NEW YORK CITY DIVA VEGA STAR
Voici 27 ans, trois jours durant à Manhattan, je marchais dans les pas de Suzanne Vega pour les besoins d’un doc pour Arte, doublé d’un article pour le magazine Globe. Indissociable de sa ville-monde, elle incarnait déjà cette image forte de New York City. Trois décennies plus tard, elle publie ce live intimiste avec Gerry Leonard, le guitariste de Bowie, « An Evening of New York Songs and Stories » hanté par son amour de la Grosse Pomme, l’occasion de pouvoir à nouveau échanger avec notre NYC diva Vega star pour une interview-fleuve digne de l’East River 🤪
C’est une double interview de Suzanne Vega, à 27 années d’intervalle. Tout d’abord, reportage flashback 1993 dans Globe, en miroir-papier glacé de mon documentaire de 26 minutes que j’avais réalisé à l’époque pour Megamix (Arte) pour saluer la publication de son lumineux « 99.9 F », et dans la foulée, entretien 2020 pour la publication de son nouvel et intimiste album live capturé au fameux Café Carlyle, de Vega à Vega, Suzanne n’a décidément pas changé à l’instar de son amour pour New York City et elle le prouve.
Publié dans Globe au printemps 1993
Son folk apocryphe ne ressemble à aucun autre car il est urbain. Fragile diva du macadam elle se distingue de tous les folkeux bouseux par son entêtement de New York, ce monstre qui la hante parce qu’il ne sait pas dormir. Et Suzanne Vega lui ressemble étrangement. Alors pour percer sa poésie électrique il faut s’accrocher à son sillage de comète et traverser la ville-monde en 24 H de la vie de Vega.
Dimanche matin
Vivace comme un dragon éternel de nouvel an chinois, Manhattan crache inlassablement la vapeur de ses entrailles. Et son cri, carrousel omniprésent de vrombissements et de sirènes stridentes, ne s’arrête jamais; même ce dimanche matin où le soleil hivernal caresse les baies vitrées du home de Suzanne Vega. Ses six oiseaux piaillent dans leur volière et leur chant se fond dans la clameur de la ville. Dans une pièce à coté, séparés par une vitre, ses deux chats chahutent en lorgnant les volatiles. Plan américain photocopié d’un épisode de « Titi et GrosMinet », Suzanne-qui-aime-les-contrastes s’éveille. Petit déj pour tout le monde. Avec toutes ces bouches et ces becs à nourrir, n’est elle pas déjà en retard?
Dimanche, 12 heures Battery Park
Lunettes de soleil, sac à main de métal, chapeau sur ses cheveux auburn, Suzanne descend d’une berline face à l’embarcadère des ferrys pour Staten Island. Une fois à bord, elle se décrispe enfin:
» Lorsque j’étais gamine, chaque fois que j’empruntais le ferry, c’était comme un départ en vacances lorsque nous en étions privés. Des amis à moi se sont même mariés sur ce bateau. Maintenant, je ne le prends plus qu’à quatre heures du matin, si j’ai un peu trop fait la fête, pour me vider la tête au cœur de la nuit. »
On largue les amarres et les Goliaths de verre et de béton de Manhattan s’éloignent doucement ( 1993 les tours jumelles du WTC étaient encore là : NDR). Sur le dernier album « 99.9 F » elle a composé cette chanson « Rock In My Pocket » sur cette métaphore biblique, mais toute sa musique est hantée par cette ville.
« Haine ET amour. Haine OU amour…New York c’est un peu les deux, une ville extrêmement violente où j’ai vécu ces trente dernières années. Mais toutes mes attaches familiales sont ici.
C’est sans doute pour cette raison que je continuerai à vivre ici le restant de ma vie », affirme t’elle.
Le New York de Vega est à des années lumières du gotha de Park Avenue ou du Soho des after-yupies et de Lenny Kravitz.
Il ressemble à son acapella « Tom’s Diner », qui dépeint son troquet de quartier. Il est comme ces mauvaises herbes qui crèvent le béton, magique comme l’arc ciel d’une tache d’huile sur le bitume, comme ces éclats de verre brisé dans le caniveau qui brillent comme des diamants dans les yeux des enfants pauvres.
« Les sirènes de police, les bagarres, le linge qui sèche aux fenêtres, ces gamins mal débarbouillés qui jouent l’été à s’asperger avec une borne d’incendie, c’est le monde qui m’a vu grandir. Si j’ai envie de décrire ces lieux c’est qu’ils remuent chez moi tant de souvenirs d’enfance. »
Suzanne a su débusquer la beauté sous la crasse, là où tant d’autres n’y voient que laideur, dans ces quartiers dévastés par le spleen post-industriel où les kids n’ont pour se dépayser que la rivière polluée qui coule à coté.
« Chaque quartier de New York incarne un souvenir précis lié à différentes époques de ma vie. Lorsque j’étais ado, j’allais au cours d’art dramatique et je venais à pied des fin fonds de ma 132éme rue jusqu’à Broadway. Ensuite je bouclais mon marathon par la 46éme rue où je suivais des cours de danse. Sans doute parce que j’étais maigre et fluette j’ai toujours marché dans cette ville inhumaine pour qu’elle retrouve sa dimension humaine. J’ai commencè à gratter ma toute première guitare à l’âge de 11 ans. Aussi loin que remonte ma mémoire j’ai toujours été attirée par la musique; car mon tout premier auditoire au début était constitué de mes jeunes frères et sœurs à la maison. J’étais leur ainée, ils m’adoraient mais sans leurs bravos tonitruants aurais je eu la volonté de m’accrocher ? »
Chez les Vega on écoutait essentiellement du jazz, mais aussi Leonard Cohen ou Dylan. Un beau jour, Suzanne tombe sur un stock de vieux disques folks, des « train songs » composés par Woody Guthrie et Cisco Houston, dédiés à tous ces vagabonds de la Grande Dépression qui sautaient d’un train de marchandises à l’autre en parcourant tout le pays comme s’ils pouvaient ainsi dépasser la crise économique.
Ces accords ultra-simples serviront d’ABC à notre guitariste autodidacte. A 14 ans, elle compose son tout premier folk sur son jeune frère, sa manie de chercher sans cesse la bagarre et sur le fait qu’elle l’aimait toujours autant, même s’il était un gredin. Suzanne à l’époque était loin de pouvoir mesurer l’étrange décalage qui existait entre le coté champêtre de cette musique et l’intensité de son univers urbain. Staten Island, de l’autre coté de la baie est nimbé de poussière noire, comme après une irruption volcanique. Après une halte de dix minutes, le ferry s’ébranle à nouveau vers Manhattan. Miss Vega mord dans un « donut » et reprend le cours de sa vie.
» Je n’avais que deux ans quand mon père nous a abandonné ma mère et moi. Elle s’est ensuite remariée avec un charmant porto-ricain, un écrivain, qui m’a élevé comme sa fille. J’étais parfaitement intégré à la communauté mais cela créait parfois de drôles de situations. Lorsque j’avais 15 ans, par exemple, j’appartenais à un groupe de musiciens porto-ricains qui chantaient dans les rues du « bario » pour tous les exilés. Mais il était évident que cela ne collait pas, il suffisait de voir mon visage cachet d’aspirine. Les gens me montraient du doigt en demandant: « Mais que fait elle là, elle est si blanche? »
J’étais en parfait décalage, comme le vilain petit canard. J’aime de toutes mes forces la famille qui m’a élevée. Je suis très proche de ma grand-mère porto-ricaine comme du reste de la famille. A Noël, je partage avec eux la nourriture traditionnelle à base de riz et de « fijoles », ces haricots rouges. On écoute des disques de Porto-Rico et l’on chante ensemble les chansons de là bas. Je les connais toutes, je les aime, mais elles ne font pas partie de mes gènes. Mais, j’ai aussi appris à puiser mes forces dans cette différence, à me créer mon indépendance dans ce regard extérieur sans avoir à forcément adhérer pleinement à un groupe ou un mouvement. Mon penchant pour les chats n’est vraiment pas un hasard, car je partage avec eux ce sens inné qui nous permet de conserver inexorablement la tête froide. »
Sur le pont, le vent balaie furieusement les cheveux de la Vega. Elle se raconte sans pudeur calculée, ni plan de star. Un moment rare où l’on se surprend à songer que le mot marketing peut encore sonner comme une injure. Suzanne se livre sans détour, en toute simplicité dans ce décor, SON décor, vertigineusement cinématographique à quelques encablures de la statue de la Liberté.
» Je crois assez en elle parce qu’elle incarne une belle idée. Mais, en Amérique, il reste un sacré bout de chemin à parcourir pour qu’elle trouve tout son sens. »
Mais, derrière ce décor cinémascope, combien de tragédies humaines se déroulent à chaque instant dans le parfait anonymat des avenues rectilignes? Voilà cinq ans elle composait « Luka » pour raconter l’histoire de son petit voisin martyrisé par ses parents. La morale de la chanson était imparable: nous avons tous un « Luka » enfant-battu à coté de nous et, dans ces moments-là, le silence c’est la complicité. New York connait hélas beaucoup trop de cas « Luka », les services sociaux du Maire Dinkins ont officiellement admis qu’ils ne pouvaient plus contrôler tous les enfants signalés. La chanson de Vega aura au moins servi de détonateur. « Luka » ne se contentera pas d’apporter son premier méga-succés à l’iconoclaste folkeuse, par un incroyable ricochet des choses de la vie il permet à Suzanne Vega de retrouver son père après toutes ces années. Sa mère lui avait bien raconté qu’il savait jouer du piano au feeling sans jamais avoir appris le solfège. Elle lui avait bien dit qu’il avait du talent, mais n’a t’on pas toujours du mal à le croire d’un aventurier de père que l’on ne connait pas?
« J’ai rencontré mon père biologique voilà cinq ans, mais en une seule journée c’est tout un pan du mur de ma vie qui s’est soudain écroulé sur moi. C’est ainsi que j’ai découvert que la mère de mon père était aussi musicienne, elle était « batteur » dans un groupe composé exclusivement de filles qui sillonnait l’Amérique durant les années 3O. Mon grand-père était trompettiste. Ils s’étaient rencontrés en tournée. Ils ont eu quatre enfants, mais la famille s’est éparpillée dans le tourbillon de la dépression économique. J’ai ainsi découvert que toute ma famille jouait d’un instrument et passait sa vie en tournée. Sur le dernier album la chanson « Blood Sings » raconte d’ailleurs tout ce que j’ai pu ressentir en découvrant des vieilles photos de mon oncle. Une famille dont les membres voyagent sans cesse avec leur instrument n’est pas une famille très unie. Mon oncle a eu une existence à la fois très brève et dramatiquement triste. Je ne l’ai jamais rencontré, mais je lui ressemble de manière troublante. Lorsque j’ai découvert ces photos de groupe jaunies, j’aurais parié n’importe quoi qu’il était mon père. Et je l’imaginais comme mon père. Il était grand et maigrichon comme moi. C’est drôle, mais sur une photo on le voit tenir sa guitare et je la tiens précisément de la même façon. Nous avons le même visage allongé, la même bouche. Ça a été un choc pour moi de découvrir ces portraits de mon oncle et de réaliser en même temps qu’il était mort avant que je ne puisse le rencontrer. Tout cela fait partie intégrante de ton histoire. Et tu apprends vite qu’elle n’est faite que de bonheur intense et de blues abyssal. »
Retour à la case départ de Manhattan. Après avoir débarqué nous avons juste le temps avaler un sandwich et un thé dans un coffee shop. Suzanne retrouve sa berline: destination son local de répétition.
Dimanche 15 heures, East Greenwich Village
Un vieil immeuble vers Fairfax Avenue. Tout haut d’un escalier, une porte vitrée. De l’autre coté, un couloir étroit mène au studio où la Vega expérimente en groupe l’alchimie musicale de sa tournée. Dans une pièce drapée de tentures règne une ambiance studieuse mais aussi détendue. Les rires fusent. Suzanne s’empare d’un mégaphone pour chanter « Blood Sings » entre les séquences percutées de métal et la distorsion exacerbée d’une guitare électrique. On est décidément très loin de l’image gringrin stéréotypée de la folk-music basique. Le responsable, c’est ce petit monsieur, planqué derrière ses lunettes, assis dans un coin qui ressemble étrangement à Elvis Costello. De temps à autres, il interrompt le groupe pour lancer une directive. Puis il se lève et va jusqu’aux claviers pour pianoter lui-même un son.
« C’est un maximum à ne pas dépasser sinon c’est la saturation », explique alors le binoclard chef d’orchestre.
Mitchell Froom n’est pas un musicien comme les autres. Producteur attitré de Los Lobos et de – qui se ressemble s’assemble- Elvis Costello. En griffant la production de l’album « 99.9°F » il a volontairement désintégré la structure habituelle du son de Vega pour tracer avec elle d’incroyables plans sur la comète d’un folk futuriste. Percus hétéroclites télescopées, séquences synthé-symphoniques, bidouillages technos génétiques divers pour accoupler la rage d’une guitare au cri de la pelleteuse de chantier, Froom est un hyper-actif de l’imagination. Généralement, le réalisateur d’un disque, une fois son boulot bouclé et ses cachets encaissés, ne se préoccupe plus de savoir ce que deviennent les morceaux confrontées à l’épreuve de la scène. Mais Mitchell Froom assure jusqu’au service après-vente du dialogue permanent pour challenger la créativité. C’est rare.
Passées à la Moulinette de ses facétieuses « froomeries », même les vieilles chansons comme « Luka » ou « Left Of Center » paraissent métamorphosées. Les folkers orthodoxes vont sans doute s’étouffer avec leur fromage de chèvre. Tant mieux.
Une autre tasse de thé après l’effort. La chanteuse enfile un pull col roulé noir. Mitchell Froom s’éclipse.
« Il est très timide et déteste les journalistes », explique Suzanne, » mais c’est vraiment un être exceptionnel. Après avoir écouté ses productions d’Elvis Costello et de Richard Thompson, je brûlais de travailler avec lui. Thompson est réputé pour son jeu acoustique; mais lorsque j’ai entendu son album « Rumours Inside » c’est la réalisation qui m’a le plus frappé. Quiconque avait produit ce disque possédait une imagination débordante car il ne craignait pas de mélanger instruments électriques et acoustiques. J’ai rencontré Mitchell et immédiatement sa passion m’a alpagué. Son approche de la musique est purement émotionnelle. Il sait d’instinct ce qu’il faut à une chanson pour qu’elle prenne tout son sens. Il fait tout ce qu’il faut pour que la musique reste vivante. La plupart des membres de sa famille sont médecins; il traite la musique comme un malade, dont le cœur doit continuer à battre coûte que coûte. Il protège aussi énormément les musiciens avec lesquels il travaille, ne craignant pas d’aller voir leur maison de disques s’il considère qu’elle ne fait pas correctement son job. Lorsqu’Elvis part en tournée, Mitchell l’accompagne systématiquement pour assurer les claviers. Il me suivra d’ailleurs sur toute la tournée européenne. »
En fait c’est en écoutant l’histoire multicolore de la vie de Vega que Mitchell Froom a eu envie d’étendre son horizon folk.
« Tous mes albums précédents possédaient cette pureté un peu monochromique. Mes producteurs précédents avaient trop de respect pour ma voix pour oser l’altérer. Dès que Mitchell a réalisé ce qu’était ma vie et toutes ses influences éclectiques, il a compris que le seul moyen de réussir cet album était d’en faire un patchwork. Et nous avons jeté dans la mêlé la fièvre latine, une ligne de basse de R and B et des percus dans tous les sens pour jouer le contre-courant de la pureté. Nous nous sommes vraiment amusé parce que toute cette approche avait un sens profond pour moi. Car ce qui m’avait attiré avant tout vers le folk c’est que cette musique était diamétralement opposé à la mode et à tout ce que l’on écoutait autour de moi. Dans ma tête, si tu aimais le folk c’est que tu étais doté d’un esprit libre, indépendant. Mais beaucoup de gens aiment au contraire le folk pour son coté traditionnel et conservateur. Ils aiment les bonnes vieilles chansons qu’ils aiment depuis toujours. Alors c’est vrai aujourd’hui, je ne suis plus certaine de connaître mon public.
C’est étrange, mais tant de choses le sont dans ma vie. Dés le début, ma naissance par exemple était étrange. Je suis née prématurée de deux mois et je ne pesais que 1,3 Kg. J’ai passé cinq semaines dans une couveuse. Et tout le reste n’a été qu’étrangeté d’une manière ou d’une autre. J’ai été élevée dans une famille porto-ricaine lorsque ma mère s’est remariée, mais leur religion c’est le bouddhisme. Je ne connais aucune famille qui ressemble à la mienne. Alors découvrir après coup que ma grand-mère était musicienne, c’était un surprise mais elle n’était ni plus ni moins surprenante que toute mon existence. Jamais je n’aurais espéré décrocher un tube avec « Luka » et son thème des gamins battus. Il n’y a rien dans ma vie qui soit prévisible. «
Dylan avait le Viet-Nam et la non violence pour alimenter son folk militant, Suzanne Vega construit son folk mutant sur les décombres de la civilisation post-industrielle et tout ce qu’elle engendre: chômage, pollution, inflation, nouveaux pauvres. Working class héroine ses chansons reflètent ce combat contemporain.
Interview 2020
27 années après cette dernière conversation, je retrouve Suzanne Vega, cette fois au téléphone, mais toujours à NY city où elle a passé toutes ces semaines de confinement pour cause de pandémie. Sa voix n’a pas changé et son rire à l’autre bout du fil sonne toujours aussi juvénile et cristallin. Bien entendu, nous évoquons son nouvel album live et intimiste « An Evening of New York Songs and Stories »
« C’est bon de pouvoir te reparler après toutes ces années, d’abord comment vas-tu Suzanne ?
Je vais bien merci, la santé ça va aussi, merci. Surtout compte tenu des circonstances que nous traversons.
C’était tout le sens de ma question, dans cette période troublée du COVID. Tu es restée à New York durant tout le confinement ?
Oui, je suis restée à New York. Lorsque tout cela est arrivé, je jouais dans une pièce dans un théâtre « Off Broadway » où je donnais huit shows par semaines.
Ah oui, tu jouais dans la version comédie musicale du film de Paul Mazursky de 1969 « Bob & Carol & Ted & Alice » au The Pershing Square Signature Center sur la 42 éme rue west, j’avais oublié !
En fait, je tenais tous les rôles autres que ceux de Bob & Carol & Ted & Alice et la musique aussi ! C’était particulièrement fun, mais nous avons commencé à nous sentir vraiment nerveux et à nous inquiéter. Moi, par exemple, j’empruntais les transports en commun pour me rendre au théâtre et assurer toutes ces représentations. Mais, à un moment, les autres comédiens et moi avons reçu le même message : passez prendre vos affaires personnelles au théâtre, rentrez à la maison et restez chez vous. C’était juste choquant ! Et du coup, je suis plus ou moins restée confinée chez moi depuis ce jour-là !
Il y a une super chanson dans le film « Bob & Carol & Ted & Alice », c’est « What The World Needs Now” de Hal David et Burt Bacharach, est-ce que tu la chantes dans le show ?
C’est une très belle chanson et elle fait tellement sens dans l’incroyable scène finale du film. Une chanson qui parait tellement appropriée à ce que nous vivons aujourd’hui. Et tout spécialement en Amérique où tout est si … divisé, aussi c’est une chanson qui me parait plus indispensable qu’elle ne l’a jamais été.
C’est ce que je pense aussi, Suzanne ! C’est aussi une étrange coïncidence que tu aies décidée de consacrer tout un album live à cette ville New York où tu t’es finalement retrouvée confinée des mois durant, c’était… prophétique ?
Exactement. Et pas seulement. Je suis restée confinée dans cette ville où j’ai pu expérimenter toute l’étrangeté de cette situation où New York a encore plus souffert du COVID que n’importe quelle autre ville des USA. A un moment, elle était même l’épicentre mondial de la pandémie. C’était quelque peu terrifiant. Aujourd’hui, il semblerait que le plus dur soit passé et qu’on en voit le bout. Mais on ne peut encore rien prévoir sur la manière dont nous parviendrons à passer l’hiver.
On croise les doigts pour que le virus ne reprenne pas cet hiver.
Toi tu es à Paris ? Vivez-vous une seconde vague de la pandémie ?
Pas pour le moment, juste l’inquiétude que cela se produise à nouveau.
Je partage la même inquiétude que toi.
Le problème c’est que les gens ne respectent pas toujours les gestes barrière, notamment en matière de masques. Surtout les jeunes, mais il faut aussi le comprendre ils sont à un âge où on partage ou on expérimente… et masqué à distance ce n’est pas facile ! C’est vraiment une sale maladie.
Je suis bien d’accord avec toi.
Pour revenir à ce nouvel album Suzanne, je me suis interrogé sur le choix des titres qui recoupe à peu près tous tes albums… à l’exception d’un seul « 99.9 F », pourquoi ?
Probablement parce que je cherchais à réunir des chansons qui étaient toutes spécifiquement sur le thème de New York. Or, sur cet album, il y a bien « In Liverpool »… mais ce n’est pas exactement New York ! C’était donc très difficile de trouver une manière d’intégrer « 99.9 F » à ce projet sur des chansons inspirées par New York City. Mais cela ne m’empêchera pas en live, lorsque je viendrai jouer en France, par exemple, d’interpréter une ou deux chansons de cet album, si j’arrive à trouver un petit lien avec NY.
Et cela ne signifie pas, en aucun cas, que tu n’aimes pas cet album-là ?
Ah non, pas du tout, bien au contraire « 99.9 F » est mon album favori ! Je l’adore.
C’est un soulagement. J’adore cet album et il est également mon disque préféré de toute la discographie de Suzanne Vega. Et j’étais juste triste qu’il ait été oublié.
Non non, au contraire, je l’ai tellement célébré ces dernières années. On avait fait un concert anniversaire pour les 25 ans de sa sortie et j’ai interprété tout l’album. Donc là, je me suis dit que, j’allais juste me concentrer sur cette thématique de New York, de chansons pour la plupart extraites de « Beauty and Crime » et de mes deux premiers albums.
La très grosse surprise de ce live, c’est la reprise de la chanson de Lou Reed « Walk On the Wild Side », jamais je ne l’ai entendue interprétée ainsi. Pourquoi avoir choisi cette chanson en particulier, car Lou Reed en a composé bien d’autres sur NY ?
Oui et lorsque j’aurai la chance de repartir en tournée, lorsque le monde sera à nouveau ouvert, je compte bien varier les plaisirs cotés reprises, en faisant par exemple un cover de « Tom Thumb Blues » de Bob Dylan ou une des nombreuses chansons de Randy Newman sur NY. On a joué « Walk On the Wild Side », car après la mort de Lou Reed, de très nombreux hommages lui ont été rendu. Le guitariste Gerry Leonard ( Qui a produit l’album : NDR) et moi avons demandé : mais quelle chanson de lui reste-t-il à interpréter ? Et cette chanson était disponible, car il semblerait que nul ne voulait la reprendre. Je pense que c’est parce que c’était son plus grand hit et que tout le monde devait trouver cela bien trop évident. Nous on a dit, on va le faire et nous l’avons fait, durant tant de concerts hommage qui lui ont été rendus. Et, du coup, nous l’avons intégrée à notre set, la faisant souvent au rappel. Pour ce projet précisément, je voulais que mes chansons aient un côté jazzy, principalement à cause de la salle, le Café Carlyle où nous nous produisions avec son côté petit théatre de jazz.
Tu connaissais Lou Reed et vous aviez un rapport privilégié tous les deux ? Quel souvenir en particulier conserves-tu de lui ?
Lou Reed avait ses humeurs, il savait se montrer très gentil, voire adorable, mais il pouvait aussi être très distant et très corrosif. Mais, surtout à la fin de sa vie, il avait un humour incroyable, il était très drôle, très doux. Je me souviens d’une rencontre en particulier, nous marchions ensemble un soir et il ne voyait plus très bien. Il ne parvenait pas vraiment à distinguer les rebords des trottoirs tandis que nous avancions, alors il m’a demandé s’il pouvait me prendre le bras et aussi que j’éclaire notre chemin à la lueur de la lampe de mon smartphone. J’avais trouvé cela particulièrement touchant.
Lui, comme toi vous incarnez cette ville, New York, c’est pour cette raison que j’avais tourné ce documentaire sur toi pour Arte aux quatre coins de NY en 1993 ! Tu es peut-être née à LA, mais tu représentes vraiment l’incarnation de cette ville-monde. Comme Woody Allen, qui se produit aussi d’ailleurs régulièrement au Café Carlyle.
Oui, c’est ce que j’ai entendu dire. Ce serait un honneur qu’on se souvienne de moi en tant qu’artiste, que je sois associée à cette ville pour mon amour immodéré pour New York. Cette relation si forte dure depuis si longtemps, qu’elle est désormais une partie intégrante de moi, de ce que je suis.
Et cela marche dans les deux sens, New York se souviendra toujours de toi. Regarde j’ai été si touché lorsque j’ai appris qu’une place de Greenwich Village avait été rebaptisée Joey Ramone Place, à deux pas du CBGB’s et en l’honneur de mon vieux pote punk disparu ( Voir sur Gonzomusic https://gonzomusic.fr/a-new-york-city-on-pourra-etre-domicilie-christopher-wallace-way-woody-guthrie-way-ou-encore-wu-tang-clan-district.html ). Je voulais aussi évoquer les nouveaux arrangements de certaines de tes anciennes chansons sur cet album live par exemple ta version de « Luka » plus lente que l’originale avec juste une petite guitare. Comment avez-vous choisi ces arrangements ?
En fait, nous nous sommes surtout adaptés à cette salle de dimension très restreinte puisqu’elle contient seulement 70 spectateurs. Donc nous avons dû prévoir un set essentiellement acoustique. Nous avons fait en sorte, par exemple, de pouvoir nous passer totalement de batterie.
C’est ce qui explique le son si délicat du live !
Oui, ce lieu est exactement comme un petit club de jazz avec un feeling extrêmement intimiste. Les gens sont littéralement à tes pieds, en train de diner. On voulait donc avoir un set aussi cool que jazzy et la solution était de supprimer la batterie.
Pourquoi avoir exacerbé le côté samba de « Pornographer’s Dream » par exemple ?
Elle déjà un peu ce côté-là sur l’album, un côté un peu bossa-nova que j’aime souvent mettre dans mes chansons, comme avec « Caramel », par exemple. C’est une musique qui a bercé toute mon adolescence, j’en écoutais énormément. N’oublie pas que j’ai grandi dans cette culture de Latin music. Lorsque je l’écoutais, j’imaginais qu’un jour je serais grande, que je pourrais écouter cette musique en buvant des verres et me sentir comme la « fille d’Ipanema ». Mais lorsque j’ai grandi, tout le monde écoutait de la musique punk, alors…
(rire) Exact. Juste avant la chanson « Gypsy » tu prononces ce petit monologue où tu expliques que tu as composé cette chanson à l’âge de 18 ans. Or je me souviens que durant notre interview de 93 ( voir plus haut ) tu m’expliquais que tu avais écrit ta première chanson à 14 ans et que tu étais inspirée par les « train songs » folk de la grande dépression du début des années 30.
Oh oui, il y a quelques chansons de cette époque dont je me souviens encore. Elles m’inspiraient, car elles évoquaient les voyages, ce qui est drôle, car lorsque j’avais 14 ans je n’étais vraiment jamais allé nulle part. Je prenais juste le métro, je ne prenais jamais le train comme Woody Guthrie. Oui, je crois que je rêvais déjà d’une vie de tournées.
Mais donc « Gypsy » peut être considérée comme une « train song » ou pas du tout ?
Oui, je suppose, on peut la qualifier comme telle. Ne se sépare-t-on pas à la fin de la chanson ? C’est une chanson d’adieux, de départ… alors oui on peut dire que ton analyse est correcte !
Merci Suzanne ! Il faut aussi évoquer ta version de « Tom’s Diner »… que je qualifierais de « funky acoustique » !
Cela me parait être une excellente définition funky acoustique. C’est la guitare de Gerry qui assure principalement le rythme. Lui et moi avons fait tant de concerts à jouer juste nous deux que nous avons l’habitude de faire ce genre d’arrangements. Lui et moi, nous pouvons jouer dans n’importe quelle salle, n’importe où dans le monde, dans n’importe quelles conditions.
C’est sans doute la plus belle version de « Tom’s Diner » que j’ai jamais entendue.
Merci, cela me va droit au cœur.
Puis je demander pourquoi tu publies aussi peu d’albums ?
Pour la simple raison que je ne sors un album que si j’ai vraiment quelque chose à dire, quelque chose à faire passer. L’autre paramètre est que je n’écris pas du tout rapidement. Mais j’ai pu profiter de tout ce temps durant le confinement dû au COVID pour écrire et composer des chansons. Par conséquent, je peux te promettre un nouvel album pour 2022.
Super nouvelle ! Tu veux dire que tu as déjà quelques chansons de prêtes ?
On va dire des chansons en cours de finition. Nous vivons une époque particulièrement troublée qui me procure vraiment une puissante source d’inspiration.
Ces chansons reflèteront-elles les moments étranges que nous avons traversés entre pandémie et confinement ?
Absolument. Mais n’oublie pas que lorsque j’ai voulu écrire sur les attentats du 11 septembre, cela m’a pris tout de même six ans ! Donc j’espère que cette fois-là cela ne me prendra pas aussi longtemps !
(rire) 2022 va arriver très vite !
Oui et j’ai du pain sur la planche avant cette date.
Pour revenir à cette histoire de COVID, et je crois que tu seras d’accord avec moi, le virus ne nous laisse pas d’autre choix que d’être résolument optimistes. Toi et moi avons chacun des enfants et nous devons à tout prix leur construire un avenir.
Je suis complètement d’accord avec toi.
Donc ces chansons à venir seront elles optimistes, Suzanne ?
Certaines le sont, mais d’autres sont aussi justes descriptives racontant : voilà ce qui s’est passé. Voilà comment sont les choses désormais. Mais oui, tu as raison, il faut qu’elles soient majoritairement optimistes. Mais je sais aussi que certaines seront aussi sombres.
Après toutes ces longues semaines de confinement à Manhattan, si tu pouvais partir en voyage où irais-tu ? Quelle serait la destination dont tu rêverais ?
Tu ne vas peut-être pas me croire, mais avec mon mari nous parlions de partir en France, car il parle couramment le français. Et surtout si Trump devait remporter un second mandat, nous songerions à nous expatrier dans un autre pays. Nous installer en France dans un petit village au bord de la mer pour nous cacher durant ces quatre années. Avant de revenir… peut être ! on avait aussi évoqué l’Angleterre, mais la France semble avoir notre préférence.
Et la météo est un peu meilleure chez nous, on va dire ! Idem pour la bouffe !
(rire) oui, on y mange tellement mieux !
Merci pour cette conversation Suzanne !
Non merci à toi, j’avais déjà tant de bons souvenirs avec toi de notre tournage pour la télévision et de toutes ces images que tu avais faites de moi. Mes cheveux y paraissaient si incroyables qu’on aurait presque dit une pub pour un shampoing ! C’est surtout ce dont je me souviens, ces images de moi sur le bateau qui traversait l’East River et la brise qui faisait voler mes cheveux. C’était magique. Merci mille fois pour tout.
On se verra sans doute bientôt à Paris où tu devais venir jouer ( le 18 janvier 2021 à la Cigale… si tout va bien 😜).
Oui cela serait super, merci ! »