est copain avec toi et décide de te prodiguer ses faveurs. Donc le mythe du pacte avec le diable est un truc chrétien qui a été plaqué pour christianiser une histoire qui est en réalité un mythe animiste.
C’est comme les funérailles à la Nouvelle-Orléans. Quand on va vers le cimetière, tout le monde est triste et silencieux, tout le monde fait la gueule. Ensuite ils arrivent au cimetière, ils enterrent le mec et au retour c’est la fête. Le mec une fois mis en terre son esprit sort de la tombe et va prendre possession des esprits de ceux qui sont là pour leur inspirer la fête. Et ils vont se mettre à improviser à la clarinette, à la trompette, la glossolalie inspirée par les divinités animistes. Donc le jazz et le blues sont fondés par ce mythe. Pour Robert Johnson, cette légende l’a fait connaitre encore plus que sa musique incroyable et ce livre fait toute la lumière là-dessus. En plus son prof de guitare allait effectivement dans les cimetières pour chanter avec lui, ce qu’on ignorait jusqu’alors, car le mythe était vraiment un mythe, mais en réalité Ike Zimmerman allait au cimetière peut être pour avoir la paix, mais aussi peut être que c’est dans les cimetières qu’on ramasse de la poussière, le goofer dust, qui est un élément rituel du vaudou. Si on te met ça sur ta porte tu vas avoir des problèmes. Or on trouve des références à cette poussière partout dans le blues.
D’où la composition de Johnson « I Believe I’ll Dust My Broom » !
Exactement. Ce blues-là qui a été un des premiers trucs joués par Brian Jones à l’époque des Stones, et qui a été enregistré par ZZ Top et bien d’autres, c’est « je vais secouer mon balai et une poussière va en sortir ». Est-ce que c’est pour faire le bien ? Est-ce que c’est pour faire le mal ?
On va finir sur une note triste, la mort de Robert Johnson à seulement 27 ans. À force de tirer des gonzesses dans tous les sens, y compris des femmes mariées, il se fait empoisonner par un mari jaloux !
Oui, même si je ne pense pas qu’il ait particulièrement eu des relations avec des femmes mariées. Il avait des relations avec beaucoup de femmes, il était alcoolique, son but dans la vie était de trouver une nana dans chaque ville pour avoir un endroit où dormir quand il allait jouer, car il se déplaçait sans arrêt dans des wagons à bestiaux. Il menait une vie d’errance. Et il revenait à Memphis dans sa famille, il allait voir sa mère, car il n’avait pas connu son père. Et les auteurs du livre ont tout de même retrouvé le meurtrier de Robert Johnson qu’ils ont pu interviewer et qui raconte comment il l’a tué. Il s’excuse parce qu’il ne voulait pas le tuer. Il donne tous les détails.
À la base, il voulait juste lui donner la chiasse en guise de leçon pas le tuer ?
Oui, c’est ça, vous lirez le bouquin ! Le type a mis une dose trop forte de son laxatif lequel par conséquent a causé une hémorragie interne. Johnson est mort dans une grande souffrance à 27 ans ce qui évidemment relance le mythe du « Club des 27 »
Il a été le premier du « 27 Club » ?
Oui, bien sûr. Mais tout ça, c’est des trucs de journalistes. Bon d’accord, ça fait des bons titres, mais je trouve que c’est beaucoup plus intéressant d’approfondir la culture afro-américaine à l’occasion de ce livre. Dans la préface que j’ai rédigée, on replace dans son contexte l’histoire des bluesmen du Mississippi au début du XXème siècle dans le contexte de l’histoire e la musique américaine sur une cinquantaine d’années.
Ce qui est bouleversant c’est que le livre dépeint le quotidien des noirs aux États-Unis à cette époque-là et c’était terrible. Sa vie reflète ces tragédies, sa première femme qui meurt avec son enfant en accouchant alors qu’elle est jeune et vigoureuse, preuve qu’il n’y avait aucune médecine pour les blacks à l’époque. Puis sa deuxième épouse qui meurt aussi. Il y avait un taux de mortalité absolument horrifiant.
Oui, mais la médecine existait, c’était la médecine animiste, qui prodiguait ses services traditionnels afro-américains avec ce qu’ils pouvaient. Parfois cela pouvait être efficace, mais pas toujours -. Moi je trouve cela très intéressant, car toute la musique qui a complètement envahi le monde est venue de ces cultures créoles cubaines, Mississippi… tout ça, c’est le même genre de culture même s’il existe des différences stylistiques des différences de forme, mais au fond c’est la même histoire. Et ce sont ces musiques-là qui ont été fondatrices de toutes les musiques modernes américaines qui ont complètement envahi le monde de l’après-guerre. Avec ce livre on est au cœur de l’histoire d’un des grands fondateurs qui est Robert Johnson qui ne pouvait pas imaginer un jour qu’on parlerait ainsi de lui, évidemment.
Quels seraient, d’après toi, les véritables héritiers de Robert Johnson ?
Je l’explique dans la préface, les grands passeurs ont été les Rolling Stones qui ont enregistré « Stop Breaking Down » et « Love In Vain ». Mais le premier blanc à avoir enregistré du Johnson, c’est Eric Clapton au milieu des années 60, Bob Dylan et quels autres. Il y a eu d’autres bluesmen, notamment ceux qui l’ont connu, qui ont repris ses chansons avant ça. Puis, tu retrouves « Sweet Home Chicago » dans les Blues Brothers repris par énormément de groupes.
Donc, la réponse à ma question c’est : nous sommes tous les héritiers de Robert Johnson.
Exactement ! »
« Et le diable a surgi : la vraie vie de Robert Johnson »
par Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow traduit par Bruno Blum au Castor Astral.