STORM THORGERSON : le visionnaire du Floyd
« Mind Over Matter : the images of Pink Floyd » par Storm Thorgerson, luxueux ouvrage tiré à moins de mille exemplaires vient d’être édité. Storm, légende du rock-biz, à la tête de son studio Hipgnosis a signé la quasi intégralité des pochettes du fameux groupe planant et s’il nous a quitté en avril 2013 son œuvre visionnaire défie le temps. La preuve ! En 1984, je rencontrais le graphiste-star pour évoquer son premier vidéo-clip à succès « Owner Of A Lonely Heart » réalisé pour le retour de Yes avec son LP futuriste « 90125 » et aussi sans doute porter un regard, admiratif, sur la manière dont il a su mettre l’imagination au pouvoir dans ses pochettes d’albums si emblématiques.
Les pochettes griffées Hipgnosis ont fait l’histoire du rock. Du tout premier Floyd en 68 « A Saucerful of Secrets » au dernier « Best of Pink Floyd » de 2011 l’association formée sur les bancs de Cambridge entre le fils d’émigré norvégien et les Lunatiques du Grand Cochon Volant sera indéfectible. Mais Storm était aussi un bosseur fou. La liste des pochettes qu’il a « mis en scène » a tout du Who’s Who. 10cc bien sur, mais aussi Peter Gabriel, Genesis, Black Sabbath, Led Zeppelin, Alan Parsons et tant d’autres sans oublier Muse, ont confié leur précieuse image à ce studio. Mais la relation avec Pink Floyd était véritablement particulière.
Chaque shooting était un délire, un pari sur une mission impossible, comme celui d’« Animals » où le cochon volant gonflable qui devait être photographié entre les cheminées de la centrale désaffectée de Battersea Station s’est échappé, semant la terreur parmi les pilotes qui atterrissaient à Heathrow tout proche avant d’être finalement récupéré par un paysan sous le choc dont les vaches ont frôlé l’infarctus. A coté, la gestion et le transport des dizaines de lits d’hôpital en acier massif sur la plage de « A Momentary Lapse of Reasons » – exercice renouvelé deux fois car la première fois la lumière n’y était pas ha ha !- était un véritable parcours de santé. Hipgnosis a inventé la palette graphique…mais en vrai et à une époque où elle n’existait pas. Et si l’on voulait du surréalisme, alors on le créait à partir d’accessoires et une certaine vision. Parfois si simple et pourtant si percutante, comme le triangle et le spectre lumineux de « Dark Side of The Moon ». Storm était tout cela et tant d’autres choses aussi, je suis fier d’avoir pu croiser sa route.
Flashback to 1984
Dix ans que je n’avais pas écouté Yes ! Le Dieu des critiques avait du inventer la machine à remonter le temps! Action! Les mixes diaboliques du Docteur Trevor Horn démolissent implacablement le théorème Buggles: video can’t kill the radio star. Pour preuve, le vidéo-clip de « Owner of a Lonely Heart» est une des rares splendeurs télévisuelles du moment. Surprenantes, les images dévoilent leur origine lumineuse dés que l’on perce l’identité de leur géniteur. Suspense. Je vous offre l’indice, tandis que votre téléviseur s’éclaire sur une mire. Un lien existe entre les robots d’Alan Parsons, le projecteur 16 mm de 10cc, les flashes de Yes, les délires de bains d’UFO, le bar du Led Zep ou les photos de famille flambées du Floyd. Bref, sur l’intro de «Owner Of…» Jon Anderson et ses petits copains montent sur scène. Et on se dit : shit, encore un clip chiant ! Mais à cet instant, Anderson lève les bras mais tout se fige lorsqu’il lance : « Arrêtez tout ! Il y a surement un autre moyen, non ? ». Silence et métamorphose par anamorphisme des musiciens en respectivement aigle, iguane, serpent à sonnette et chat. Les percus transmutées de l’intro redémarrent à zéro; c’est instantané, le choc des images DOIT vous renverser, c’est inexpugnable. C’est surtout Hipgnosis, fil conducteur des pochettes du Floyd à Parsons en passant par tant d’autres héros du rock. Durant les seventies, les covers Hipgnosis enrobaient nos LP préférés. Le mirage s’était estompé jusqu’à ce clip. Sous le pseudonyme de Green Back prod, on retrouve Aubrey Powell, alias PO, Peter Christopherson et surtout Storm Thorgerson, réalisateur du «Owner of… », c’est à dire Hipgnosis au complet. Questions pour un champion….
L’interview
« Comment as tu franchi le pas de la pochette à la vidéo?
Storm Thorgerson : C’est une évolution naturelle, on a fait des pochettes pendant si longtemps. Peut être trop longtemps pour trop de pochettes. Tu t’imagines la vie d’un mec condamné à faire des pochettes de disques jusqu’à la fin de sa vie, c’est les boules. C’est une dimension bien trop limitée, surtout si elle s’étire sur douze ans.
Pourquoi ce nom, Green Back?
Parce que le dos d’un dollar est toujours vert. On a choisi « Dos Vert », car il existe toujours un rapport entre l’argent et l’image. Naturellement c’est une vision quelque peu sarcastique. Nous avons démarré la vidéo il y a tout juste un: an. Ça n’était pas facile, car Hipgnosis était devenu un boulet un peu lourd à trainer. Or à Londres les modes vont trop vite. Mouvement du mois, parfum de la semaine: les boites de disques productrices de vidéos ne songeaient pas à nous pour réaliser leurs clips. Les six premiers mois, nous n’avons pratiquement pas eu de boulot. Tout a changé lorsque la vidéo que nous avons réalisé pour Paul Young est devenue numéro 1. Ensuite, nous avons fait Rainbow puis Yes.
D’où vient l’idée des animaux et quelle est leur valeur spirituelle?
Le film est directement inspiré de la chanson, ou plus exactement sur notre interprétation de la formule « possesseur d’un cœur solitaire ». On a voulu démontrer qu’il est aisé d’échapper aux contraintes quotidiennes en s’inspirant d’une imagerie à la Kafka. Au début, l’homme est arrêté dans la rue, et ni lui ni nous ne savons pourquoi. C’est la force de l’absurde. Il regarde d’instinct sa montre, comme pour se dire: « Hé qu’est ce que vous faites, c’est l’heure d’aller au boulot» Quant aux animaux, ils sont directement issus de l’influence de Castaneda, lorsque Don Juan raconte à Carlos comment des alliés vont pouvoir l’aider dans son élévation. Et ces alliés apparaissent naturellement sous forme d’étranges esprits d’animaux. Dans la vidéo, les animaux sont des projections de sons imaginaires qui tentent de persuader notre homme de faire réagir son esprit. Lorsqu’il parvient enfin à se libérer, il se retrouve au sommet du building et à nouveau les esprits-animaux-Yes lui apparaissent pour le pousser à prendre enfin un risque, une fois dans son existence.
Vos pochettes de disques étaient déjà des histoires à elles seules.
Elles étaient des extraits des films que nous n’avions pas encore eu la chance de tourner. Aujourd’hui grâce à la vidéo, cette chance s’offre à nous et crois-moi pas question de la laisser filer pour tous les billets verts du monde ».
The end
Le monopole créatif d’Hipgnosis n’existe plus aujourd’hui, mais Green Back a déjà repris la relève. « Owner of a Lonely Heart» a couté 40 000 livres (50.000 €), ce qui n’est guère plus onéreux qu’un promo-sexuel de Duran Duran, tourné en France ou en Navarre, et creux comme un bois mort. « Tornade » Thorgerson et ses amis ont encore beaucoup à faire pour éclairer nos lanternes télévisuelles. La vidéo peut être un art, à condition d’ y insuffler les idées qui font les (chefs d’)œuvre(s).
Publié en Mai 1984 dans le numéro 190 de BEST
« Mind Over Matter : the images of Pink Floyd » par Storm Thorgerson http://www.pinkfloydlelivre.fr/
Et dans une cinquantaine de lieux de ventes en France : Librairie Parallèles, librairie du Royal Monceau, le Palais de Tokyo, Drugstore Publicis, librairie Durance…