SPRINGSTEEN ON BROADWAY
Au croisement de la master-class, de l’unplugged en solo…et de la séance publique de psychanalyse, Bruce Springsteen, tel un prédicateur du sud, se livre comme jamais, face au public du Walter Kerr Theater de New York City, où il a établi résidence durant l’automne. Seul sur scène, jamais le Boss de E Street Band ne s’était autant ouvert, pour les 975 privilégiés du théâtre de la 48éme rue. Désormais, grâce à la magie de Netflix, nous pouvons partager ces intenses moments de bravoure de l’histoire du rock et c’est tout simplement fascinant.
Pour l’avoir pratiqué à maintes reprises, sur de nombreuses scènes, je sais pertinemment que Bruce Springsteen est un incroyable conteur. Cependant, dans ce Springsteen On Broadway, il se confie, de la manière la plus extensive, nous faisant partager l’intimité de ses souvenirs d’enfant « né pour courir ». Sa première guitare, ses jeux de gamin, ses rapports avec ses parents, mais aussi ses craintes comme ses angoisses, aussi, avec beaucoup de pudeur, le Boss se livre à un exercice similaire à celui de son autobiographie « Born To Run » publiée voici déjà deux ans ( Voir sur Gonzomusic https://gonzomusic.fr/bruce-springsteen-se-livre-enfin.html ), mais en live, face à son public, c’est un exercice autrement plus difficile, que seul face à sa feuille blanche. Vêtu d’un jean noir et d’un T shirt noir, notre Brucie apparait sur scène et se lance dans un long, un très long monologue, de plus de dix minutes, pour nous raconter comment la vision d’Elvis Presley, un soir à la télé, avait bouleversé le cours de sa vie. On savait notre Boss bavard, mais à ce point…. Verbatim.
« Ton ADN, tes prédispositions, l’étude de ton art, le développement et le dévouement à une philosophie esthétique, le désir brut de gloire, d’amour, d’adoration, d’attentions, de femmes, de sexe, de fric. Et si tu veux tenir jusqu’au bout de la nuit, il faut avoir le feu sacré en toi. Et qu’il brule sans jamais s’arrêter. Voilà certains des éléments qui te seront utile, si tu dois un jour faire face à 80.000 fans de rock en délire. (rires), Car ,ces fans attendent que tu sortes quelque chose de ton chapeau, venue de nulle part, une chose qui n’existerait pas, une chose qui, avant que les fidèles se rassemblent ici, n’était qu’une rumeur en chanson. Dans la ville d’où je viens, tout est un peu une arnaque, donc moi aussi. En 1972, je n’étais pas un pilote de course rebelle. Ni un punk. Je jouais de la guitare dans les rues d’Asbury Park. Mais je disposais d’autres atouts dans mon jeu. J’avais pour moi la jeunesse, dix ans d’expérience, à jouer dans les bars. Une bande de potes musiciens et amis, qui connaissaient ma manière de jouer, et j’avais surtout un tour de magie. Ce soir, je suis là pour vous apporter la preuve vivante que ce « nous » incroyable et insaisissable existe. Tout particulièrement de nos jours. Voici donc mon tour de magie. Et, comme tout bon tour de magie, il commence par une mise en scène. » Guitare acoustique gros plan , intro de « Growing Up »…magique indeed sur guitare/voix…le grand frisson à la manière du Boss. « De toute ma vie, je n’ai jamais eu de véritable job. Je n’ai jamais travaillé dur, je n’ai jamais travaillé de 9h à 5h. Je n’ai jamais bossé 5 jours par semaine jusqu’à… maintenant ! ( rires dans la salle). Je n’aime pas ça ! Je n’ai jamais vu l’intérieur d’une usine et pourtant, je n’ai bien souvent écrit que sur ce sujet. Vous avez face à vous un homme qui a eu un succès fou et absurde en écrivant sur ce qu’il a eu : aucune expérience de la vie. J’ai tout inventé. C’est dire combien je suis fort, pas vrai ? (applaus nourris) Alors, comment ? Vous devez vous demander : comment un tel miracle a-t-il pu advenir ? Hé bien…au commencement, les ténèbres étaient au-dessus des eaux…
Lorsque j’étais enfant, il y avait Noël, les anniversaires, les vacances d’été, mais tout le reste n’était qu’un trou noir sans vie. Un trou noir, sans vie, qui n’était fait que de devoirs, d’église, d’école, de devoirs, d’église, d’école… de devoirs, d’église, d’école…d’haricots verts, encore et toujours des putains d’haricots verts. Mais, soudain, dans un faisceau de lumière sanctifiée, un être humain, un gamin. Un gamin du sud. Mais c’était un nouveau genre d’homme. Il sépara le monde en deux. Et soudain…un Nouveau Monde surgit. Celui en dessous de ta ceinture. Et aussi sur ton cœur. (Dit-il en se frappant la poitrine) Un dimanche soir de 1956, au 39 ½ Institute Street, dans un appartement sans eau chaude, dans la tête d’un gamin de sept ans, la révolution se passait à la télé. Et j’ai été soudain « télévisé », comme peut dire « évangélisé », juste sous le nez du pouvoir en place qui, s’il avait compris ce qui se passait et les bouleversements qui allaient survenir, il aurait immédiatement débranché ce truc-là. Ou bien ils l’auraient contrôlé sur-le-champ. Car nous, le peuple d’en bas, les invisibles, les faibles, les gamins , on en voulait encore et encore. Encore plus de vie. Plus d’amour, de sexe, d’espoir. Plus de vérité. Plus de pouvoirs. Plus d’âme. Et, par-dessus tout, plus de rock and roll. Alors, je suis assis à côté de ma mère, mon cerveau de 7 ans est en feu, en regardant le tube bleu face à tant de fun devant moi. Véritable. La joie. La vie. Il secouait ses hanches, remuait les fesses, jouait de la guitare, changeait l’esprit et le cœur, inspirait les âmes, créait du bonheur et une vie plus libre. Une existence plus libre a soudain explosé, dans les foyers à travers toute l’Amérique, le monde avait subi un putain de changement. Instantanément. Dans un véritable orgasme de fun. Et tout ce qu’on avait à faire pour y gouter, c’était d’oser risquer être soi-même. Car le génie du rock and roll s’était échappé de sa bouteille.
Et il nous disait que si nous étions…nés aux USA, chers compatriotes, ces sentiments, ces libertés, ce fun était un de vos droits dès la naissance. J’ai écouté, j’y ai cru et j’ai entendu l’appel à agir. C’est ainsi que j’ai commencé à étudier mon nouveau héros. Tout comme moi, il avait deux bras, deux jambes et deux yeux. D’accord, c’était un Adonis né humain. Et moi j’étais juste…pathétique. Mais, j’étais déterminé à faire avec. La seule chose qu’il avait de plus que moi était autour de la taille. C’était la guitare. Cette guitare, que mon père qualifiait de « putain de guitare ». Mais cette « putain de guitare » était la clé. C’était l’épée figée dans le rocher. Le sceptre de la justice. Et ils en vendaient chez Western auto, en ville, pour 25 dollars. Alors je suis allé supplier ma mère de m’en louer une, car nous n’avions pas les moyens d’acheter une guitare à l’école de musique Mike Deals. Un samedi après-midi, je l’ai ramenée à la maison. Et je me suis posé sur le canapé du salon. J’ai ouvert l’étui en alligator, je l’ai ouvert tout doucement. Émanant du velours vert, j’ai senti le doux parfum du merisier, un cocktail de puissance, de plaisir, de salut…et de rêves, de rêves, de rêves… alors j’ai pris des cours, avec assiduité… pendant deux semaines entières. Et j’ai arrêté. C’était bien trop dur, putain. Apprendre la guitare, non seulement c’était super dur, mais surtout, les leçons étaient carrément chiantes. Donnez-moi juste les trois accords magiques ! Et laissez-moi faire « Twist And Shout » ! J’étais un gosse de 7 ans et mes mains tenaient à peine sur le manche. Je ne pouvais pas gaspiller l’argent de ma mère semaine après semaine. Alors, très rapidement, j’ai su que j’allais devoir la ramener. Mais la veille du jour où je devais la rapporter, je l’ai prise une dernière fois. Je l’ai emmenée au parc, où trainaient les gamins du quartier. Et j’ai donné mon tout premier concert. Je l’ai frappée, je l’ai secouée, j’ai crié, j’ai chanté en vaudou…j’ai brulé tout un carré d’l’herbe. J’ai remué mon cul de gamin de 7 ans. Et, par-dessus le marché, j’ai pris des poses. Oui exactement comme ça ! J’ai dansé avec, j’ai tout fait…sauf jouer avec. Car je ne savais pas jouer. J’étais nul à chier, et ils se sont tous payé ma tête. On l’a ramenée cet après-midi-là. J’étais dans la voiture avec ma mère. Assis en silence sur le siège arrière. J’étais pensif. J’étais déçu. Mais au fond de moi je savais que l’espace d’un moment, juste un moment, devant ces gamins au parc, j’avais su montrer les crocs….Et il reprend « Growing Up ». Simplement magique ! Puis il achève sa chanson, pose sa guitare et se dirige vers le grand piano.
« Tout le monde a une relation amour-haine avec sa ville natale. Moi par exemple, je suis M. » Born to Run (Né pour courir), je suis monsieur « Thunder Fucking Road ». Je suis né pour courir, pas pour rester. Chez moi dans le New Jersey, c’est juste un piège mortel. Un bled pour se foutre en l’air. Écoutez bien les paroles de « Born To Run » : je dois quitter ce lieu/ Prendre l’autoroute. Je suis né pour ça. Pour voyager. J’ai ça dans le sang. Je partirai avec ma nana. J’en ai marre de cet endroit de merde…Je vais partir et je ne reviendrai jamais sauf que…J’habite aujourd’hui à 10 minutes de ma ville natale. Alors, c’est plutôt né pour revenir…non ? Mais qui aurait acheté une chanson avec un titre pareil ? Personne. Dans notre jardin, à quelques mètres du porche se trouvait le plus grand arbre de la vile. Un haut et magnifique hêtre pourpre. Lorsqu’il faisait beau, je vivais sous ses branches. Ses racines étaient un fort pour mes soldats, une écurie pour mes chevaux. J’ai été le premier de mon quartier à avoir réussi à grimper sur ses hautes branches. Laissant derrière moi un monde qui ne m’intéressait plus beaucoup. Arrivé tout en haut, le vent sur mon visage, je pouvais rêver autant que je voulais. Les soirs d’été, je m’asseyais sous ses bras, avec mes copains, comme un escadron de cavalerie au bivouac. En écoutant les clochettes du marchand de glaces ambulant. La voix de ma grand-mère m’appelait pour que j’aille me coucher. Je vivais à Randolph street avec ma sœur Virginia d’un an ma cadette, mes parents Adele et Douglas, mes grands-parents Fred et Alice et Saddle, mon chien fidèle. On habitait à côté de l’Église catholique, du presbytère, du couvent et de l’école catho Sainte Rose de Lima. Juste à un jet de ballon à travers un champ d’herbe verte. J’ai littéralement grandi cerné par Dieu. Entouré par Dieu. Et par ma famille. On avait des cousins, des oncles, des tantes, des grands-pères, des grands-mères, des arrière-grands-parents. Tout ce petit monde était entassé dans cinq petites maisons, sur deux rues adjacentes. Quand les cloches de l’église sonnaient, le clan entier remontait la rue pour assister à chaque mariage et à chaque enterrement qui avait lieu. Ma sœur et moi ramassions le riz lancé lors des mariages, dans de petits sacs de papier, que nous ramenions à la maison. Et on les lançait au prochain mariage. Et le prochain… et le prochain…Nous étions au premier rang pour voir défiler les gens de la ville, en costumes du dimanche, portant de grosses boites sombres et mes mette à l’arrière de la maison funéraire Freeman, dans une longue Cadillac noire. Pour un très court trajet, jusqu’au cimetière Sainte-Rose, à la limite de la ville. Et, là bas, tous les voisins catholiques, les Zerilli, les McNicolas, les Springsteen arrivés avant nous attendaient patiemment. Le dimanche, ma mère allait fleurir les tombes de nos proches. Ma sœur et moi jouions à cache-cache entre les tombes. Quand il pleuvait à Freehold, quand il pleuvait, l’humidité enveloppait toute la ville d’une odeur de café qui provenait de l’usine Nescaf,é toute proche à l’est. Je n’aime pas le café. Mais j’adorais cette odeur réconfortante qui unifiait la ville. Comme notre manufacture de tapis. La ville était une expérience sensorielle. On l’entendait. On la sentait. C’était un lieu où les gens vivaient. Où ils travaillaient. Où ils dansaient. Où ils profitaient de la vie et jouaient au baseball. Et où ils souffraient. Où leurs cœurs étaient brisés. Où ils faisaient l’amour. Où ils avaient des enfants. Où ils mouraient. Où ils se bourraient la gueule les soirs de printemps. Et où ils faisaient de leur mieux, de leur mieux possible pour contenir leurs démons intérieurs et extérieurs, qui cherchaient à les détruire eux, leurs foyers, leurs familles et leur ville… ».
Et il interprète « My Home Town » version voix piano, avec une pureté incroyable. Superbe perle issue de « Born In the USA » en 84, totalement bouleversante. Retour à la guitare et aux histoires. Il évoque son père qui, à 16 ans, bossait déjà dans la fabrique de tapis locale avant de partir à la guerre, de revenir et de se marier, dès son retour. Puis l’usine a fermé et il a bossé à l’usine Ford de New Brunswick. Puis ensuite à l’usine Nescafé de Freehold, avant d’être chauffeur de camion, de bus, de taxi. Sa seconde maison était un petit bar du centre-ville ; et, le boss de raconter, combien ces lieux paraissaient mystérieux à un enfant, car, uniquement peuplés d’hommes. Guitare acoustique et harmonica sur support pour « My Father’s House » (« Nebraska » 82), avant de se poser assis, devant le piano pour se lancer sur une diatribe sur sa haine de l’école et son conseil numéro un pour devenir une rock-star. On apprend que sa mère, d’origine italienne, pour le réveiller le matin le menaçait d’un verre d’eau glacé, qu’il se goinfrait de céréales Sugar Pops sur lesquelles il rajoutait en plus du sucre en poudre. Mum était secrétaire, dans un cabinet d’avocats. « Elle avait la soif de vivre. Elle adorait danser, car elle avait grandi du temps des big bands des 30’s » explique t’il avant d’interpréter « The Wish », dédiée à sa mère. Retour à la guitare acoustique pour nous faire partager son départ de Freehold à 19 ans, avec un groupe de potes musiciens et un incroyable feeling de liberté. Et chair de poule directe, sur l’intro à l’harmonica, de l’autre perle de « Born To Run » qu’est « Thunder Road ». Mais notre Boss sait aussi nous faire rire, lorsqu’il explique dans son histoire que, non seulement il n’avait pas de permis, mais qu’en plus, il ne savait même pas conduire, ce qui ne l’a pas empêché de composer « Racing in the Streets ». Puis, il nous fait partager un émouvante témoignage sur la guerre du Vietnam, car même s’il a échappé à la conscription, d’autres potes de New Jersey ne sont jamais revenus. « Je me demande souvent qui est parti à ma place, dans cette cause perdue » lance-t-il avant d’interpréter au bottleneck et en pur blues acoustique, un vibrant « Born In the USA » à vous dresser le poil sur le dos. Grandiose. Comme un prêcheur face à ses ouailles. Ensuite, il se place face au piano pour nous interpréter une éblouissante intro de «10th Avenue Freeze Out », un de ses titres les plus mythiques, sur le thème de l’amour et des enfants qu’il génère selon la formule « Un plus un égale trois ». Puis, il assure un peu plus loin : « C’est aussi la raison pour laquelle le véritable rock and roll et les vrais groupes de rock ne mourront jamais. » Et il se met à chanter « Tears drops on the city/ bad scooter searching for his groove/ Seems like the whole word walking pretty/ And you can’t find the room to move…” . Springsteen rend ensuite hommage à un ami trop tôt disparu, l’immense Clarence Clemons, le saxe mythique du E Street Band, mort en 2011 terrassé par une crise cardiaque. Et en l’écoutant évoquer ce big man, comme il le surnommait, on ne peut s’empêcher de verser une larme sur un cet héros du rock. Bruce avoue combien il comptait pour lui. « Te perdre, c’était comme avoir perdu la pluie. On se verra dans une autre vie big man » puis il poursuit ce vibrant « 10 Th Avenue Freeze Out » dédiée à Clarence Clemons. Ensuite, c’est d’une toute autre dédicace dont il s’agit, avec Patty Scialfa, membre du E Street Band, et madame Springsteen depuis 27 ans: « C’est une grande auteure compositrice , elle a une des plus belles voix qu’il m’ait été donné d’entendre, elle à la fois futée, forte, mais fragile, je vous présente Parry Scialfa ! » Et elle le rejoint sur scène pour un « Brilliant Disguise » chanté en duo.
Plus tard, après une crépusculaire « The Rising », il balance : « Depuis que je suis un tout jeune homme, j’ai toujours pris mon fun très au sérieux » et l’on veut bien le croire. Puis il déclare sa flamme au rock and roll et cette transmission qu’il pratique depuis toujours comme un passage de flambeau. « J’espère y être parvenu et aussi avoir été un bon compagnon de voyage pour vous… » et c’est parti, pour une éblouissante « Dancing In the Dark »…you can’t start a fire without a spark…. Quelle superbe intensité…en tout cas, sans doute la plus belle chanson de toute la soirée. Pour boucler la boucle, cet incroyable show s’achève là où tout a commencé avec « Born To Run », la plus emblématique composition du Boss, en parfait bouquet de feu d’artifice. Et l’on se dit que décidément, avec Springsteen jamais Broadway n’aura autant sonné rock !
Diffusé sur Netflix depuis le 16 décembre
Vu, formidable moment. Génial ! Très impressionnant !
In-cro-ya-ble
Thanx Yaz 😉