« Wozzek »à l’Opéra-Bastille
Dans un décor de ville dévasté par la guerre, le metteur en scène sud-africain William Kentridge offre humanisme et vérité à une œuvre hantée et glaçante, qui trouve un écho particulièrement troublant dans la guerre sauvage déclenchée par la Russie qui ravage actuellement l’Ukraine. JCM qui y a assisté à l’Opéra Bastille n’est certes pas resté indifférent.
Par Jean-Christophe MARY
Invité pour la première fois à l’Opéra national de Paris, le metteur en scène sud-africain William Kentridge revisite Wozzeck, l’œuvre majeure d’Alban Berg et la transpose durant la Première Guerre mondiale.
Lorsqu’il crée cette nouvelle production en 2017 au festival de Salzbourg, William Kentridge a une vision : transposer l’opéra tiré de la pièce de Georg Büchner écrite en 1830 pendant la 1ere guerre mondiale. La raison en est simple : le soldat Alban Berg avait commencé l’écriture de cet opéra pendant la première guerre mondiale quand il était en permission. Cette œuvre qui évoque la cruauté des officiers et des médecins sur les jeunes soldats prend ces jours-ci une résonance particulière. Si le texte dénonce le militarisme prussien des années 1830, le désespoir et la pauvreté, l’opéra s’adapte parfaitement à l’esprit militarisme de la première guerre mondiale. Dans la pièce, il y a des passages où le soldat Wocceck croit entendre le ciel exploser, le sol gronder sous ses pieds. Si ces choses étaient imaginaires en 1830, durant la première guerre mondiale ces description s’apparentent aux bombes qui tombent dans les tranchées, à ces mines qui explosent devant nous.
Le décor, un amoncellement de plateformes reliées par des passerelles instables, évoque le chaos d’une ville bombardée, avec en arrière-plan des images de bâtiments détruits, de corps blessés, de cartes de batailles, des paysages ravagés et font écho aux films que Wozzeck montre sur un petit écran au capitaine au début du premier acte. Avec ces projecteurs braqués vers le ciel, ces masques à gaz, ces dessins de corps déchiquetés, le spectacle résonne avec une intensité particulière alors que la guerre fait rage ces jours-ci en Ukraine. Dans cet opéra, il y a un rapport intense à la fumée, un côté granulaire qui renvoie au caractère grinçant du livret et de la musique d’Alban Berg. Artiste pluridisciplinaire, William Kentridge pratique le dessin, la gravure, la sculpture depuis de nombreuses années. Renforcer sa mise en scène d’images animées sous les traits rugueux de dessins au fusain, tout ça semblait pour lui être une évidence. Les projections utilisées durant le spectacle fonctionnent de différentes façons. Elles se superposent et se fondent dans le dispositif scénique : le village dans lequel vivent Wocceck et Marie, des images du paysage dévasté par la guerre dans laquelle se déroule l’opéra, la mare dans laquelle Wocceck va se noyer, le champs vide dans lequel il va poignarder Marie. Les éléments du décor deviennent des surfaces de projections tout en représentant les lieux eux-mêmes. L’autre idée intéressante pour souligner le caractère absurde et les folies de la guerre, c’est l’apport de cette marionnette déshumanisée. Ici, l’enfant de Marie et de Wozzeck est représenté par une marionnette avec un masque à gaz en guise de visage ce qui renforce l’intensité dramatique.
Cet opéra porte en lui toute une violence et une folie engendrée par le désespoir. Une violence infligée sur Wocceck par le capitaine, le médecin et le tambour major. L’œuvre pose la question de la violence envers les hommes, la violence envers ceux qu’on aime comme réponse à la pression, au désespoir est une question très contemporaine au vu de la guerre Russo-Ukrainienne. La musique n’est pas réputée facile d’accès car peu familière. Mais plus on l’écoute, plus on dénote un certain lyrisme, plus on ressent à quel point chaque note est vitale, essentielle.
La distribution est dominée par les interprètes principaux. Johan Reuter campe un Wozzeck hagard, en déshérence qui porte en lui le malaise que nous éprouvons face à ses angoisses. La voix est solide et bien projetée, le style élégant. Eva-Maria Westbroek propose une Marie pleine d’humanité dont elle traduit les multiples affects, la tendresse, la coquetterie, la peur, avec une voix pleine, un timbre captivant. A leurs côtés, la distribution est solide. Le médecin interprété par Falk Struckmann est une sorte de Dr Frankenstein machiavélique prêt aux expérimentations les plus folles. Doté d’une voix robuste, John Daszak s’impose dans le rôle du Tambour-major viril tandis que Gerhard Siegel campe un capitaine lâche et cruel. Soulignons également la belle prestation de Tansel Akzeybek dans le rôle d’Andrès et celle de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, espiègle à souhait ; dans le rôle de Margret. Saluons aussi la direction musicale de la cheffe Susanna Mälkki qui combine force et sensibilité et la performance des artistes du chœur qui apparaissent en pantins désarticulés comme emportés dans une valse funèbre. Une œuvre glaçante que vous pouvez écouter et voir jusqu’au 30 mars à l’Opéra Bastille .