KEREN ANN « Bleue »
Pour le 8éme épisode de ses aventures Keren Ann Zeidel revient enfin à la langue française, une première depuis son « Nolita » de 2004 et un retour vers le futur fulgurant de son tout premier « La biographie de Luka Philipsen ». Intitulé « Bleue » ce nouvel album porte divinement son titre, entre la radieuse utopie de « La terre est bleue comme une orange » et tout le pouvoir d’un pur blues acoustique cool d’une auteur-compositrice d’exception.
Cependant, vu le thème des chansons, cela serait plutôt « La terre est bleue comme l’océan » car sept chansons sur les dix que compte le disque ont un rapport intrinsèque avec l’eau. Et c’est sans doute ce qui rend cet album à la fois aussi cool, mais aussi bluesy, comme ces rivières que l’on peut parfois pleurer. Bon, sur ce coup-là j’avoue mon absence totale d’objectivité, cultivant une passion pour Keren Ann depuis que j’ai réalisé le petit doc qui accompagnait la sortie de « La biographie de Luka Philipsen » voici …19 ans. Et, durant ces deux dernières décennies, sa musique n’a jamais cessé de me traverser le cœur. (Voir sur Gonzomusic https://gonzomusic.fr/keren-ann-youre-gonna-get-love.html). Et cet album-ci ne fait pas exception.Certes, il est bien plus climatique que rock and roll, mais même le Velvet Underground savait aussi parfois s’arrêter pour respirer le parfum des fleurs n’est-ce pas ?
Tout commence par « Les jours heureux » qui n’ont rien à voir avec « Happy Days »…et pourtant ! C’est une love story évanescente. Une intimiste et aérienne poésie en aquarelles. Superbe et simple comme je t’aime. « Regarde la mer près du bateau » chante KA et elle donne en même temps la couleur bleue aquatique de cet album. D’ailleurs suit la Gainsbourg-Birkinesque « Bleu », comme la couleur de l’amour. Planante composition, portée par les cordes, qui soufflent comme un zéphyr apaisant. Avec son piano et ses violons, elle est portée par sa simplicité folky en référence au « Tapestry » de Carole King.
Avec « Le fleuve doux », on renoue avec le parlé-chanté de Gainsbourg qui n’est jamais très loin. Son superbe texte joue véritablement de la musique des mots, en douce ivresse voluptueuse…sans jamais oublier qu’il y a aussi « tueuse » dans ce terme. Et cette mélodie, qui évoque son juvénile « Dimanche en hiver » du tout premier album, comme un incroyable retour aux sources.
Nous poursuivons au fil de l’eau avec « Nager la nuit ». Car si l’on pouvait encore douter du caractère aquatique de ces chansons, en voici à nouveau la preuve avec cette climatique composition. Douce balade entêtante, elle vous emporte de manière « irrésistible » comme KA le chante dans un tourbillon émotionnel.
Aqua-woman again avec « Sous l’eau ». La voix et le piano sont ultra simple. Tout est dépouillé et pur. Émotionnel. Du coup, on comprend mieux la référence au « Tapestry » de Carole King. Cependant, lorsque KA lance inlassablement dans les violons ascendants l’obsédant « Il me tue cet amour », coté texte, on est tout de même à l’opposé de « (You Make Me Feel) Like a Natural Woman » ou de « You’ve Got a Friend ». Et cette entetante composition se révèle comme un des musts de ce disque.
« Ton ile prison » poursuit la référence à l’eau et à nouveau KA nous offre une composition incandescente, comme une chanson de Serge Gainsbourg écrite pour Jane Birkin. Superbes arrangements et texte intimiste puissant. Sans doute la plus belle chanson de cet album qui coule comme un long fleuve tranquille.
« Odessa odyssée » après l’ile, voici venir le port d’Odessa. Déjà les Bee Gees m’avaient ému en chantant leur chanson-titre « Odessa » en 1969, la ville mythique sur la mer Noire étant aussi le berceau de ma famille. Alors quand la voix du pianiste Thomas Barrlett scande Odessa odyssée, KA fait battre mon cœur juste un peu plus vite. Car à nouveau, il y a cette ombre gainsbourgienne qui plane sur le climat de ces chœurs…palpitants.
Incontestablement l’un des morceaux les plus surprenants :« Le gout d’inachevé », est un duo fantastique avec David Byrne…qu’on n’avait pas entendu chanter en français depuis le « Ce que j’ai fait ce soir-là/ Ce qu’elle a dit ce soir-là/ réalisant mon espoir/ je me lance vers la gloire » du « Pshycho Killer » ( « qu’est-ce que c’est ») des Talking Heads en 77. C’est si cool d’entendre Byrne vocaliser dans la langue de Molière de manière si romantique et tendre sur ce texte aussi sarcastique que pétillant sur l’amour/ haine absolument succulent. Keren Ann lui donne la réplique et c’est superbe. Serge aurait qualifié de « classieux » ce titre-phare incontestable de ce lumineux CD. Par contre, pour le coup pas du tout aquatique, même son contraire puisque tout s’achève ici dans le désert. « La mauvaise fortune » est triste et automnale comme ces feuilles mortes que l’on ramasse à la pelle.
Enfin, tout s’achève avec « Le gout était acide » où KA saute le pas du parlé-chanté, presque de la poésie déclinée. Et à nouveau on perçoit encore l’ombre tutélaire du Gainsbourg de la vibrante « Sorry Angel » sur « Love On the Beat », avec notamment ces « bébé » répétés comme en écho à ses « mon amour » à lui. Troublante composition pour un troublant hommage au grand Serge qui venait lui aussi d’Odessa et qui aurait, à mon humble avis, adoré collaborer avec miss Keren Ann Zeidel. Hélas Serge est parti bien trop tot. Et son absence laisse justement bien des bleus au cœur…comme le papa de KA à qui est dédié cette collection de chansons.