ELECTRIC MILES
Avec « Electric Miles » (Glénat), Fabien Nury et Brüno réinventent le roman pulp à la française où le polar flirte avec la folie pour nous livrer une bande dessinée ambitieuse, troublante, et visuellement somptueuse. Un hommage aux pulps américains où l’écrivain déchu devient prophète autoproclamé, et où le lecteur oscille sans cesse entre l’univers sombre et urbain de Raymond Chandler et les hallucinations métaphysiques de Philip K. Dick. Une bande dessinée qui a sacrément bien motivé JCM… à s’électriser de la sorte !
Par Jean-Christophe MARY
Los Angeles, 1949. Morris Millman, agent littéraire naïf et opportuniste, croise par hasard Wilbur H. Arbogast, écrivain de science-fiction qu’il admirait jadis dans les colonnes du magazine pulp Outstanding. Mais l’auteur n’est plus qu’une ombre : brisé par la guerre, englouti par ses obsessions, il se dit porteur d’un manuscrit qui ne serait pas seulement un roman… mais une révélation, une nouvelle bible, une arme de domination. Séduit par la perspective d’un coup éditorial et cinématographique, Millman s’empresse de vouloir publier ce manuscrit… sans même l’avoir lu. Un geste de trop qui réveille les obsessions paranoïaques d’Arbogast et entraîne le récit dans une spirale à la fois tragique et délirante.
Ce qui fait la force d’ « Electric Miles », c’est la collision de deux univers. Raymond Chandler pour l’ancrage les décors et l’atmosphère d’un Los Angeles nocturne, ses dialogues secs comme des coups de feu, ses personnages désabusés d’un monde d’après-guerre où le cynisme est roi. Et Philip K. Dick pour les dérives hallucinées de sciences parallèles, de pseudo-religion (ici la “psychogénie”). La séquence du salon de coiffure, baignée de rose acidulé, où Iris expose la « psychogénie », pourrait sortir tout dro it d’un roman dickien, oscillant entre satire sociale et dérive métaphysique.
Ce double héritage donne à la BD une identité unique celle d’un polar nourri de fantastique, où la ville devient le théâtre d’une guerre intérieure,celle d’un écrivain obsédé par la toute-puissance de ses mots. On lit à la fois une enquête sombre et un conte halluciné sur la folie créatrice et le désir de puissance. Graphiquement Brüno reste fidèle à son esthétique épurée, héritée de la ligne claire : contours nets, aplats de couleurs, lisibilité immédiate. Mais il s’en sert pour mieux jouer avec les contrastes avec ces silhouettes fantomatiques, ces ombres épaisses, ces décors minimalistes lourds d’ambiance. Mais là où Hergé ou Jacobs recherchaient la lisibilité, son trait, faussement simple, distille un malaise qui colle à la trajectoire d’Arbogast. Ce style, à la fois limpide et inquiétant, rappelle les bandes dessinées des années 1950 tout en les projetant dans une atmosphère noire et moderne. Les couleurs de Laurence Croix jouent construisent une partition contrastée avec ces tons sombres et glacés pour illustrer l’univers du polar et ces teintes vives et artificielles presque pop art, pour les séquences hallucinées. Une scène marquante le salon de coiffure où Iris, l’épouse de Millman, expose la “psychogénie” — baigne dans un rose pop et futuriste, conférant au récit une étrangeté presque surréaliste. Ce travail sur la couleur donne à l’album une dimension supplémentaire, entre polar classique et hallucination psychédélique.
Après Tyler Cross et Atar Gull, on attendait Nury et Brüno sur le terrain du polar classique. Avec cet « Electric Miles », ils livrent une œuvre plus ambitieuse, plus expérimentale aussi qui se se veut autant récit qu’expérience de lecture. Certains y verront une mise en abyme de la création littéraire et de ses névroses ; d’autres, une fable sur l’ambition démesurée et la fragilité des illusions. Quoi qu’il en soit, « Electric Miles » s’impose comme une œuvre singulière : exigeante, foisonnante, parfois déconcertante, mais toujours animée d’une force visionnaire.
Avec cette BD, Fabien Nury et Brüno livrent un album ambitieux, inclassable, qui déjoue les codes autant qu’il les célèbre. Entre roman noir et hallucination, hommage pulp et satire de la création, cet ouvrage s’impose comme une méditation grinçante sur la littérature et ses dérives. Moins immédiate, plus déroutante que leurs précédents travaux, est le fruit de deux auteurs qui refusent de se répéter et qui osent et confirme surtout que la bande dessinée contemporaine peut rivaliser avec les grands récits littéraires et cinématographiques. Déstabilisant, parfois excessif, mais toujours stimulant cet ouvrage prouve que la BD peut encore être un terrain d’expérimentation aussi radical que jubilatoire.