J’AI ASSISTE A L’ECLOSION DES COCTEAU TWINS

Cocteau+TwinsCold Wave en véritable lame de fond…voici trois décennies exactement je craquais sur les Ecossais de Cocteau Twins découverts quelques mois plus tôt au printemps de Bourges où je les avais filmé pour la télé. Première interview pour BEST de cette étrange formation venue d’ailleurs.

Dans les ténèbres de la salle, la Voix s’élève doucement pour nous envelopper. Et la Voix monte de plus en plus haut, comme si elle cherchait à se fondre dans des nuages imaginaires. La Voix est si forte en émotion, elle efface un à un tous les préjugés. Strip-tease cérébral : lorsque la Voix vous transperce, elle vous ramène vers la nudité de l’Eden. La Voix est harmonie. Elle dépasse le sens buté des mots. La Voix m’a conquis.Vivre un concert des Cocteau Twins représente un rare privilège. Pourtant, jusqu’à cet instant, leur musique m’apparaissait triste et éthérée, plus grise qu’un matin de novembre. Erreur. Elizabeth Frazer a un instrument unique au monde, sa voix immaculée, sa voix d’une transparence abyssale, sa voix éblouissante, dont beaucoup eurent la révélation sur l’album de This Mortal CoiL Sans les vocalises de Liz, les Cocteau n’existeraient pas non plus. Avec le guitariste Robin Guthrie et le bassiste Simon Raymonde, les Twins se sont hissés sans peine au niveau du culte, déclenchant des cascades de passion à la manière de Joy Division. On peut également les comparer aux Cure de « Seventeen Seconds » … ou au théâtre lyrique nippon. Quelle importance, lorsqu’on tombe amoureux, on ne songe jamais à dévisager l’angelot qui a su décocher la flèche.Cocteau+Twins

Jean Cocteau

Liz et Robin vivaient en Écosse, dans la petite bourgade de Grangemouth. À cette époque, un groupe neuf écumait tous les clubs locaux. Le chanteur avait un charisme tel que Liz et Robin ne pouvaient s’empêcher d’assister à tous ses gigs. Le groupe s’appelait Simple Minds. Et en cette année 78, son chanteur Jim Kerr avait écrit un titre dédié à un couple d’amis obnubilés par Jean Cocteau: il les avait surnommés « The Cocteau Twins ». Comme l’homme qui a vu l’ homme qui a vu l’homme qui a vu l’ homme … il n’existe par conséquent aucun rapport direct entre le créateur du « Testament d’Orphée » et notre trio écossais. Les Cocteau forment un groupe à part, une entité cosmique et rare. Ne vous attendez pas à les croiser dans un club ou une party. Ils jouent très peu sur scène et leurs disques ne connaissent aucune contrainte. Discrets, secrets, ils n’accordent (presque) jamais d’entretien pour, disent-ils, « préserver leur sens hypertrophié du naturel. » C’est au Printemps de Bourges que les Cocteau m’ ont liquéfié. Liz chante, les yeux fermés avec des gestes de petite fille maladroite. Ses mains se crispent dans l’air comme si elle jouait d’une harpe imaginaire. Et elle frappe sa poitrine comme pourexorciser toute l’émotion du monde. Plus tard, dans la loge, elle paraît encore plus fragile que sous les projecteurs. Dans les interviews publiées par la presse anglaise, c’est toujours Simon qui répond aux questions. Mais cette fois, pour BEST Liz accepte enfin de sortir de son mutisme.

Elzabeth et Simon

« Votre musique m’entraîne vers l’Orient, c’est une calme extase …

Elizabeth Frazer: Il faut être touché par notre musique pour pouvoir en parler. Avant toi personne ne nous a dit qu’elle était influencée par l’Orient C’est un superbe compliment !

Simon Raymonde: Tout ce que nous faisons est complètement spontané. Pour nous c’est juste naturel instantané. Nous n’avons jamais rien de prêt avant d’enregistrer un disque. Nous réservons le studio pour un temps, on met les machines en marche et on joue. Le temps écoulé, nous avons un album. Ça peut paraître « blasé » (en français dans l’ITW), mais c’est la vérité. Lorsque nous jouons, il y a toujours des influences qui viennent se greffer. Notre musique est la somme de ces émotions diverses.

Tu viens d’utiliser le mot « blasé ». Et si j’associais le terme « cinéma- vérité» à votre musique?

SR : Nous n’appartenons à aucun mouvement. On ne demande pas aux gens de nous suivre, on n’essaie pas de les endoctriner. Il n’y a aucun message dans ce que nous faisons. Nous sommes naturels. Écoute la musique. Si elle t’enthousiasme, si elle parvient à te toucher, c’est déjà fantastique.

Sur scène vous êtes très calmes.

EF : Nous sommes incapables de jouer fort.

S.R: Nous n’avons pas de manager. Nous choisissons nous-mêmes nos concerts et nos dates d’enregistrement Personne ne prend de décision à notre place, c’est pourquoi nous sommes si calmes et pacifiques. Nous sommes très sensibles. On se protège beaucoup, on nous le reproche parfois. Mais ce qui compte avant tout, c’est que nous soyons capables d’offrir le meilleur sans nous soucier de ce qu’on raconte. Nous sommes parfois excités ou agressifs, mais c’est un état que nous vivons d’une autre manière qu’à travers les stéréotypes courants du rock and roll Si tu sautes en l’air à chaque concert qu’est-ce que ça veut dire? Où est le naturel ? Crois-moi, si nous sommes bien sur une scène, le public le sent

Elizabeth, lorsque tu chantes, on a l’impression que tes cordes vocales sont si tendues qu’elles vont se mettre à saigner.

EF: Les voix sont imprévisibles, tu ne sais jamais ce qui peut se passer. Si tu es malade ou dévoré par la nervosité, la voix est la première atteinte. La gorge est imprévisible.

Cocteau+TwinsParlons un peu de tes textes, Liz. Je ne comprends rien à ce que tu chantes.

E F : Ça n’est pas grave, bien au contraire.

À vrai dire, je n’ai pas vraiment essayé.

EF : Bien, tu as un avantage

Robin Guthrie: Il faut accepter ces textes comme tels. Si tu imagines; s’ils signifient quelque chose pour toi, si tu peux en tirer quelque chose, tu n’as nul besoin de comprendre exactement ce qu’Elizabeth raconte. S’ils prennent un sens pour toi c’est l’essentiel. Pour les apprécier, il faut s’investir dans nos chansons ou du moins en être capable

EF: Je chante en anglais, c’est ma langue. Tous les mots sont anglais et pourtant même mes compatriotes ne comprennent pas mes textes. Chanter chez moi, ce n’est jamais forcé. J’ai ma façon de chanter des choses que les gens ont du mal à comprendre. L’anglais que je chante est celui de tous les jours, le même que j’utilise pour te parler. Je ne pratique aucune autre langue.

Les Cocteau Twins sortent souvent des maxis et ils sont tous inédits par rapport aux albums.

SR : Tout le monde sort des re-mixs. Mais pour nous le seul avantage du maxi c’est de diffuser le plus de chansons possible. Lorsque nous rentrons en studio, nous nous ménageons la plus large liberté, c’est le seul moyen d’éviter le remplissage. Si nous enregistrons quatre ou cinq titres, on en fait un maxi. S’il y a dix chansons, c’est un album. Mais on ne le sait jamais à l’avance.

Une question stupide, pourquoi choisir tous ces prénoms en guise de titres de chansons ?

EF : Je crois qu’il est de plus en plus difficile de trouver des titres à mes chansons. Pour le dernier album, oh dieu, c’était si dur alors j’ai pensé à tous les prénoms des filles et des garçons que j’aimais, tous mes préférés, comme Ivo le manager de notre label 4 AD. Et je me suis dit, voilà la chance de pouvoir les utiliser, car ils collent parfaitement à l’esprit des chansons du nouvel album

Alors tu as pris ton carnet d’adresses?

EF: Non non, j’avais déjà tous ces noms dans mon cœur et dans ma tête.

SR : Lorsque nous travaillons, nous ne savons jamais à l’avance à quoi ça ressemblera une fois fini. C’est pareil pour les textes de Liz. Alors les titres, on les trouve vraiment à la dernière minute

EF: Imagines- tu combien c’est délicat de trouver un titre ? C’est pire que de trouver un prénom intelligent pour un bébé. C’est comme inventer quelque chose à partir de rien et de trouver un nom à son invention.          .

SR: Lorsque notre disque le maxi « Aikea Guinea  est sorti en Angleterre, aucune radio ne l’a programmé, car les animateurs étaient incapables de prononcer son titre.On en parlait tout à l’heure le problème de ces gens-là c’est qu’ils sont incapables de se dépasser. Ils sont vaincus d’avance, car ils n’essaient même pas. Alors ils plébiscitent des niaiseries du genre « I Love you Madly », « You’re Wonderful To Me» ou encore « Night in Georgia» parce que ce sont des mots qu’ils connaissent. Ils les voient écrits tous les jours. Ils sont programmés et incultes.Cocteau_Twins_-_Aikea-Guinea_EP

C’est aussi pour cette raison qu’on entend si peu de rock hongrois ou français à la radio chez vous?

E F. : Si on passait des choses différentes à la radio, ne crois- tu pas que le comportement humain en serait affecté ?. Les gens seraient bien plus relaxés et ils se serviraient sans doute un peu plus de leurs têtes pour écouter vraiment la musique. Mais c’est un choix de société, de way of life. Pour vivre différemment, il faut savoir écouter d’une autre manière. Pour tout le monde, les Cocteau Twins ont choisi un patronyme à l’image de leur idole.: Tout le monde paraît déçu que nous ne soyons pas des bigots de Jean Cocteau.  Lorsqu’on leur raconte la genèse du mot Cocteau Twins, les mêmes trouvent alorsque nous ne rendons pas assez justice au grand poète et ça les rend furieux. Il nous fallait un nom. On aurait pu choisir de se baptiser les Smith’s Crisps (équivalent des chips Fiodor au Royaume-Uni). C’est juste un nom. Ça nous fait rire de voir tous ces gens fantasmer intellectuellement dans des délires analytiques. Et pour s’achever, ils se torturent les oreilles au casque pour disséquer mes textes.

Sur scène, tu as l’air si tendue. Tu n’as jamais craqué?

E F. : (rire cristallin) C’ est vrai, je n’arrive à chanter que si je suis un minimum détendue, car je suis hyper nerveuse. Par exemple, je n’entraîne jamais ma voix, mais par contre je fais sans arrêt des exercices de respiration. Parfois, je suis si stressée qu’il m’arrive d’être obligée d’interrompre un concert, car je suis incapable de continuer. Ça s’est produit déjà quelques fois. Et dans ce cas-là, le public a toujours la même attitude: l’incompréhension.

Quel est ton message pour la planète?

EF.: Je crois que les Cocteau Twins n’ont jamais eu de message à diffuser, aujourd’hui comme par le passé. Il y a pourtant une chose que nous souhaitons, c’est que les gens fassent un effort pour s’ouvrir l’esprit. C’est juste de la tolérance. S’ils entendent ou voient quelque chose qu’ils aiment, il faut qu’ils sachent l’accepter tel qu’il est. Alors n’attendez rien de nous. On est juste des humains comme vous. On peut se tromper, quelle chance ! ».

J’aime la pudeur des Cocteau Twins. Leur réserve n’est pas un trait de courtoisie, un faux pli d’éducation. La sincérité a suivi la courbe inflationniste, elle se fait plus rare que les baleines. Les Cocteau Twins sont des marginaux. Leur attitude les protège du rock-biz tout en les forçant à une semi- clandestinité. Ils n’en font qu’à leur tête et c’est superbe. Leur musique leur ressemble. Elle touche à la spiritualité, ce qui la rend sans doute un peu triste. Les Cocteau Twins ont la beauté de Venise, le syndrome de l’Atlantide,lorsqu’on s’attend à chaque instant qu’elle soit submergée par sa lagune. Si les Twins ne sont jamais N° 1 des charts, c’est qu’ils l’ ont bien choisi. Ils veulent un succès confidentiel. Ils l’ont déjà. Ils n’ont besoin de personne et c’est dix fois plus sain que les fausses amitiés dans le style « coco tape dans le dos » ou les « ah ce soir vous en bas, moi en haut sur scène qu’est- ce que je vous sens bien ». Ni en bas, ni en haut, tous égaux sur le même point, voilà la philo des Cocteau Twins.

Publié dans le numéro 205 de BEST daté d’aout 1985

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5 réponses

  1. Dead can dance dit :

    Grand Merci pour cet article sur les CT ! L’interview est juste trop bon car il permet de capter le ressenti des membres de ce mythique groupe. A l’époque, je n’étais pas trop fan des CT mais, au fil du temps, et avec l’âge, j’ai appris à les écouter et à aimer certains de leurs titres.
    Robin Guthrie l’éthéré, Liz Fraser et sa voix d’ange-fée, Simon Raymonde le noyau autour duquel gravite les deux électrons. Moi, j’adhère à 200%.
    Quant à Liz, ce n’est pas uniquement sa voix que j’admire, mais c’est aussi sa manière d’être, la position de son corps et de ses mains quand elle chante, son regard qui exprime tant d’émotions et vous fait chavirer le coeur.
    J’aurai aimé assister à un concert des CT, mais à l’époque, mon immaturité musicale ne m’a pas permis d’apprécier à sa juste valeur ce joyau qui était pourtant là, devant moi…Stupide que j’étais, je le regrette sincèrement.
    Encore une fois, un grand merci et chapeau pour cet article !

  2. Belenotti-Bellot dit :

    Hello, j’ai assistée à ce concert à Bourges j’avais 14 ans et ce que vous décrivez c’est exactement ce que j’ai et je crois nous avons tous ressentis.Magnifique Cocteau Twins

  3. Chooly dit :

    Si je puis me permettre, L’origine du nom vient bien Jim keer qui était à l’époque (1978) très influencé par toute l’oeuvre de Jean Cocteau. Certaines des autres chansons figurants sur le 1er album des Simples Minds sont elles mêmes inspirées par l’auteur. Il venait de lire une compilation des œuvres de Cocteau. Dont Les Enfants Terribles; histoire relationnelle d’un frère et d’une soeur en symbiose total voir incestueuse ; d’où le nom de Cocteau Twins qui faut traduire par les jumeaux de Cocteau et non d’une supposée influence d’amis gay de J.Kerr obnubilés par J. Cocteau. Les Enfants Terribles ont été traduit en anglais par Children of the Game; titre qui figure sur le premier album.

    Merci pour l’article GBD.

  4. Pupier dit :

    Hello vous parlez d’images tournées à Bourges, peut-on les voir? J’étais à Bourges en 84, quand Dead can Dance était en 1ère partie…

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