BRYAN FERRY de « Avalon » à « Avonmore »

Avonmore cover Bryan Ferry

Sur la pochette de ce 15ème et dernier album, Bryan Ferry nous fait son beau ténébreux. Mais la photo est celle d’un jeune homme qui allait devenir le chanteur de Roxy Music et non pas celle d’un homme de 69 printemps. Décidément, nostalgie quand tu nous tiens ! Or justement, à la fin de l’été 82, Roxy Music publiait « Avalon », son « chant du cygne »…et je rencontrais Bryan Ferry dans sa suite du Ritz, place Vendôme pour une de ces interview fleuve qui fait rêver le stagiaire de iTélé comme son compère de BFM. It’s a long way from « Avalon » to « Avonmore »…boys !

 

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 J’avais découvert le premier 33 tours de Roxy Music dans la foulée de « Space Oddity » et de « Ziggy Stardust » de Bowie. Lou Reed avait publié son « Transformer » justement produit par Bowie. Slade, the Sweet, Gary Glitter, Suzy Quatro régnaient sur le rock british du haut de leurs plates-formes boots dont les talons de plus de 10 cm disparaissaient plaqués sous les « pattes d’éléphant » des pantalons. C’était le temps du make-up, des paillettes et de la provoc. Aux States, les New York Dolls travestis en gonzesses et Alice Cooper avec ses maquillages outranciers relayaient toute l’ambigüité sexuelle de ce rock qu’on qualifiait alors « décadent ». Avec le look incroyable de ses fringues et la force des personnalités qui le composait, tels Bryan Ferry le Charmeur et Brian Eno le diable de l’électronique, Roxy Music se distingue tout de suite par son coté « expérimental ».

« Virginia Plain », le premier véritable hit du groupe sort entre les deux premiers albums. Puis, en 74 ce sera le second Roxy « For Your Pleasure » avec la fameuse pochette où pose Amanda Lear, une panthère noire en laisse. Elle sortait-Amanda pas la panthère- à l’époque, avec Ferry. Depuis le premier LP et jusqu’à ce dernier album « Avalon », chaque pochette du groupe sera systématiquement ornée de très jolies filles, comme une sorte de marque de fabrique toujours griffée par Peter Saville et Nicholas de Ville.

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Voici 31 ans précisément, pour Best je rencontrais Bryan Ferry dans sa suite du très exclusif Ritz, place Vendôme pour évoquer le 8ème LP de Roxy Music. Bien entendu à ce moment là j’ignorais qu’il s’agissait alors de l’ultime album du groupe qui avait su si bien illuminer mon adolescence.

 

Bryan le séducteur


Bryan+FerryParis, Septembre 1982

 

Le Diable est anglais, Je l’ai vu. Il a jeté ses défroques mythiques pour une chemise à rayures et un costume sur mesures. Ferry le Magnifique, c’est un peu l’histoire du serpent sur le pommier, l’incarnation parfaite de la séduction. Sous l’appellation « Bryan Ferry » cohabitent Bryan le flegmatique, la face cold, et Ferry le charmeur, la face soft. Sa vie semble sans cesse osciller de l’une à l’autre, l’impact sur les femmes est incontestable, mais Bryan n’est pas uniquement une couverture de Vogue Homme: derrière la jolie gueule sur quadri se cache la pudeur et une soif d’aventure. Ce Diable-Ià voyage à travers les couches sociales et les sentiments comme un grand reporter bouffe de la poussière et de l’événement. Place Vendôme, coincé entre les joailliers où s’échouent les pétrodollars, le Ritz offre une discrète façade. Dans sa suite, Bryan Ferry dévore Roland Garros sur la TV couleur. C’est la fin de l’été, Paris ressemble aux décors d’Hollywood, des comédies musicales de Gene Kelly ou Fred Astaire. Champagne? Au Ritz justement, on trouve toujours un magnum. Sur une table basse, face au canapé, il me servira de pied de micro: notre dandy ne mérite-t-il pas un certain standing? Bryan a des gestes raffinés: il sourit et parait presque s’excuser du but promo de sa visite pour la publication d’ « Avalon ».

Alors justement, parlons de l’enregistrement de ce 33 tours…

« Chaque fois que j’achève un album, je ne peux m’empêcher d’avoir envie de le pousser un petit peu. Hier, par exemple, j’étais à Madrid pour un show télé et, crois-moi, ça ne m’amuse pas: le playback qu’ils nous imposent manque totalement de créativité. Comme les interviews à Londres ou Paris qui ne servent qu’à vendre l’ouvrage. Mais il est déjà achevé. Je crois qu’on ne peut plus rien y changer. Cette fois, en tout cas, j’ai été extrêmement méticuleux sur le son.’ Il fallait qu’il soit parfait. Lorsque tu travailles sur un mur de sons, tout doit être en harmonie, tu n’as pas le droit de laisser passer un détail qui ruine l’ensemble.

Phil (NDR : Manzanera, le guitariste du groupe) m’a raconté que, pour une fois, Roxy a utilisé des démos?

Je me suis livré à quelques expérimentations sur une petite machine.

TEAC Portastudio ou autre?

J’en ai un, mais je ne J’utilise pratiquement jamais. C’est drôle, mais parfois le mini K7 le plus primaire se révèle plus adapté à mes besoins : je le colle sur le piano et j’enregistre un paquet de séquences (j’appelle cela des sketches), peu à peu, elles me mènent au but. Mais, ce qui différencie le plus l’album, c’est qu’il a été enregistré à 80 % dans un studio new yorkais au lieu de Basing Street ou d’un studio anglais traditionnel. Il faut savoir changer d’air. Les deux derniers Roxy avaient été mixés à New- York, ça m’a permis de me familiariser avec les studios.

 Roxy Music : le Club.

 

Bryan Ferry with Jerry Hall

Phil a aussi évoqué certains avantages fiscaux !

Bien sûr, pourquoi crois-tu que la fréquentation d’un studio comme le Compass Point de Nassau (Bahamas) ne cesse de croître ! Nous y avons même passé quelques semaines. Montserrat offre les mêmes avantages, ce sont des paradis fiscaux. Mais j’ai aussi l’impression que les artistes aiment bien changer le décor de leurs inspirations. Nous n’avons pas fait tout l’album à Nassau, car New- York est bien plus excitante. C’était plaisant de passer quinze jours aux Bahamas. C’est une sorte de break studieux, dans une ambiance plus saine. C’est un peu étrange, mais pas vraiment désagréable de pouvoir piquer une tête dans l’océan, avant de se retrouver dans une cabine insonorisée. Mais j’ai du mal à comprendre comment les artistes réussissent à enregistrer un disque dans de telles conditions: tu te sens irrémédiablement attiré vers la paresse. New York, au contraire offre une foule d’avantages: les ingénieurs sont excellents et tu bénéficie d’une technologie 1st class. Le matériel évolue chaque année et se démode à la vitesse grand V, la maintenance est absolument parfaite. Si un appareil ne fonctionne plus, il est remplacé dans les deux heures : ce sont des «détails» de ce genre qui créent la différence. New York est aussi un fantastique vivier de musiciens. Or Roxy n’est pas un groupe total, dans la mesure où nous ne sommes que trois en théorie, Phil, Andy et moi. Mais il y a aussi des membres associés au club comme Neil Hubbard, le second guitariste qui est assez présent sur ce LP, comme sur les deux précédents et aussi sur mes albums solos. Un type comme lui a indiscutablement un pied. Dans le groupe: lorsque tu travailles avec quelqu’un pendant cinq ans, tu finis par le connaître. Neil est anglais, mais il y a aussi des Américains comme Andy Newmark, notre batteur. Il y a un «je ne sais quoi» qui m’attire chez les batteurs de N-Y, trois ou quatre gars qui sont à mon avis, les meilleurs. Ils ont une technique remarquable, mais leur talent est de savoir la dépasser. A un tel stade, Ia technique est une sorte d’automatisme, ce qui les distingue, c’est un incroyable feeling. J’aime aussi travailler avec la Linn Drum machine: je l’utilise d’abord, puis j’enregistre le batteur après coup.

BryanFerry at the studio

Le travail de Bryan

Et tu écris tes textes en dernier ?

C’est ce qui se passe en général. Mais, dès le premier jour, je ne cesse pas d’y penser,

Comment opères-tu? Tu te fais une cassette des mises à plat et tu travailles à la maison?

Honnêtement, je crois être le champion du monde de l’écoute des chansons de Roxy. Je me les repasse des centaines de fois pour trouver les mots qui collent exactement. Pour moi, c’est le moment le plus critique.

L’écriture?

Oh que oui!

 Pourtant, ça paraît si facile.

Au contraire, pour moi, c’est le stade le plus difficile. C’est complètement épuisant, j’ai la sensation de me vider complètement: tu dois bien le savoir face à ta propre expérience de l’écriture. Les heures glissent une à une et je n’arrête pas de froisser du papier. La musique, c’est tellement plus évident, je la sens instinctivement. Avec un instrument dans les mains, je joue n’importe quoi et ça colle à mon feeling de l’instant C’est une relation à la fois sensuelle et physique, alors que les mots sont plus spirituels. J’essaye de traduire en pensées le rapport de mes sensations. Mais le feeling, c’est la musique et tu dois mettre tout cela dans un mot, c’est très délicat.

 Bryan Ferry & les femmes

Bryan at the pool...Est-ce que tu réalises bien l’impact que tu peux avoir sur les femmes en chantant « Take A Chance With Me » ou « To Turn You On » ?

 

Je crois que je n’y pense pas, jusqu’au moment où je m’y trouve confronté en public. La semaine dernière, je suis allé dans le nord de l’Angleterre pour des interviews radio et TV. Devant le studio TV, il y avait un paquet de filles qui attendaient. À l’intérieur, le public était à 80 % féminin. Dans ces moments-là, je peux être tenté d’y penser, mais en général, mon quotidien ne ressemble pas du tout à cela : j’aime protéger ma vie privée.

Je ne parlais pas simplement des fans ou des groupies, mais des femmes en général.

Disons que je suis ravi de plaire aux femmes d’esprit !

Tu songes parfois  à cette fascination, lorsque tu écris?

D’une manière indirecte, certainement, dans la mesure ou la plupart des morceaux et des ambiances sont assez romantiques. C’est vrai, j’en suis omme imprégné. Même si je commence en me disant· « Cette fois, pas de love-song », je me retrouve très vite en train d’en écrire une. Je me dis : « Okay, j’ai encore écrit une love-song, mais je n’y peux rien, c’est exactement ce que je ressentais ». Je tombe dedans comme dans un coup de foudre. Parfois, c’est un instant vieux de dix ans qui ré émerge et les expériences passées et présentes se mélangent.

Aujourd’hui, quelle est ton image des femmes?

J’ai pour elles un immense respect, tout en admettant leur différence. Elles ont prouvé qu’elles ne pouvaient être inférieures aux hommes. Parfois, les femmes me créent quelques problèmes; par exemple, lorsqu’elles m’agressent sur les pochettes de Roxy. J’en trouve toujours une pour me traiter de « sexist pig « . Pourtant, je n’ai rien d’un phalo, jamais je n’ai songé ou essayé de rabaisser les femmes. Au contraire, elles savent être fascinantes. D’abord, au regard, car elles cristallisent toutes les beautés du monde, mais j’apprécie aussi leur sensibilité et leur intuition naturelle. Les femmes sont des sorcières, elles sentent le fil du temps.

Que penses-tu de leur situation en 82 ?

Je crois qu’elles ont fait un bon deal :elles n’ont rien perdu sur le plan courtoisie et vieux devoir de protection de l’homme, mais en même temps, si elles le souhaitent, elles peuvent choisir n’importe quel job masculin. Regarde en Angleterre. après tout, notre Prime Minister est une femme. (NDR : Maggie Thatcher, dite La femme de fer) Le boulot le plus important du pays est entre les mains d’une femme. Quant a la Reine, c’est une femme, oui ou non?

Et maintenant même les filles se mettent à chanter !

Non, sérieusement, je crois que cette époque est idéale pour les femmes.

 Même dans la musique?

C’est certainement plus difficile. Peu de femmes sont productrices ou réalisateurs. Dans le biz, le conservatisme fait encore la loi, les esprits ont besoin d’un certain temps pour évoluer; d’ailleurs, la seule fois où j’ai enregistré aux studios Motown, il y avait une femme à la console, ce qui prouve que c’est possible à condition d’oser. Si elles partent perdantes, ça ne peut pas marcher. Si j’étais une femme en 82, dévorée par la fièvre de la production, je te parie que j’y arriverais.

 

Bryan_Ferry in VeniseEt tu accepterais d’être produit ou co-produit par une femme?

 

Si je suis persuadé qu’elle a du talent, sans aucun doute. Ce serait passionnant. D’ailleurs, j’en connais une, une Anglaise, qui était mariée à Marc Bolan, c’est donc possible, Mais tu ne trouves jamais de filles assistantes, or c’est là que débute la majorité des producteurs. On est d’abord assistant, puis on devient ingénieur pour finir producteur, c’est le schéma classique. L’autre pratique, c’est pour les stars. Une artiste comme Diana Ross a produit son dernier disque. Il est donc possible qu’elle décide un jour de réaliser quelqu’un d’autre. Moi, j’adorerais qu’elle produise Roxy. Cela dit, je présume que son ingénieur du son lui a donné un petit coup de main.

 Si Bryan était une femme…

Si tu avais été une femme, crois-tu que les choses se seraient passées différemment pour toi?

Je n’en sais rien. Peut-être me serais-je contenté d’épouser un milliardaire. J’aurai fait une maîtresse de maison parfaite, experte dans l’art d’organiser des dîners et la décoration florale.

 Tu ne trouverais pas cela ennuyeux ?bferry_crop

Je ne crois pas. Ta vie est aussi excitante ou ennuyeuse que tu le souhaites. Quelle que soit ta situation, tu peux toujours la rendre intéressante, même si, dans le même temps, tu ne parviens pas à la rendre confortable. La majorité  des mères de famille ont une vie sinistre, mais ça n’est pas une fatalité. Elles pourraient remplir leurs journées de manière plus intéressante que face a la TV à s’abêtir de soap operas ou de séries débiles.

S’il y avait une Madame Ferry, tu supporterais qu’elle soit manager ou productrice? (Oui il n’y en avait pas à l’époque: NDR)

Je n’en suis pas certain. Mais mon cas est particulier, je pense que la plupart des artistes ont besoin d’une relation serrée, peut-être encore plus que les autres. Dans le sens où je suis souvent sur les routes, j’ai besoin d’une présence, de quelqu’un qui ne soit pas sans cesse en vadrouille. C’est la nature de ma profession qui veut cela. Si j’avais un job 9 h -18 h, je pourrais avoir une femme aux horaires fantaisistes. Mais, dans la mesure où ce que je fais est complètement instable, j’ai besoin de construire quelque chose de solide et permanent. Madame Ferry ne peut pas mener une carrière de rock-star, cela ne pourrait pas marcher.

 Et tu ne t’imagines pas en homme d’intérieur, je présume?

Pourquoi pas, tout est possible, John Lennon en a tiré une immense satisfaction, Il faisait son pain et prenait soin du bébé. Il adorait cela. Le contraste avec son précédent mode de vie était tel que ça ne pouvait être qu’une aventure pour lui. Qui sait, peut-être me laisserais-je tenter aussi un jour?

 

Working class hero

Bryan+Ferry+Bryan_Ferry tuxedoIl y a deux faces dans Bryan Ferry, un bien curieux mélange: d’un côté, le flegme Britannique, et de l’autre, une sorte de charme comme celui qui émane des Latins.

Étrange, non? Mais j’aime assez cela, être un homme sans frontières.

Tu n’as pas d’origines italiennes, même lointaines?

C’est plutôt le contraire. Je suis originaire du nord de l’Angleterre et mes racines sont complètement scandinaves. Mais on n’est jamais sûr de rien. Par contre, je sais que j’ai toujours eu un très net penchant pour la sensualité. C’est pour cela que j’ai toujours aimé la musique noire. Ce sont mes deux anomalies, mon côté anglais très formel et une musique complètement influencée par la culture noire américaine, sensuelle et physique.

 Tu écoutes beaucoup de black music?

Pas en ce moment, je t’avoue que je n’écoute jamais de nouveautés, sauf à la radio ou de temps à autre dans un club. Par contre, j’ai usé jusqu’au fond du sillon mes vieux albums Stax ou Motown. Depuis l’âge de 10-11 ans, je suis envoûté par ce son: des bluesmen aux jazzmen en passant par les soulmen comme Otis Redding, Smokey Robinson ou les Temptations Mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, j’aime aussi les contrastes: l’an passé, pour essayer, je me suis mis à la pêche. Je n’ai pas attrapé grand-chose, sauf à Nassau, où j’ai tiré par hasard un requin sur ma ligne. Cela m’amuse parce que c’est différent de tout ce que j’ai pu faire avant.

 Tu aimes te surprendre?

J’aime surtout essayer des trucs nouveaux. L’an prochain, je tenterai le ski, je n’en ai jamais fait.

 Quelle est la dernière activité vraiment surprenante que tu aies pratiquée?

Le tir aux faisans. C’est assez traditionnel en Angleterre, dans les propriétés à la campagne, ces vieilles bâtisses qui te donnent l’impression de passer ton week-end dans un musée. C’est assez fascinant, mais je ne pourrais pas vivre tout le temps de cette manière: ça n’a pas trop évolué depuis l’ère victorienne. La propriété appartient à ma petite amie. Elle pratique même la chasse aux renards dans la grande tradition avec meute, redingote et section de cors.

 Tu n’as pas été élevé dans une famille aisée.

Non, ce qui explique pourquoi je n’ai jamais chaussé de skis. En Angleterre, seules les grosses familles bourgeoises envoient leurs gosses skier en Suisse ou en France.

 Alors, d’ou vient l’aristocratie naturelle de Bryan Ferry?

Je n’en sais rien. Je crois que j’ai toujours été très réservé, très sensible. Ce sont des caractères qu’on ne prête généralement pas aux fils d’ouvriers, même si ce n’est pas incompatible. Et puis, tant de bourgeois ou de prétendus aristocrates se conduisent comme des rustres, alors qu’il y a tant d’artistes issus du milieu ouvrier qui me ressemblent. Ma position de musicien rock m’a permis de rencontrer tous les types d’individus avec des existences différentes qui m’intriguent toutes. Je voyage, non seulement d’un pays à l’autre, mais d’un groupe social a l’autre. C’est une exploration humaine et ma position d’observateur rend les choses encore plus aisées. Pour rien au monde je ne voudrais changer mes origines, parce que naître pauvre t’investit de l’énergie nécessaire pour fouiller et foncer. Ça te donne une hargne qui ne te quitte jamais, quelque soit ton stade de réussite. Je ne me considère pas comme un richard. On raconte tant d’âneries sur le statut de star, les cachets, les royalties. Lorsque j’y songe, je ne suis pas du tout riche, sauf en expériences. Comparé aux banquiers ou aux grandes fortunes familiales, ça n’est rien du tout. Je ne suis qu’un saltimbanque extrêmement bien payé.

Ce qui signifie que, même si tu réussis socialement, tu n’as aucune chance de te hisser au niveau des vieilles fortunes traditionnelles.

Parfois, je sais que j’adorerais posséder une propriété de plusieurs milliers d’acres, Quelque part en Écosse. Au moins, j’y vivrais comme un reclus si ça me chante. Mais ça n’est pas un problème, cette propriété, ma petite amie la possède pour moi.

 Black Bryan

 

Bryan Ferry home sweet homeAu fil des albums de Roxy, j’ai l’impression que lu te laisses de plus en plus influencer par le funk. Aimerais-tu travailler avec les Jacksons ou la bande Chic?

Je connais bien Nile (Rodgers), ce type est une vraie music machine. Il n’arrête pas de bouger, d’écouter. Il est plein d’enthousiasme. Je crois que j’aurais assez envie de bosser avec eux . D’ailleurs, un des choristes de Chic, Fonzy Thornton, fait quelques voix sur «Avalon ». Je te parlais tout à l’heure de New-York et de ses avantages, on peut aussi y faire de bien étonnantes rencontres, exactement comme dans les films. Je chantais la chanson « Avalon », un dimanche soir, au studio. Il était tard, seul dans ma cabine, j’observais l’ingénieur de l’autre côté du bocal. Comme je sentais que ma concentration diminuait, je suis sorti pour aller chercher un café au distributeur, et là, j’ai entendu cette voix in-cro-yable: dans un studio à côté, des haïtiens enregistraient. Coïncidence! La voix avait un son parfait pour la chanson sur laquelle je travaillais: « Avalon » baigne dans une atmosphère d’après carnaval. J’ai donc demandé à cette fille inconnue de venir chanter avec moi. Elle était très timide et baragouinait un français de cuisine, mais Yannick Etienne portait dans sa voix la pureté et l’innocence dont je rêvais pour cette chanson. C’est l’aventure in recording et ça ne pouvait se passer qu’à New-York, une ville complètement cosmopolite. J’ai beaucoup de respect pour la musique des autres. En fait, mon seul talent, c’est de savoir réunir de bons musiciens pour en extraire le meilleur d’eux-mêmes, un peu à la manière d’un réalisateur de cinéma

 Si Roxy est un club, est-il assez ouvert?

Roxy Music est ouvert à tous. Tous les candidats n’ont qu’à envoyer leur C. V. L’accès du club est assez strict mais une fois choisi, crois-moi, les conditions sont plutôt favorables. Si tu travailles sans cesse avec les mêmes gens, tu n’évolues pas et l’ennui finit par couler de source.

 

Son nom pourrait être James Bond

bryan ferry james bondTu as peur de t’ennuyer?

C’est effectivement mon angoisse favorite. Parfois, j’y pense très fort pendant des heures et, soudain, germe une idée. L’angoisse disparaît. Mais c’est bien à cause d’elle que je déteste les tournées. La routine tue cyniquement toute spontanéité. Je n’ai nulle envie de vivre une situation de cauchemar où, un beau jour, en m’éveillant je réaliserais que la musique est la chose au monde que j’exècre le plus.

 

Tu n’as jamais songé à te reconvertir dans le cinéma? Bryan Ferry voudrait-il incarner le prochain James Bond?

Je n’en sais rien, mais James Bond, cela signifie aussi gagner beaucoup d’argent, ce qui allègerait la pression sur le côté enregistrement source de revenus. Je n’aurai plus à m’inquiéter de savoir si les gens aiment ou non la musique que je leur propose. Mais je ne sais pas si je suis doué ou non pour l’écran, si je suis un acteur né comme peut l’être Bowie, par exemple. Il a très bien réussi sa transition de la musique vers autre chose. Mais j’adore l’idée du film, avec un penchant plus net pour les classiques que pour les films récents.

Dis-moi qui sont tes héros?

Récemment, il y a eu un festival Orson Welles a la télé anglaise: le choc du noir et blanc, de superbes dialogues, des prises artistiques. Si je tournais un film, j’aimerais qu’il ressemble à ceux-la. Je n’ai pas beaucoup de héros, mais Citizen Kane en est assurément un. En ce moment, j’ai trois scripts à la maison avec des propositions. Le seul problème est que tous les trois sont nuls, bien que l’un d’eux ait quelques chances de faire recette. Je veux tourner des films, mais pas n’importe quoi, j’agis de même en studio. Ce serait désolant que j’accepte n’importe quoi pour un tas de dollars. J’aurais aimé incarner Jay Gatsby à la place de Robert Redford qui sonne complètement faux. Ce roman de F. Scott Fitzgerald est un de mes préférés.

Du cinéma à la vidéo, il y a juste un pas, or Roxy tourne des vidéos.

Je fais justement, la semaine prochaine, celle d’ « Avalon » avec Howard Guard, un publiciste. Mais j’ai un problème avec les vidéos, elles sont réalisées beaucoup trop rapidement et trop souvent sans préparation. Je n’ai vu qu’une seule fois le réalisateur et on ne se rencontrera pas avant le jour du tournage.

 Pourquoi ne les tournes-tu pas toi-même?

Simplement parce que la loi ne m’y autorise pas: je n’ai pas ma carte de réalisateur et les syndicats sont intraitables. Mais ça n’est pas grave. Tu apprends toujours un certain nombre de choses avec un véritable réalisateur, car j’ai toujours travaillé très étroitement avec eux. Depuis le début de Roxy, j’en ai déjà expérimenté six ou sept différents et chacun d’eux avait ses techniques. En 72, avec « Re-make, Remodel » (NDR : Premier single du groupe), nous avons fait l’une des toutes premières vidéos rock. Je l’ai passée à quelqu’un l’année dernière et j’étais assez surpris de ne pas la trouver vieillie. C’était plutôt drôle, et nous avions l’air si bizarre. Moi, je ne remarque pas l’évolution du groupe, je l’ai trop vécue au jour le jour. «Quoi, je ressemblais à ÇA! ». C’était excitant de jouer aux décadents avec des costumes dingues. A l’époque, cela correspondait à quelque chose. Aujourd’hui, si nous débarquions ainsi sur scène, cela ne voudrait plus rien dire, sinon l’amertume d’une immense nostalgie.

Tu as fait une vidéo de « Jealous Guy »?

Oui, en Australie, lorsque nous tournions là-bas. Tu sais, cette chanson de Lennon, c’est complètement sincère. (NDR : John Lennon est mort assassiné à New York le 8 décembre 1980 et en janvier 81 Roxy a publié un superbe 45 tours hommage reprenant le titre emblématique de John « Jealous Guy », un des joyaux de l’album « Imagine » sorti en octobre 71. Bryan ferry parallèlement à son groupe et depuis « These Foolish Things » en 74 a toujours régulièrement publié des albums de reprises. « Dylanesque », le dernier en date millésimé 2007 est comme son nom l’indique un CD de covers des chansons de Dylan) Trois jours après sa mort, on jouait au Rockpalast (NDR : Festival de rock à Essen, Allemagne) et nous avions décidé de dédier une chanson à John. J’ai toujours eu « Jealous Guy » en tête. Je savais que je la chanterais un jour. À ce moment, on ne pensait pas du tout au disque. Nous l’avons répétée assez rapidement et jouée le soir même. C’était assez facile, parce que je ressentais complètement « Jealous Guy ». Les chansons vraies sont toujours faciles. Le public d’Essen a adoré et notre entourage nous a poussés à l’enregistrer, nous l’avons fait.

J’aime bien le sifflet à la fin.

Si la chanson s’achève sur un long instrumental, c’est qu’elle est virtuellement finie, mais tu restes dans l’ambiance et tes pensées s’évadent: ça te laisse tout le temps de te projeter en elle.

Bryan Ferry Jealous Guy cover

Balance ascendant scorpion

Derrière ton flegme, y a-t-il de la place pour la jalousie?

Je suis extrêmement jaloux et c’est une émotion qui peut être la plus puissante, la plus destructrice aussi. J’ai bien peur que ça ne soit le Scorpion en moi …

 Tu es Scorpion?

Ascendant Scorpion. Je suis Balance et jaloux comme personne.

 Au point de tuer ?

Qui sait? Je n’ai pas encore essayé. Mais j’ai bien peur d’être un peu trop rationnel pour jouer aux homicides. Je suis un mélange de rationnel et d’irrationnel. Généralement, ils parviennent à s’équilibrer, lorsque ça penche d’un côté, ça rend la vie très sauvage.

Et on retrouve la balance du personnage Ferry, flegme et romantisme.

Exactement, la face classique construite et raisonnée comme un plan d’architecte et la face romantique avec le feu, l’inspiration, le côté artistique, comme pouvaient le concevoir des peintres comme Ingres, David, Delacroix ou Géricault.

 Parce qu’en plus, tu t’intéresses à la peinture?

Je l’ai étudiée des années aux Beaux-Arts.

 Donc, tu dessines encore.

J’avais même l’habitude de peindre. Je dessine les pochettes de Roxy avec les photographes, mais jamais je n’oserai y coller une de mes peintures. J’aurais trop peur que les gens ne jettent l’album !

 Dans la chronique de Sounds. le confrère se demande où est passée la pin-up qu’on trouve habituellement sur les pochettes de Roxy. Alors, où est-elle cette fois?

Élémentaire, elle est sur la pochette, de dos, sous un casque et une cotte de mailles. II y a TOUJOURS une fille  chez Roxy Music… « .

 

So long Roxy man…

bryan-ferry1Bryan Ferry repose sa tasse de thé et The End apparaît sur l’écran avec le générique: « It’s so easy, believe me/When you need fun/I’d do anything fa turn you on/ Anything to turn you on « . Roxy Music : « To Turn You On »

Subjugué par l’autre sexe, le leader de Roxy en tire aussi une grande part de son inspiration: sa passion le dévore, Bryan dévore sa passion. Il trouble les femmes parce qu’elles le troublent au point de laisser éclater ses sentiments. Ferry le dandy a le feeling d’un Noir de Chicago ou de New-York, comme Nile Rodgers, parce qu’ils sont issus de la même zone. Ferry pratique la lutte des classes sous couvert de charme. N’est-ce pas bien plus subversif ?

 

31 ans sont passés et les dernières lignes de mon papier pour Best sonnent étrangement prémonitoires : sur son dernier CD, Bryan a enrôlé justement…Nile Rodgers. Et son complice de Chic, Fonzi Thornton jouait déjà sur « Avalon », à l’époque de l’interview exactement comme dans cet « Avonmore ». Juste incroyable, la boucle est bouclée !  Parallèlement aux belles compositions au groove chaloupé, Ferry nous offre comme à son habitude une reprise ou deux. Cette fois c’est une lancinante version du « Johnny & Mary » du regretté Robert Palmer, qui évoque son fameux cover du « Jealous Guy » de Lennon. Notre dandy peut aussi compter sur la complicité de Johnny Marr pour nous électriser de son funky beat satiné. « Avonmore », c’est tout le chic (ha ha !) Anglais, téléporté au pays du good groove que connaît si bien Rodgers pour y avoir déjà entraîné Bowie, Johnny Mathis ou encore Daft Punk et offrir ainsi à Ferry sans doute son meilleur album du troisième millénaire. Bravo maestro !

Bryan Ferry

Publié dans Best N° 170, Septembre 1982 & Gonzo Music.fr 2014

 

 

 

 

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