L’Avare de Molière Harpagon chez les Helvètes
« Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! » Téléportée en Suisse, la pièce culte de Molière fait son grand retour à la Comédie-Française dans une mise en scène burlesque et colorée signée Lilo Baur.
Par Jean-Christophe MARY
Dans la Suisse de l’après-guerre, Harpagon, riche banquier, vit avec ses deux enfants dans une maison cossue au bord d’un lac. Il est obsédé par l’argent. Son avarice fait obstacle aux projets amoureux de ses deux enfants : Élise, amoureuse de Valère, un gentilhomme napolitain au service de son père en qualité d’intendant, et Cléante, qui souhaite épouser Marianne, une jeune orpheline sans fortune. Quand il apprend que son fils est son rival auprès de la belle Marianne et qu’une cassette pleine d’or lui a été dérobée, sa fureur est à son comble…
Face à une œuvre, le metteur en scène cherche toujours un angle d’attaque jamais exploré. En transposant la pièce dans la Suisse des années 50 cette relecture de la pièce de Molière pour la Comédie Française est une belle réussite. La metteuse en scène suisse a transposé Harpagon en riche banquier genevois au bord du lac Léman. On est dans le monde élégant et rapace de L’après-guerre où les nouveaux banquiers et actionnaires Helvètes sont devenus les lointains usuriers de Molière. Et l’idée est aussi simple que géniale. La Suisse est le paradis des gens riches, de l’argent roi. La cassette qu’il cache dans son jardin à la lueur d’une lampe frontale, a ici la forme de ces boîtes métalliques effilées que l’on retire avec des clés des gants dans les coffres forts des banques. Le bord du lac, le terrain de golf, l’intérieur de la villa cossue, ce beau dispositif scénique permet aux scènes de s’enchainer les unes aux autres, sans temps mort. Les dialogues, les disputes entre les personnages présents dans les lieux différents s’y font échos pour mieux capter le spectateur. L’adaptation de Lilo Baur retranscrit fidèlement l’esprit de l’intrigue où autour de l’argent et du conflit des générations. Ici le texte de Molière est porté par un réalisme magique mis à distance par un humour et une ironie redoutable. Ce qui frappe ici, c’est la qualité des dialogues, la théâtralité de ces tableaux entrecoupés d’ellipses.
Côté distribution, la production réunit sur un même plateau une flopée de pointures parmi lesquelles un Laurent Stocker qui se déchaine littéralement dans le rôle d’Harpagon, personnage clownesque cynique, odieux, tyrannique, égoïste et maladivement avare. Dans ce rôle très physique, le comédien met en avant le côté maladif d’Harpagon qui souffre d’un matérialisme inconditionnel, le transforme en un être parfaitement incapable d’amour. Son Harpagon est envahi de TOC dès qu’il entend le mot « ARGENT ». Il fait des économies sur tout, ses valets portent des vêtements sales et usés et l’usurier oblige ses propres enfants à emprunter plutôt que de les aider. Lui qui prête de l’argent à ses concitoyens dans le besoin à des taux prohibitifs, n’hésite pas à en faire des tonnes, quitte à entrer parfois dans le registre du burlesque. C’est à la fois cruel mais très drôle. Autour de lui, les autres comédiens sont au diapason. Jean Chevalier irradie la scène pour ne pas dire « crève l’écran » quand il prend ici les traits Cléante, fils d’Harpagon, jeune playboy, maladroit, un peu gauche. Serge Bagdassarian incarne Maître Jacques, un cocher-cuisinier, fin et perspicace. Françoise Gillard excelle dans le rôle Frosine l’entremetteuse, femme intrigante et manipulatrice, qui joue de ses jambes prête à tout, provocante, délirante et irrésistible de drôlerie. Saluons aussi Elise Lhomeau, très sensuelle dans le rôle d’Elise qui file avec Valère, formidable Clément Bresson, un amour clandestin. Sans oublier Anna Cervinka qui nous régale en Marianne, un brin naïve et ingénue qui apparaît à la fin de la pièce légèrement ivre. Dans cette mise en scène nerveuse au montage serré, les dialogues sont savoureux et fusent à la vitesse de la lumière. C’est joué avec une telle précision et un tel sens de l’autodérision, on ne peut qu’en rire aux éclats. Courez-y : durant deux heures vous prenez crampes de rire sur crampes rire et vous aurez du mal à reprendre votre souffle.
« L’Avare » de Molière, mise en scène Lilo Baur Jusqu’au 24 juillet 2022 à la Comédie-Française