HIGELIN « Higelin »
Voici 42 ans dans BEST GBD croquait avec délectation le huitième 33 tours de Jacques Higelin tout simplement intitulé « Higelin ». Découvert d’abord en version promo sous sa pochette rouge, puis en version pochette noire arborant uniquement son patronyme « Higelin » – il sera ensuite réédité en CD sous le titre « Higelin 82 » -, le fameux natif de Brou-sur-Chantereine nous offrait là un nouveau et puissant régal sonique, sans doute l’album le plus crucial du Grand Jacques depuis son double « Champagne… » et « Caviar… » de 79… qui méritait largement de s’afficher en couve du fameux mag de la rue d’Antin. Flashback…
La mémoire c’est comme les bandes magnétiques : au fil des ans, elles ont tendance à s’altérer voire à s’effacer. Néanmoins si ma mémoire ne me trahis pas, j’ai le souvenir d’un concert donné à Montfermeil le 24 septembre 1982, dans le grand est parisien, sous un chapiteau pour célébrer la sortie de l’album, qui avait été remis à la fin sous sa pochette rouge à tous les invités. Le mix en était quelque peu différent de l’album officiel, qui sort un peu plus tard sous sa pochette noire arborant la signature d’Higelin. Et dès le premier titre « Encore une journée d’foutue » on tombe immédiatement sous le charme de cette face A qui enchaine un sans faite avec « Jack au banjo » puis « Nascimo ». La face B et le 45 tours bonus sont eux aussi à la hauteur de ce disque d’exception qui nous rappelle de manière si cruelle combien le grand Jacques manque à note horizon musical hexagonal. Petite touche perso, à l’époque je n’hésitais pas à enrôler mon chat adoré Doobie, dont l’expertise féline m’avait alors beaucoup aidé à rédiger cette chronique.
Publié dans le numéro 172 de BEST sous le titre :
CLASSE 82
La feuille de plastique arrachée s’envole dans la pièce et Doobie le chat s’amuse à la poursuivre. Ils dansent ensemble un instant, avant qu’elle ne retombe sur la moquette. Lassé sans doute, il finit par allonger sa tête sur ses pattes avant pour se coller entre le haut-parleur gauche et le droit. Les yeux verts grand ouverts, Doobie découvre « Higelin » qui attaque au mélodica. « Drôle de nonchalance féline », se dit le chat, « et pourtant Higelin est un humain ». Un humain ? Mais ceux-ci ne sont-ils pas avides, caractériels, égoïstes, faibles et profondément cupides. Les bénéfices industriels et commerciaux se heurtent à la lutte des classes, le conflit se vit au quotidien. Les trusts sont au-dessus des conventions, des constitutions, et ils n’hésitent jamais à broyer tout ce qui passe en travers de leur route. Pour les empêcheurs de truster en rond, il ne reste que deux solutions : la mini bombe H en kit ou le micro. Jacques Higelin a choisi le micro. Dans un monde sur-media comme le nôtre, les ides se répandent, alors que les cratères d’explosions se rebouchent en un tour de main. Bien sûr, JH. n’est pas Clash, mais l’insouciance se révèle parfois si subversive, surtout en pays latin. On appelle cela aussi de la résistance passive. En tartinant une vie simple et belle qui tranche comme du pain grillé avec la réalité, on finit par donner aux gens l’envie de tout laisser tomber pour pratiquer une croissance zéro au niveau de leur moi et de leur sur-moi. En clair : si t’en as pas ta claque, c’est le cul de sac. « Higelin 82 » joue sur les contrastes et la distanciation. A travers les allitérations et les mots à tiroirs, Jacques Higelin utilise alternativement le pinceau et le rasoir pour dresser l’image de la société. Flemmard éternel, il y puise son inspiration. Sur les neuf titres additionnés de cet album et du 45 géant qui lui est annexé, cinq sont les miroirs d’un monde positif, tandis que les quatre autres sont des vitres ouvertes sur notre chaos quotidien. Le miroir, c’est toute la première face où, sur un rythme exotique, Higelin offre quelques instantanés de paradis rapportés d’un voyage aux Antilles. « Encore une journée d’foutue », c’est le « Il y a des années où j’ai envie de ne rien faire » de Saravah, le « Sous les pavés, la plage » de 68. « Encore une journée d’foutue, Bon, on va aller s’asseoir à la terrasse du Rendez- Vous des Naufragés et regarder les baleines passer ». Il se transforme en Captain Jack pour « Jack au banjo » aux réminiscences jazzy New Orleans. « Allez Jacquot, montre-nous ce que tu sais faire », se dit-il à lui-même. Détail intéressant, le washboard traditionnel a été remplacé par quelques paires de musiciens qui battent le rythme sur… leurs cuisses.
Higelin a le don de créer quelque chose de sérieux à partir d’un regard qui en est totalement dénué. Même si je n’ai pas toujours accroché à toute la musique de Jacques Higelin, le personnage ne peut pas inspirer l’indifférence. Lorsqu’il ne charme pas, il intrigue, lorsqu’il n’amuse pas, il surprend. « Nascimo », c’est le reflet équatorial, une biguine où les cuivres content fleurette aux perces dans une danse amoureuse et syncopée. « Nascimo », c’est encore un rêveur créateur, une projection ensoleillée d’Higelin où se mêlent les effluves des Antilles. Pour conserver l’optimisme, il faut survoler toute la dernière face pour arriver jusqu’à « La ballade de chez Tao » et une autre ile, la Corse. Là ballade est dédiée au bonheur et à ses copains de Calvi qui attendent un enfant, facette d’Higelin intimiste quitte à être un peu naïve. En tout cas, c’est une des compositions les plus harmonieuses de l’album, l’autre étant « La Putain Vierge », un des deux titres du Maxi. Le parallèle peut paraitre étrange, mais Jacques me rappelle carrément le Jackson Browne de « The Pretender », lorsqu’il frappe les touches de son piano. « La Putain Vierge » connaît bien l’art de la poésie, les mots qui jouent au chat et à la souris et qui savent traduire le feeling d’un moment. C’est facile à dire, vu ses antécédents, mais ce mec a l’art dc vous embarquer clans un cinéma verbal où chaque mot cache un plan différent. Clap. And now, ladies and gentlemen, introducing the sarcastic Higelin… La face B attaque sur un roulement de batterie enchaîné à une guitare maniée par Bertignac… et qui sonne comme Johnny Winter. Winter ? Normal, entre le LP et le bonus 45 tours, il y a douze tours de différence depuis que j’écoute cet « Higelin », je n’arrête pas de me planter sur les vitesses. Cher Monsieur EMI n’aurait-il pas été possible de concevoir deux disques à la même vitesse ? UB 40, inventeur du genre, avait un maxi qui tournait à 33 alors pourquoi pas « Higelin » ?
En 33 tours cette fois, Bertignac attaque la face 2 sur le titre le plus rock et aussi le premier distancie où J.H. n’est qu’un observateur de ce cheminot déchiqueté par un train. « La destinée d’un héros du travail » est une vision sarcastique, une épée de Damoclès au-dessus de la tête de tous ceux qui se sentent frustrés dans leur job. Le « Rêveur prostré » c’est l’insomniaque du bonheur, celui ne trouve jamais son équilibre puisqu’il refuse de s’assumer. « Boogie rouillé », c’est la faiblesse mais aussi un bip d’alarme. Higelin aime aussi jouer au flipper video = 44 Manque de classe », c’est un clip avec des mots, sur un son de flipper électronique. Ce blues jazzé en forme de polar-drague chute sur une entrée de boite et rappelle un peu le thème de « Je veux cette fille » : le coup foiré par excellence, le genre d’anecdote de loser tel qu’ Higelin aime le raconter. Née pour le show du Cirque d’Hiver, « Lobotomie/Autonomie » est dédiée à la Corse sur le thème « Sauvez ma planète ». Le profil musical est assez proche de « Dans mon aéroplane blindé », speed et frénétique, renforcé par les cuivres. Quant à cette « Beauté crachée », elle oscille entre le funk et l’Afrique, par son côté répétitif. Ça pourrait presque être un morceau d’Areski/ Fontaine, ce qui prouve que les influences se malaxent au fil des ans. Jacques Higelin a créé autour de lui une cellule active constituée de ses musiciens, de ses copains et de ses fantômes. La cuvée Higelin 82 ne manque ni d’attrait ni d’étincelles : l’homme est un charmeur, comme tous ceux qui grimpent à des cordes suspendues au néant. Dans le pays d’Octobre livré aux éléments pluie, vent et bourrasque, Higelin apporte sa contribution au problème énergétique par la chaleur qu’il dispense. « Higelin » me fait l’effet d’une immense maturité, de quelque chose d’extrêmement abouti mais qui n’est en aucun cas révolutionnaire c’est juste une autre page solide de la musique populaire.
Publié dans le numéro 172 de BEST daté de novembre 1982