COUTIN IS MORRISON
Depuis le temps que j’essayais, je ne croyais plus jamais y parvenir. J’avais pourtant trainé tant et tant de fois dans ce petit coin du Père-Lachaise avec l’espoir de te croiser. Fort heureusement, avec la publication de ton autobiographie « Jim Morrison et les Doors », nous avons pu enfin nous rencontrer et mener cette interview exclusive avec toi, Jim, un entretien rare que je suis fier de partager aujourd’hui avec vous.
Voici dix ans, pour le magazine Rolling Stone, je tendais mon micro à John Densmore, le fameux batteur des Doors de passage à Paris. Il faut se souvenir que durant les 70’s, les lycéens rebelles du Lycée Voltaire, dont je faisais partie, avaient pris l’habitude de sécher les cours pour aller se griller leur spliff au cimetière du Père-Lachaise tout proche. Et pour fumer leur sbar, entre les sépultures ombragées, ils n’allaient ni visiter Oscar Wilde, ni Édith Piaf ni même Chopin ou Delacroix. Une seule tombe méritait cet hommage rock and roll : celle de James Douglas Morrison. Depuis le 3 juillet 1971, l’angélique chanteur des Doors y avait élu son ultime demeure. L’une des nombreuses résidences du poète américain mystérieusement emporté par la mort à l’âge de 27 ans après une fulgurante carrière d’une demi-décennie. À la fois shaman et guérillero, ardente figure de la révolution sexuelle depuis son tout premier hit au titre si suggestif de « Light My Fire » lorsqu’il chantait : Vas-y bébé allume mon feu pour nous enflammer… Jim était unique et aussi étrange que dans la chanson des Doors « People Are Strange » qui inspire justement son titre au film. Jean François Bizot, le fondateur d’Actuel qualifiait ces personnages de « déclassés » et il savait ce dont il parlait. « Too Much Too Soon », comme le LP des Dolls, pas encore sorti, Jim a brûlé trop vite son incroyable énergie. Comme dans la chanson de Neil Young sur la rouille qui ne dort jamais. Emporté comme Janis et Jimi, comme James Dean. Au-delà de l’amour du blues rugueux des Doors, pour nous cela comptait sans doute un peu plus, car le final de sa tragédie se déroulait chez nous, à Paris. Or ne connait pas vraiment le pourquoi ni le comment de ce qui s’est vraiment passé cette fatale nuit de juillet 1971, au domicile parisien de la rock-star rue Beautreillis, car à l’instar de l’assassinat de Kennedy, bien des détails restent toujours flous aujourd’hui, quel est son avis sur ces diverses légendes urbaines :
Est-il mort d’overdose ? Avait-il vraiment de l’asthme ou d’autres problèmes médicaux ?
A-t-il pu s’écrouler dans ce club, le Rock and Roll Circus, et ensuite être transporté dans sa baignoire ?
Et si tout cela n’était qu’une mise en scène pour permettre à Jim d’échapper à sa célébrité et qu’il avait, en fait, acheté un appart qui domine le Père-Lachaise pour rire en secret de nous, tous ces fans écervelés penchés sur sa tombe ?
John Densmore éclate de rire avant d’admettre : «Toutes ces hypothèses sont avérées. Toutes ces légendes sur Jim sont vraies. Et franchement si un jour j’ai bien rencontré quelqu’un capable de simuler sa propre mort c’était bien Jim. Mais aussi, il faut savoir que mon ami est devenu alcoolique et qu’également nous ignorions qu’il avait une maladie. Donc, non seulement toutes ces histoires sont vraisemblables, mais en plus il y en encore d’autres. Mais à la minute où il décidera de revenir, qu’il sache que moi je jouerai dans son groupe. » Une décennie s’est écoulée depuis ma conversation avec John Densmore, Jim Morrison n’a peut-être pas reformé the Doors, mais avec la publication de son autobiographie simplement intitulée « Jim Morrison et les Doors », écrit sous la supervision de Patrick Coutin ( Voir sur Gonzomusic https://gonzomusic.fr/?s=Coutin+ ) sorti dans la collection les Indociles, sous la direction de Stan Cuesta, aux éditions Hoëbeke, je retrouve notre héros immortel du rock.
« Bonjour Jim.
Bonjour Gérard. (rires)
D’abord, Jim, je tiens à souligner que je suis totalement bluffé par ta maîtrise imparable de notre langue française.
Écoute, depuis 1971, j’ai eu le temps de m’y mettre, tout de même. D’apprendre tout ça, quoi !
J’ai adoré lire ton autobiographie. On y retrouve tout ce qui fait ton personnage hors du commun. Et aussi ta musique. Mais tout d’abord, si tu le veux bien, on va partir sur l’étymologie du nom de ton groupe : the Doors. Il faut évoquer ce choix littéraire de prendre un nom comme the Doors inspiré de « the Doors of Perception », c’est déjà un indice en soi de vers quelle direction tu voulais emmener ton groupe.
Nous étions dans une époque où on réalisait que l’Amérique était un pays qui faisait fausse route dans sa façon de vivre. Un pays qui faisait fausse route dans sa guerre au Vietnam. Il faisait fausse route dans toute l’hypocrisie qu’il y avait autour de la sexualité. Des drogues alors que l’Amérique était un pays qui consommait déjà énormément de drogue, ne serait-ce que médicales. Et c’était une époque où la génération de ceux qui avaient 18 ou 20 ans voulait dépasser cette situation américaine. Qui était considérée comme triste, catastrophique, avec souvent des relations avec les parents un peu pourries.
Tendues même, c’est ce qu’on voit dans ces films avec James Dean comme « La fureur de vivre »…
Absolument, donc l’idée c’était un certain nombre de penseurs où d’écrivains à l’époque, comme Aldous Huxley, travaillaient sur cette idée qu’en fait notre perception avait été endommagée par le système à force de l’abrutissement, de télévision, de cette espèce d’idéologie américaine un peu blaireau. Et que la seule façon de pouvoir s’en sortir n’est pas une révolution politique, mais une révolution spirituelle. Et que pour aller vite dans cette révolution spirituelle, les drogues notamment hallucinogènes comme le payolt ou la psilocine pour les anciens indiens d’Amérique, mais le LSD pour cette génération, qui était facile à fabriquer virgule pas cher était une façon de sortir de ce cadre où nous étions enfermés et d’arriver dans un autre monde où la perception deviendrait naturelle, où l’on pourrait vivre en paix, non seulement les uns avec les autres, mais aussi avec la nature. Aussi, avec l’univers, le cosmique. Donc on rejoignait là les préoccupations historiques des beatniks. Quelque part Kerouac juxtapose le bouddhisme et la religion chrétienne, donc choisir un nom comme les Doors, ça disait très clairement que notre ambition était de faire une musique dans des endroits qui au départ étaient tout petits, c’était des clubs de 400 ou 500 personnes. Mais de faire en sorte que ces soirées soient comme des cérémonies initiatiques pour aller bien au-delà de ce monde banal et névrosé dans lequel on nous forçait à vivre.
Ce qui est incroyable, c’est qu’avec un concept aussi intello tu aies réussi à faire des tubes aussi populaires, aussi addictifs, qu’on ait envie de chanter dans sa baignoire, c’est un super paradoxe ! Comment parvenais-tu à concilier ces 2 aspect d’un côté j’ai envie de parler au plus de gens possible, mais j’ai néanmoins envie de leur parler de choses intelligentes et de leur ouvrir l’esprit ?
Je crois que c’est toute la contradiction, tout le drame et toute la réussite des Doors. Au départ, l’idée des Doors c’est ça, une idée qui part entre Manzarek, Ray et moi Jim. Et qui se développe autour de ça. Puis, les Doors travaillent une bonne année à créer des chansons autour de mes écrits. Finalement, ces chansons tout le monde trouve qu’il y a quelque chose d’intéressant, mais elles ne convainquent pas le métier. Le show-biz n’est pas totalement conquis que ce sont des tubes. Et donc un soir, il y a cette scène célèbre ou je dis à mes camarades : les gars il faut se mettre à composer, il faut que chacun amène son truc parce que visiblement des chansons comme « The End » ne sont pas adaptées à la demande du métier. Et c’est là que Robbie Krieger rentre en action, puisqu’il a co-écrit deux des plus gros tubes du groupe, avec un talent particulier, mélodiquement très efficace. Et là, on répond à ta question, il y a dans les Doors tous les ingrédients d’un groupe extrêmement populaire, avec des chansons concises. Je dirais quelque chose qui avait un peu le côté rock anglais que pouvaient avoir les Rolling Stones …
Justement, Jim, dans ton autobiographie, tu traces un parallèle auquel je n’avais jamais pensé entre « Play With Fire » des Rolling Stones et « Light My Fire » des Doors !
C’est John Densmore qui avait fait ce lien, moi je n’ai écrit que le deuxième couplet aussi. C’est vrai, il y avait d’un côté cette ambition de devenir un groupe de pop music qui avait du succès et, d’un autre côté, une ambition « Morrisonienne » d’être un groupe qui change le monde. Très vite, on a réussi quelque part de devenir juste le plus grand groupe américain. En tout cas celui qui a eu le palmarès le plus incroyable : premier album, premier single, premier disque d’or. Les 6 albums qu’on a faits , disques d’or …
… les concerts… tes scènes dantesques, Jim !
… mais, en même temps que s’est-il passé, il s’est passé que le Jim Morrison étudiant en arts plastiques, mais aussi en cinéma et surtout, lecteur assidu des poèmes de Rimbaud, des poèmes des philosophes américains comme des philosophes français, ce Jim Morrison-là s’est retrouvé piégé dans le personnage de la rock star. Et la cohabitation, finalement, entre le poète et la star du rock a été courte et dramatique.
On l’a évoqué tout à l’heure en parlant des drogues, sans tous ces psychotropes jamais tu n’aurais été autant Jim Morrison ?
Ça c’est toi qui le dis ; moi je pense que l’espèce de folie qui était en moi et qui a fait quelque chose d’important pour, qui a rendu mon personnage de chanteur intelligent, je crois qu’elle a toujours été là.
Les drogues t’ont libéré en quelque sorte, alors ?
Les drogues m’ont aidé à libérer tout ça, mais c’était déjà là. Et je dirais qu’il est assez difficile d’être un jeune homme normal, quand ton père est le plus jeune amiral de l’armée américaine. Qu’il déclenche presque à lui tout seul la guerre du Vietnam.
Une des révélations de ton autobiographie, c’est cette histoire de la bataille du golfe du Tonkin. J’ignorais absolument que c’était ton père qui dirigeait la flotte au milieu de cet événement historique qui a effectivement servi de prétexte au déclenchement de la guerre du Vietnam. C’est énorme !
Donc la folie, moi je pense que quand on a une hérédité paternelle pareille, et qu’on a 20 ans dans ces années-là, je pense qu’on ne peut pas échapper à la folie. Et c’était une période parfaite, quand on avait cette espèce de déséquilibre, parce qu’il y avait toutes les drogues, toute la permissivité qu’on pouvait imaginer et surtout quand on devenait très jeune une rock star célèbre, à 19 ou 20 ans, on avait beaucoup de possibilités de faire ce qu’on voulait et de se défoncer à mort.
Est-ce que tu n’avais pas en toi ce côté jusqu’au-boutiste : je peux me dépasser, je peux me défoncer je peux aller encore plus et encore plus loin pour faire avancer ma conscience ?
Oui, on peut dire ça, car il y a un moment où l’on perd un peu la notion du danger quand on est très défoncé. Sachant que, de surcroît, la tradition beatnik par rapport à l’alcool était très fondatrice de la façon de penser de ma génération. Boire pour perdre le sens de la réalité, tout ça faisait partie de ce que nous avions appris par Kerouac, Burroughs, Ginsberg, et cetera. Il était évident que j’étais doté d’une force physique remarquable, car je pense que beaucoup d’autres seraient morts bien plus jeunes que moi.
Sans compter le nombre d’accidents que tu as eu, le nombre de passages à tabac par les flics… en fait ton corps aura encaissé de sacrés coups !
C’est clair qu’en juillet 71, j’avais le corps d’un homme de 65 ans… à 27 ans !
Pareil, tu buvais énormément. Tu avais une incroyable résistance à l’alcool. En fait, tu avais une explication à cela que tu évoques un moment dans ton livre, tu expliques que tu avais un chromosome en plus ou en moins qui te permettait de boire tout ce que tu voulais.
Pas un chromosome, mais c’était une théorie de Paul Rothschild, qui était le producteur des Doors. Lui pensait qu’il me manquait un enzyme ou quelque chose comme ça qui ne synthétisait pas l’alcool, en tout cas pas assez vite, et qui me permettait de boire boire… boire sans limites. Sans jamais me sentir ivre mort et donc d’avoir une attitude dans la vie ou sur scène correcte. Jusqu’au moment où je m’écroulais, car j’étais rattrapé par une overdose d’alcool. Je ne sais pas si c’est vrai, mais je buvais du moment où je me levais jusqu’au moment où je m’écroulais soit dans un divan, soit dans un fourré, soit dans ma bagnole. De préférence, pas très loin du bureau des Doors à Hollywood.
Oui, dans ce petit coin de West Hollywood qui regroupait tout ton univers. Sur la Cienega boulevard il y avait ton label Elektra records. Un peu plus haut, sur Sunset boulevard tu avais ton bureau des Doors; juste à côté sur Santa Monica boulevard il y avait également le Tropicana motel où tu résidais assez souvent.
Juste en face des bureaux d’Elektra, tu avais la boutique de vêtements de Pamela, au-dessus je vais louer des bureaux pour installer ma maison de production cinématographique. Sur un kilomètre sur un, soit 3 blocs, j’avais installé tout ce qui comptait pour moi …
Oui ce qui t’évitait de conduire vu ton état d’ébriété quasi permanent ! Tu as quand même eu la chance, malgré tout, d’être bien entouré … je ne parle pas de ta famille, bien entendu. Là, c’était une catastrophe, notamment les rapports conflictuels avec ton père qui t’ont super traumatisé toute ta vie. Mais des gens comme Jac Holzman d’Elektra, ou encore un mec comme Bill Graham, qui a été important pour toi, instaurant immédiatement des rapports de confiance entre vous deux, comme une association pour que les Doors prennent d’assaut l’Amérique. Et si les Doors, comme tu le disais tout à l’heure sont devenus si importants aux États-Unis, c’est grâce à ces concerts montés par Bill Graham. Un petit mot peut-être sur tous ces gens-là qui ont compté pour toi ?
Il faut d’abord parler de la qualité musicale du groupe. Densmore, Manzarek et Krieger sont des musiciens remarquables. Et si tu écoutes les albums et même les lives de l’époque, et je ne parle pas uniquement de « Absolutely Live », mais juste les concerts capturés sur un pauvre mini-cassette la qualité de la musique des Doors est remarquable, et bien meilleure que la musique de la plupart des groupes de l’époque. Très au-dessus, et on s’en rend compte encore aujourd’hui. Donc déjà il y avait cet entourage musical qui était remarquable. Paul Rothchild, était un super producteur. Jac Holzman le patron d’Elektra, était une sorte de génie du marketing aussi. Et puis quand on parle de Bill Graham, on parle de quelqu’un qui a révolutionné le monde de la scène du rock n’ roll au travers de ses Fillmores, à San Francisco comme à New York …
… dont tu parles dans ton livre et qui a eu une importance cruciale dans la carrière des Doors. Cette série de concerts au Fillmore East aura été ton clin deuil à l’absence des Doors à l’affiche de Monterey Pop.
À l’époque, je m’étais fâché avec le manager des Mamas and the Papas, qui était un trou du cul et qui faisait semblant d’être rock and roll. Mais les Mamas and the Papas n’étaient pas plus rock’n’roll que quoi que ce soit. Moi j’assume le fait que les Doors étaient un groupe un peu prétentieux, un peu hautain. C’est vrai qu’on n’aimait pas spécialement le show-business. Et notamment du show-business qui avait réussi ; nous on se sentait plus proche des groupes en émergence. Pour ces raisons comme pour d’autres, on n’a pas voulu de nous à Monterey. Bill Graham, que tu citais tout à l’heure, a monté cette campagne de promotion hyper agressive à New York, justement au moment du festival. Tu imagines, on a joué pratiquement deux fois par jour, partout où l’on pouvait. Et on était en pleine forme.
Oui, vous étiez à ce moment-là au sommet de votre art. Avec des concerts d’une qualité inégalée et sur les compositions et sur leur interprétation.
À ce moment-là, on a tout. On a le public, on a une forme musicale incroyable. On a beaucoup travaillé, on sort d’un an de travail intensif à jouer dans tous les clubs imaginables, on a déjà attaqué San Francisco, avec des doubles concerts au Winterland ou au Fillmore. Et on arrive avec un hit monstrueux qui est « Light My Fire » et un album qui est au top, qui est un des grands albums du rock et un 2nd qui est en train de sortir. Et là, en n’étant pas à Monterey on est quand même la grosse vedette de Monterey !
C’est très punk, en fait, dans la vision « la grande escroquerie du rock’n’roll » de McLaren sur le côté provoc, même si musicalement il n’y a aucun rapport.
Je ne te suis pas, car je pense que nous avons inventé l’état d’esprit punk, en tout cas sur scène. Demande à Iggy Pop, il te le confirmera. Je crois que nous avons inventé l’esprit « garage band », en arrivant sur scène tous les 4, comme un petit groupe qui était très serré. Qui s’exposait beaucoup, qui s’aventurait également du côté de l’improvisation, quelques fois poétique, quelques fois musicale. Il y avait un côté révolté et antisystème dans les Doors qui, je crois, a beaucoup compté dans notre succès, à l’époque. Et quand on parle de ce théâtre où nous avons joué durant Monterey à New York à l’époque, je dois dire que je maîtrisais assez bien les drogues, l’alcool, le discours et je croyais encore à ce moment-là que de devenir une rock star me permettrait de changer le monde. Cela n’a pas duré si longtemps que ça.
Ça n’a pas duré assez longtemps, hélas. Petit retour en arrière, sur tes traumatismes durant cet accident avec des travailleurs indiens dont le véhicule s’était renversé, lorsque tu étais dans la voiture de tes parents. Quel âge avais-tu? Tu avais une dizaine d’années ?
Oui, je devais avoir 7 ou 8 ans. On déménageait d’une base militaire à une autre pour suivre les affectations de mon père.
Et donc cet accident, avec ces Indiens morts, dont cet esprit de shaman qui serait entré dans ta tête ? Tu crois vraiment que l’esprit de cet indien mort se serait réincarné en toi ?
Peut-être plusieurs esprits, en fait. Tu sais que chez les shamans on ne devient pas shaman, on est choisi pour être shaman par un shaman qui meurt. En mourant, l’esprit du shaman va se promener dans la nature jusqu’à ce qu’il trouve un esprit qui lui convient. Et il saute dans ton corps, tu hérites de cet esprit du shaman. De son pouvoir. Et le pouvoir du shaman, c’est justement de tracer une relation entre les esprits et le monde des humains. C’est arrivé sur cette highway au Nouveau-Mexique, où l’accident s’est produit. À l’époque, très souvent ces travailleurs indiens, que l’on transportait d’un champ à l’autre ou d’une exploitation à l’autre, étaient véhiculés sur des camions à plateau. On mettait une cinquantaine de gars à l’arrière, et on leur faisait faire 30 kilomètres. Le camion a eu un accident, il s’est renversé et il y avait des corps partout. Ma mère m’a mis ses mains sur mes yeux lorsque mon père s’est arrêté pour tenter de leur porter secours. Mais j’ai ressenti toute l’horreur de la situation et j’ai eu l’impression que l’âme de certains de ces Indiens me sautait littéralement dessus. Ça criait, il y avait des gémissements de partout. Je sais que certains croient que j’ai imaginé cela en pensant à Castaneda et aux sorciers yaquis, mais non.
Tu l’as vraiment ressenti ?
Il n’y a qu’à voir tous ces concerts où je rentrais en transes et où je permettais aux spectateurs qui étaient là de passer cette étape et de rentrer en communication avec les esprits. Je ne pense pas que j’aurai pu le faire si le shaman n’était pas entré en moi.
L’amour, très important dans ta vie avec les femmes en général, tu en as connu énormément, manifestement ; et puis celle qui a le plus compté pour toi, Pamela, c’est dramatique qu’elle t’ait rejoint dans la mort aussi peu de temps après ton propre décès ! C’est ça l’amour ?
Je ne sais pas, c’est difficile.
C’est Romeo et Juliette ?
Je ne sais pas, mais il y avait quelque chose de fort entre Pamela et moi. Je disais souvent qu’elle était mon double cosmique. C’était une autre moi, quelque part. Je me souviens du jour où je l’ai rencontrée, Je crois que c’était Krieger ou Densmore qui la draguait, je ne sais plus. On était au London Fog, on jouait là-bas…
Ah oui, le petit bar sur Sunset boulevard, à côté du Whisky A Gogo !
Oui c’est là où on a vraiment commencé. La première fois où on a vraiment joué dans un bar durant quelques mois, c’était là-bas. Elle est arrivée avec une copine, et quand je l’ai vue je lui ai sauté dessus. Elle était magnifique, elle faisait 1,65 mètre, elle était rouquine avec un regard extraordinaire. Avec une bouche fantastique et j’ai tout de suite reconnu un double, mon double, l’autre moitié de moi comme disaient les grecs. Et ça été un amour mystique Ceux ce qui ne m’a pas empêché, tu le sais, d’avoir autant de femmes que j’ai pu. Parce que j’adorais ça.
Mais cela ne t’a pas empêché de l’aimer. Mais est-ce qu’elle t’a inspiré des chansons comme « Love Street » ou « LA Woman » ?
Pamela, c’était LA femme ultime. Dans Pamela il y avait toutes les femmes. Or moi j’aimais toutes les femmes, les grandes, les petites, les maigres, les grosses. Certains disaient même que j’aimais les moches (rires) et je les trouvais toutes belles, toutes intéressantes, toutes différentes. Déjà, je ne supportais pas de dormir seul.
One last question, comme on dit dans les interviews, depuis que tu as acheté cet appartement en 1971, dont les fenêtres donnent sur le Père-Lachaise et que tu vois tous ces gogos se succéder sur ta tombe, tu les observes souvent ? Tu n’as pas envie souvent de leur faire coucou à ta fenêtre, en leur faisant : hé les gars je suis toujours là ?
D’abord, si je le faisais, ils me prendraient pour un fou. Parce que j’ai tout de même un peu changé physiquement.
Si peu !
En fait, il faudrait que je leur chante une chanson pour qu’ils me reconnaissent. Mais pour moi, ce ne sont pas des gogos. Les gens qui viennent sur ma tombe au Père-Lachaise, quelquefois venus du bout du monde, ou pour ceux qui vivent à côté fumer un joint ou prendre un acide, ou même laisser une trace de rouge à lèvres sur ma tombe, je crois que ce sont des gens qui viennent rechercher l’esprit qui était l’esprit de ma génération dans laquelle on a fait la musique des Doors, avec beaucoup d’ouverture et aussi l’envie de rencontrer les autres, mais aussi l’envie de changer le monde, l’envie d’arrêter d’abîmer le monde. C’est dans les années 70 en Californie qu’est né le mouvement écologique, le retour à la nature. Qu’on s’est battu pour le droit à la sexualité libre pour tous, hommes et femmes, avec cette égalité absolue qui était une revendication. Et puis la musique qui est restée de cette époque. Aussi moi je pense que ceux qui viennent au Père-Lachaise, ceux qui passent la nuit même, ceux qui sautent le mur, je pourrais te montrer où si tu veux, viennent pour retrouver l’état d’esprit de cette période, parce que le monde, dans lequel on est aujourd’hui, a des côtés infiniment tristes.
Oui, c’était une belle utopie de même !
Oui une belle utopie, même s’il y a eu pas mal de victimes, mais qui valait le coup.
Merci, Jim, depuis le temps c’est cool d’être enfin parvenu à échanger avec toi.
Tu sais que je t’ai vu toi, parmi les petits cons, en train de traîner sur la tombe et de rouler des joints malhabiles
Je savais bien que tu me surveillais. Je l’ai toujours su, mais je ne savais pas de quelle fenêtre au juste tu nous matais ! Mais je me doutais bien que tu étais là. Merci Jim ! »
« Jim Morrison et les Doors », de Patrick Coutin, dans la collection les Indociles, sous la direction de Stan Cuesta, aux éditions Hoëbeke