BRAD MELHAU « Ride into the Sun »
Avec « Ride Into the Sun », le pianiste Brad Mehldau se confronte à l’œuvre tourmentée et lumineuse du song-writer américain Elliott Smith. Dix reprises, des compositions originales, un orchestre de chambre pour un voyage introspectif où la fragilité du pop folk rencontre l’élégance harmonique du jazz contemporain. Un hymne à l’amour de Smith puissant, personnel souvent bouleversant qui a su largement toucher le petit cœur de JCM forcément Mehldau au mur…
Par Jean-Christophe MARY
Il fallait un musicien capable de comprendre la mélancolie comme une langue à part entière pour s’approprier l’univers du song-writter Elliott Smith. Brad Mehldau, dont la carrière n’a cessé d’explorer le jazz comme les musiques populaires rend aujourd’hui hommage à cette figure culte du pop folk US des années 1990.
L’album, qui rassemble Daniel Rossen (guitare), Chris Thile (mandoline), Matt Chamberlain (batterie), Felix Moseholm (basse acoustique), John Davis (basse) et un orchestre de chambre dirigé par Dan Coleman, propose un parcours mêlant reprises fidèles, explorations orchestrales et compositions inspirées par le song-writer disparu en 2003. Brad Mehldau complète l’ensemble par quatre compositions originales inspirées par l’univers harmonique d’Elliott Smith, ainsi que des reprises de Big Star (« Thirteen ») et Nick Drake (« Sunday »). Une manière, pour le pianiste, de renouer avec Los Angeles, le club Largo, et la génération qui inventa une nouvelle forme de chanson pop folk intimiste. Pour ceux qui le connaissent, Brad Mehldau glisse régulièrement des « fragments » d’Elliott Smith lors de ses concerts, comme s’il entretenait depuis toujours avec sa musique un dialogue intime. Aujourd’hui le pianiste offre plus qu’une relecture : une véritable plongée dans l’esthétique smithienne, faite de mélancolie lumineuse, d’accords mineurs chavirés, de lignes vocales hésitantes le tout enrubanné d’un lyrisme discret. Le disque s’ouvre sur « Better Be Quiet Now » l’une des plus belles chansons de rupture écrite par Elliott Smith. Brad Mehldau en respecte la fragilité, l’élargit par une orchestration feutrée et laisse le piano respirer entre les lignes vocales. « Everything Means Nothing to Me » extrait de « Figure 8 » (2000) est une des chansons les plus marquantes. Si dans la version originale, la montée harmonique sonne déjà de manière vertigineuse, Brad Mehldau en accentue ici la dimension hypnotique avec les accords qui se répètent rappelant les obsessions harmoniques de Debussy, comme si la chanson glissait vers une rêverie bleutée.
Sur « Southern Belle » et sur « Tomorrow Tomorrow », Daniel Rossen (Grizzly Bear) apporte une couleur folk élégante et fragile. Brad Mehldau s’empare de la fameuse progression d’accords qui précède le dernier couplet pour en faire un terrain d’improvisation sensible, presque chambriste. « Sweet Adeline suivi » de « Sweet Adeline Fantasy » est l’un des moments les plus créatifs du disque. Brad Mehldau en livre d’abord une version intimiste, proche de l’original, puis développe une expansion orchestrale qui pousse la chanson vers une rêverie quasi cinématographique. Immortalisé par le film « Good Will Hunting », “Between the Bars” l’une des plus célèbres chansons d’Elliott Smith, devient ici une berceuse funambule, dépouillée de tout pathos. « The White Lady Loves You More » chanson sur la dépendance l’héroïne devient une ballade sombre portée par des contrechants de cordes et un piano qui avance comme à pas comptés. Avec « Thirteen », Brad Mehldau rend hommage à Big Star, groupe qu’Elliot Smith admirait. La relecture de Meldau est gracieuse, proche d’une ballade de chambre. Avec « Sunday » de Nick Drake, le pianiste salue la même lignée poétique qui va de Drake à Smith. Enfin « Colorbars « est l’autre des moments lumineux du disque. La mandoline de Chris Thile apporte un scintillement délicat au titre quand le pianiste Mehldau explore lui les “zones intermédiaires” si chères à Smith, ces glissements majeur/mineur porteurs de nostalgie lumineuse. Le “Ride into the sun” des paroles donne le titre au disque. Avec ce nouvel opus, Brad Mehldau signe l’un de ses projets les plus sensibles. Loin de figer Elliott Smith dans une image de songwriter maudit, il rappelle la force mélodique, l’inventivité harmonique et la beauté discrète d’un musicien profondément moderne. L’album est important parce qu’il donne à Eliott Smith une dimension orchestrale inattendue sans jamais trahir l’intimité de ses chansons. Et pour prolonger cette rencontre entre deux univers, sachez que Brad Mehldau sera en concert à la Philharmonie de Paris en mars 2026, aux côtés du bassiste Christian McBride. L’occasion rêvée de repartir une fois de plus « into the Sun ».
