ANDY FLETCHER IS ALIVE IN US
Il aurait eu 61 ans dans un mois et demi, mais hélas le destin en a décidé autrement. Selon les premières informations, Andy Fletcher serait décédé « de mort naturelle » le 26 mai dernier, c’est un choc, une secousse tellurique sans précédent dans notre univers Depeche Mode. Pour l’avoir côtoyé au fil des albums et des tournées depuis quatre décennies, je ne parviens toujours pas à accepter sa disparition. Fletch sera toujours vivant, mais en chacun de nous, à travers ces mots, ces discussions que je souhaite partager aujourd’hui avec vous à sa mémoire. RIP brother !
Difficile d’oublier ma toute première rencontre avec les Depeche. C’était l’hiver 81/ 82, à Londres dans cet hôtel miteux, près de Green Park. J’avais pourtant pris l’habitude de fréquenter le Columbia. Non par goût, puisque la moquette verte du bar embaumait la bière accumulée, mais parce que tous les groupes intéressants des batling 80’s y résidaient forcément. Car s’ils se trouvaient là, c’est qu’ils surfaient en crête des charts et qu’on les avait forcément programmés à l’émission Top of The Pops sur BBC TV One. Inexorablement TOTP logeait tous ses groupes au Columbia, ils devaient avoir un deal à l’année. Les Echo & the Bunnymen, Teardrop Explodes, U2, Orchestral Manœuvres In The Dark, ont tous têté la bière tiède du bar du Columbia Hotel. Les Depeche Mode n’y ont pas échappé. Et c’est justement au Columbia que je leur ai posé mes premières questions. « Speak And Spell » était sorti avec son petit brin de hit « Just Can’t Get Enough ». Dave, Fletch et Martin avaient tous les trois l’air de gamins pris en faute. Alan n’avait pas encore rejoint le groupe. Vince Clarke qui avait composé le tube avait déjà claqué la porte pour former Yazoo. Dans la tornade des années 80, franchement je ne donnais pas cher de leur peau. Je pense que ce jour-là j’ai aussi croisé le photographe Anton Corbijn, mais cela c’est encore une autre histoire. Rentré à Paris, j’ai fait un petit papier méchant pour BEST, enfilant des calembours faciles tels que Des Pêches Molles, Des Pédes Moche… hélas largement repris par les collègues par la suite !
Un an plus tard, avec « A Broken Frame » entièrement composé par Martin, l’avenir radieux du groupe de Basildon prouvait combien j’avais tort. Et dans les mêmes colonnes de BEST, je pouvais saluer la sortie de « Construction Time Again » en 83 d’un sérieux mea culpa. J’étais devenu fan du cheval sur lequel je n’aurais pas parié un clou deux ans auparavant. Seuls les crétins ne changent pas d’avis. À travers les sorties d’album, les tournées, les rencontres backstages ou dans des hôtels, j’ai appris à mieux connaître et à estimer les Depeche. Au fil des reportages et des entretiens, j’ai le plus souvent eu Martin et Fletch comme interlocuteurs, Dave plus réservé et Alan s’exprimant moins facilement face aux journalistes.
Fletch était incontestablement le ministre de la Propagande de DM, un rôle qu’il tenait à la perfection. Et même s’il se défendait de prendre une quelconque position au nom du groupe, au fil de ses propos, il a toujours su montrer que son cœur battait invariablement à gauche. Je me souviens que pour la naissance de mes filles jumelles en décembre 90, il m’avait fait envoyer des fleurs, une attention que je n’ai jamais oubliée. Comme les joints échangés un peu partout qui nous faisaient tant rigoler. Ou encore ce restau mexicain si roots de West LA où j’étais parvenu à entraine rAndy et Martin lors du dernier concert de la tournée « 101 ». Si je n’ai pas pu reconstituer l’intégralité de nos échanges avec Fletch durant toutes ces années j’ai néanmoins exhumé quelques extraits d’entretiens avec lui que je partage avec vous en ce si funeste moment.
1987 « Music For the Masses » Puk Studio, Danemark
« Dans le nouvel album, le mot « masses» a une coloration socialiste. C’est un truc des 80’s ?
C’est plus un clin d’œil qu’une position politique, surtout face aux Anglais qui nous reprochent toujours de ne pas faire une musique assez commerciale pour pouvoir passer à la radio. Musique pour tous en théorie, car l’album sera encore rejeté par une foule de gens. En fait, cela ne me déplait pas qu’on fasse une musique qui puisse choquer les gens. Pourtant nous ne sommes pas vraiment des allumés genre Sex Pistols. Nous n’avons rien contre le rock basse/guitare/batterie mais nous voulons tenter quelque chose de différent. Ces sept dernières années ont été géniales pour nous, mais beaucoup de gens en Angleterre et ailleurs se souviendront des 80’s pour le chômage et les files d’attente de l’ANPE.
Les années 80 sont aussi les années Thatcher.
Thatcher a eu beaucoup de chance : à cause de la baisse du pétrole brut et de la chute du dollar, les économies occidentales se sont remises à tourner. Objectivement, l’économie britannique est en bien meilleur état, mais si la gauche avait gagné, elle aurait obtenu les mêmes résultats et au moins les allocations chômage seraient plus élevées.
La gauche British des 80’s ne manque-t-elle pas sacrément de leader ?
Il y a Neil Kinnock et il assure, je crois. Mais notre système électoral à un tour est assez vicieux pour se jouer de la majorité. Chez moi, à Basildon, les Tories (la droite) ont eu 20 000 voix, le Labour (la gauche) 18 000 et l’Alliance Libérale a fait 72 000. La droite avec ses 20 000 voix a raflé le siège, même si 30 000 citoyens ont voté contre elle. C’est dégueulasse. Projeté à l’échelle de la nation, c’est encore plus révoltant. Avec 6 millions de votants, les libéraux ont remporté 20 sièges au Parlement. Avec 73 millions de voix, la droite majoritaire pèse 400 sièges. Mais la politique n’est pas si importante et cinq ans après tout ça passe très vite.
À l’étranger, y-a-t ’il un personnage qui incarne pour toi les 80’s ?
Pour moi c’est Reagan ; il est si drôle et dérisoire. Gorbatchev est aussi un personnage essentiel avec sa glasnost (politique d’ouverture).
Et c’est une déclaration de quelqu’un qui n’hésite pas à utiliser l’imagerie socialiste, entre autres, sur ses pochettes !
N’oublie pas que ce groupe est constitué de quatre individualités. Politiquement, nous avons chacun notre idée. Voilà pourquoi, dans les chansons, nous nous contentons toujours de poser les problèmes, sans forcément apporter vraiment de réponse. Depeche Mode est une mini démocratie. Notre musique s’adresse aux teenagers, qui sont au stade le plus sensible de la vie, au moment où naissent la plupart des idées. S’ils écoutent des groupes comme nous, je crois que c’est positif, mais nous pouvons tout juste les aider à reconstituer le puzzle de la vie. S’ils en retiennent quelque chose, tant mieux.
Cela ressemble à votre sens aigu de l’indépendance.
Nous avons eu beaucoup de bol. D’ailleurs, jamais je ne pourrais conseiller à un groupe de suivre notre exemple. Tout le monde n’est pas Daniel (Miller), il y a tant d’escrocs au pays du rock and roll.
Vous enregistrez en RFA ( République Fédérale d’ Allemagne) en France, en Angleterre, au Danemark; les 80’s c’est aussi l’Europe ?
Une des raisons de notre succès en Allemagne est sans doute dû à notre travail à Berlin et au fait que Martin s’y soit installé. Les kids aiment bien savoir que leur groupe favori se plait à partager leur ville. Pour Paris c’est la même histoire, on a eu envie d’y vivre un moment, d’y bosser et de s’y amuser. Tu en sais quelque chose. »
1989 « 101 » LA
Durant le tournage de la dernière date de « 101 », le monumental concert au Rose Bowl de Pasadena, j’étais à LA avec Depeche Mode et j’en avais profité pour interviewer le regretté D.A Pennebaker, lui demandant de nous faire partager son regard de réalisateur sur les quatre de Basildon, voilà sa réponse :
« Il n’y a pas de leader officiel dans Depeche Mode, mais moi je peux dire que tous les groupes ont un leader, même s’ils ne s’en rendent pas toujours compte.
Tu les connais bien, à ton avis quel est-il : Fletch ou Martin. ?
Moi je sais bien que c’est Andy Fletcher. Je leur ai dit et ils ont acquiescé. Fletch est la conscience de Depeche Mode, c’est un rôle de leader. Dès qu’ils se retrouvent confrontés à un problème social, Fletch apporte toujours une réponse. Il déteste la musique, car il n’est pas un super musicien. Mais il constitue la force motrice de ce groupe, il est crucial. En les filmant durant ces semaines, la première chose qui m’a frappée au sein du groupe c’est la manière dont Fletch se comporte et cimente l’union. Pour quelqu’un qui n’est pas vraiment musicien, c’est fascinant. J’ai tout de suite noté l’existence d’une quasi-cellule familiale dans ce groupe et c’est ce qui les soude, aau-delà de tous les clichés du rock and roll”.
1990 « Violator », London
Avant le lancement de la tournée « Violator », j’avais interviewé Fletch et Martin vers Camden Town, si ma mémoire ne me trompe pas, à côté des bureaux de Mute records à la fois pour Megamix sur Arte et un spécial DM réalisé pour BEST, un article intitulé : Conversation time again. Voici le verbatim des échanges avec Fletch
« Je crois que notre retour en grâce dans la presse British est un effet boomerang d’une crédibilité gagnée par le retour en force de la musique électronique. Ces huit dernières années, c’était totalement proscrit en Grand Bretagne, mais le phénomène House a bouleversé tout cela.
En fait, vous êtes en quelques sortes les Parrains de la House ?
C’est exactement ça.
Du coup la presse rock anglaise a cessé de vous descendre en flammes et vous encense désormais?
Les critiques dithyrambiques nous gonflent. Au moins celles qui nous descendent en flammes ont au moins l’avantage de nous faire marrer.
Si l’on observe les pochettes de vos disques, vous évitez toujours autant de vous montrer !
Les images finissent toujours par dater, or nous ne voulons pas que notre musique puisse vieillir.
Parmi les règles non-écrites du « code » Depeche Mode, comme ce refus d’apparaitre sur les pochettes, il y a aussi cette réserve quant aux textes trop directs. Dur de s’y tenir avec tous les changements qui secouent le monde.
Et pourquoi ?
Il est parfois dur de se retenir d’évoquer certaines choses, non?
Nous sommes un groupe mais nous avons chacun nos points de vue politiques. Depeche Mode n’a pas qu’une seule tête et un seul corps. Et puis est-ce vraiment notre job de prendre position ? Est-ce que nous pouvons vraiment changer grand-chose ? »
1993 Devotional Tour, Paris
Avec ses compositions vertigineuses et ambiguës hantées par la passion de Dieu ou (et) du sexe « Songs Of Faith And Devotion » apparait déjà comme un Mode majeur. Cette fois, nos technos noceurs ont su secouer leurs convictions pour percuter des chemins vierges tels que le gospel ou le new age. Et tout en s’adonnant de concert à l’harmonie classique des instruments à corde, ils injectent dans le même temps des guitares rock incroyablement bodybuildées. Mais les Mode n’excellent ils pas dans l’art du paradoxe ? À la veille de leur blitzkrieg live, le « Devotional Tour » qui démarre à Lille, Andrew « Fletch » Fletcher chargé de propagande, nous livre les clefs de sa stratégie planétaire.
« Tu sais qu’en Europe, et tout particulièrement en France nous avons un réel problème d’extrême droite. Or il fut un temps où, sans être des politiciens vibrants, vous distilliez quelques idées de progrès au fil de vos chansons. Le parti travailliste a perdu les élections en Angleterre, comme le PS chez nous, êtes-vous si déçus de la politique qu’elle parait désormais absente de vos chansons ?
Non, la simple raison pour laquelle la politique est absente du LP c’est que Martin a consciemment décidé après « Construction Time Again » qu’il n’était pas bon d’asséner des idées politiques dans la tête des gens. Chacun de nous a ses propres arguments et il n’y a pas de leader maximo dans ce groupe. Je peux donc te donner que mon point de vue. Moi j’avoue que la défaite socialiste m’a rendu très amer, mais je dois bien me faire une raison : c’est la quatrième qu’ils perdent à la suite, cela n’est donc ni un choc ni une surprise. En fait, je suis plus inquiet pour votre situation en France. Vous avez bien des problèmes à régler, tant de tensions aussi avec l’extrême droite qui ne cesse de gagner du terrain. Si nous avions chez nous la même peste brune je crois qu’on se battrait, on ferait des concerts, des benefits pour tenter d’enrayer leur action. Mais nous n’avons pas ce problème en Angleterre, les conservateurs sont à droite mais pas au point d’en être fascistes. Et au moins le 1er Ministre est un supporter de l’équipe de Chelsea, je ne peux donc pas le critiquer totalement.
Et l’écologie dans tout ça ?
C’est sans doute une mode, mais elle intéresse chacun de nous. Greenpeace est peut-être le seul mouvement sur lequel nous tombons d’accord tous les quatre. On surestime trop souvent les amuseurs pops au point d’espérer qu’ils aient le pouvoir de changer le monde, mais ils n’y peuvent rien. Voilà pourquoi Martin s’est fixé comme unique objectif d’insuffler une énergie positive chez ceux qui nous écoutent. Cela nous parait plus important d’avoir une action sur leur vie personnelle en l’améliorant plutôt que de brasser des messages politiques qui ne portent pas.
Ce qui explique que l’album soit autant obsédé par la foi, l’amour de Dieu ou du cul ?
Bien sûr. Chaque fois que Martin s’est aventuré en politique cela n’a jamais vraiment fonctionné. Mais d’une certaine manière il utilise l’analogie pour faire passer ses idées ; comme il l’a fait auparavant avec l’analogie sexuelle avec « Master and Servant » en transposant la domination sexuelle à la dominations politique. Martin n’ est-il pas un expert à ce jeu du double-sens? »