« LE MALADE IMAGINAIRE » À LA COMÉDIE FRANÇAISE
Un mariage arrangé, des amours contrariés, une belle-mère cupide et un bourgeois abusé par des imposteurs, Molière réunit tous les ingrédients d’une comédie réussie. La mise en scène crépusculaire gothique de Claude Stratz, avec Guillaume Gallienne, dans le rôle-titre est à nouveau à l’affiche de La Comédie Française et Jean Christophe Mary sans doute nostalgique de ses années de lycée renoue avec l’œuvre de l’immense Jean-Baptiste Poquelin.
Par Jean-Christophe MARY
« Le Malade Imaginaire », dernière œuvre dramatique écrite par Molière, est une comédie-ballet en trois actes et en prose, créée le 10 février 1673 par la Troupe du Roi sur la scène du Palais-Royal à Paris, avec une musique de scène composée par Marc-Antoine Charpentier et des ballets réglés par Pierre Beauchamp.
Argan règne sur une cour de médecins mécréants et ignorants qui abusent de ses faiblesses, plus intéressés par l’idée de lui plaire que par sa santé. Ce malade imaginaire est également sous la coupe de sa seconde femme, Béline, affublée d’un notaire calculateur, qui dissimule sous ses soins dévoués l’espoir d’hériter au plus vite. Père tyrannique, l’hypocondriaque fâcheux, obnubilé par ses névroses, souhaite marier sa fille Angélique au neveu de Monsieur Purgon, son fidèle médecin traitant. Mais celle-ci, amoureuse du jeune Cléante, lui résiste au risque d’être envoyée au couvent. L’odieuse marâtre Béline ne fait qu’attiser le conflit. Il faudra l’opiniâtreté et les ruses de la servante Toinette pour que les masques tombent. La sincérité de certains apparaît enfin au grand jour tandis que d’autres, faussaires de l’amour et de la science, sont désavoués. Créée en pleine période de carnaval, la pièce se clôt sur la cérémonie d’intronisation d’Argan dans le corps médical, ultime parodie où Molière retranscrit en « latin de cuisine » les discours prononcés lors des réceptions à la Faculté de médecine de Paris. Excellente surprise que la reprise de cette belle production mis en scène en 2001 par Claude Stratz. Quand Molière écrit Le Malade Imaginaire, il se sait gravement malade. Sa dernière pièce est une comédie où chaque acte termine par une évocation de la mort.
On ne s’y trompe pas : des décors aux lumières, des costumes aux masques et prothèses, la vision du metteur en scène est crépusculaire, teintée d’amertume et de mélancolie. Tout est calé sur l’unité de temps du premier acte qui commence en fin d’après-midi et se termine aux bougies à la nuit tombante. Ici, il y est autant question de vrai que de faux malade, de vrai ou faux médecin, de vrai ou faux maître de musique, de vraie comédie mais aux accents dramatiques. Si le charlatanisme des médecins est un thème privilégié de l’auteur, c’est la science médicale elle-même qui est attaquée dans cette farce satirique, doublée d’une sombre et lucide méditation sur la peur de la mort. Si on se réfère à la pandémie du COVID et la polémique autour des vaccins qui a secoué le monde médical ces deux dernières années, cette œuvre traverse le temps sans prendre de ride. Impérial dans le rôle d’Argan, Guillaume Gallienne réussit un vrai tour de force. On y découvre un étonnant travail d’acteur, à la gestuelle précise, tout en émotion dans cet Argan brisé, amer, au bout du rouleau. Son jeu transpire l’angoisse totale face à la maladie et à la mort, laisse transparaître les frustrations et les rancœurs d’Argan. Du haute de sa Chaise Montauban, cette chaise percée qui répond aux besoins des personnes ayant des difficultés à se déplacer aux toilettes, Argan Gallienne est ce monarque hypocondriaque assis sur son trône qui s’amuse à voir le monde tourner autour de lui. Ses qualités de jeu, cette justesse dans la diction, ce regard étonnant, cette gestuelle précise donne une véritable impulsion au texte de Molière. Alain Lenglet campe de manière sobre le rôle de Beralde, le frère Argan. Beralde arrive à l’improviste tout juste sorti des effluves d’une nuit de carnaval, encore enivré par la fête. En contradiction avec son frère, Beralde incarne la haine des médecins.
La confrontation entre Argan et Béralde oppose deux visions bien tranchées : d’un côté une sacralisation, de l’autre une satire de la médecine. Cette confrontation entre les deux frères prend le ton de ces conversations politiques que l’on a en famille, où chacun défend son point de vue avec âpreté. C’est joué avec une telle précision et un tel sens de l’autodérision, que l’on ne peut parfois qu’en rire aux éclats. Julie Sicard dans le rôle de la servante Toinette, forme une relation de « vieux couple » avec Argan. Elle le connaît par cœur, jouit d’une grande liberté de ton et peut tout dire à son maitre. La comédienne excelle dans ce rôle comique. Elissa Alloula interprète elle une Angélique qui porte le drame. Elle est amoureuse de Cléante, entière, entièrement dans l’émotion. Les dialogues sont savoureux et les mots fusent à la vitesse de la lumière. Monsieur Diafoirus, Christian Hecq, forme un couple de vampire avec son fils Thomas interprété par Clément Bresson , tant ils se ressemblent et paraissent inséparables. Grimés en vampires gothiques, ils sont tous les deux présentés comme des imbéciles, fiers de leur art de médecin et de leur savoir universitaire. Certaines scènes sont cocasses comme celle où Argan, personnage avare, épluche ses comptes, conteste les factures de ses médecins et apothicaires, déambule sur scène dans une énorme couche culotte en criant sa haine de la médecine « Crève, crève ! ». D’autres sont plus salaces comme celle où Toinette se déguise en médecin. Elle fait de la « cérémonie » du diagnostic une véritable mascarade allant jusqu’à « goûter » aux excréments d’Argan. On rit lorsqu’Argan poursuit Toinette son bâton à la main, dans une course qui s’apparente à une bataille d’oreillers, de cette parodie d’opéra lorsque Angélique et Cléante, son amant le maitre de musique, improvisent des airs. Saluons aussi cette pantomime de Polichinelles qui entament une danse macabre derrière le rideau de scène entre les deux premiers actes, qui est une belle trouvaille. Ces scènes sont de vraies réussites, de vraies bouffées d’oxygène dans ce texte qui évolue du comique au tragique jusqu’à la farce finale, la cérémonie d’intronisation parodique et bouffonne d’Argan , à laquelle participent tous les personnages. Crée il y a 21 ans par Claude Stratz, la mise en scène est nette, précise, d’une grande fluidité. Le rythme est rapide mais ne s’emballe pas. Servie par les pensionnaires de la Comédie Française, cette partition est une véritable machine théâtrale qui, par le jeu des comédiens et de ses extraordinaires dialogues, tient le spectateur en haleine deux heures durant. Courrez-y.