CARTE DE SÉJOUR LE SOLEIL ET L’ÉTOILE

Carte de Séjour by Pierre René-Worms

Carte de Séjour by Pierre René-Worms

Voici 42 ans dans BEST GBD désertait pour une fois l’ivresse des 747, pour retrouver le plancher des vaches et grimper dans une camionnette improbable, pour accompagner Carte de Séjour sur les petites routes de sa première tournée Hexagonale, dans la foulée de son premier Maxi « La moda », sorti sur le label indé Mosquito. À bord, Rachid Taha (chant), les frangins Mokhtar et Mohamed Amini (basse, guitare), Jérôme Savy (guitare) et  Djamel « Jess » Diff ( batteur) à l’aube d’une grande épopée rock and roll qui les mènera à travers la « Douce France » jusqu’au Bus d’Acier… et bien au-delà. Flashback….

Carte de SejourAprès notre première rencontre à Lyon (Voir sur Gonzomusic ROCK À LYON ANNÉES 80 ), puis nos retrouvailles aux Transmusicales (Voir sur Gonzomusic TRANSMUSICALES DE 1981 ), j’avais pris l’habitude de tendre mon micro à Rachid Taha (Voir sur Gonzomusic https://gonzomusic.fr/?s=Rachid+taha ). C’est ainsi que j’étais le seul journaliste à accompagner Carte de Séjour (Voir sur Gonzomusic https://gonzomusic.fr/?s=Carte+de+Sejour )  dans sa toute première tournée, une aventure sonique à travers la France profonde que je voulais partager avec les lecteurs de BEST. Et comme aux Trans, l’incroyable présences sur scène de Rachid, tout comme la solide cohésion et toute l’énergie des musiciens parvenait à me scotcher, augurant le futur doré qui s’ouvrait devant le fougueux et subjuguant Rachid Taha.

 

Publié dans le numéro 173 de BEST sous le titre :

 

CARTE DE SÉJOUR : Autre chose que « La Moda »

 

« Dans un rock FRANCAIS où souvent la personnalité n’est qu’une image de plus et les mots que d’autres sons, CARTE DE SEJOUR, BLESSED VIRGINS et LA SOURIS DEGLINGUEE ont une identité et disent quelque chose. « Vos PAPIERS ! » leur a demandé l’une de nos patrouilles. »  Christian LEBRUN

 

 

Le mini-van Renault twists sur cette route pavée de châtaignes. Au fil des lacets, des vieilles tout en noir sont courbées pour les ramasser. Joël serre le volant, il connaît le Massif Central comme sa poche. Voilà dix ans, il vendait des sabots babas sur les marchés ; aujourd’hui, ii a choisi d’être l’éclairagiste de Carte de Séjour pour la première tournée de ce groupe FRANÇAIS. Pourquoi mettre les cédilles sous le C de Français ? Simplement parce que certains doutent encore, comme les disquaires qui refusent de vendre le 45 tours géant, par peur de se choper une clientèle arabe comme on ramasse une maladie crade. Il y a aussi le propagateur de rumeurs, le salaud qui va colporter que les zupards frisés comme Carte de Séjour sont des fauteurs de merde et que les mecs qui osent les programmer sur scène sont des fumeurs de cigares inconscients posés sur un baril de poudre. Carte de Séjour a beau partager le sigle du Centre des Démocrates Sociaux, ça ne les a pas empêché d’être interdit… de séjour par flip de violences raciales à Marseille où il devait assurer les premières parties de Téléphone. Tant pis, ceux-là n’ont rien compris au fabuleux potentiel qui sommeille dans certaines des 248 nationalités qui composent l’Hexagone comme un puzzle. Pourtant, en conservant un minimum d’objectivité, on réalise que ces immigrés-là sont nos rastas. L’identité artistique des Maghrébins, Antillais, Africains, Vietnamiens ou autres est au rock Français ce qu’est le reggae outre-manche : une source inépuisable d’inspirations diverses et colorées. CDS c’est Monsoon, Basement 5 ( Voir sur Gonzomusic    ) ou même Steel Pulse au niveau des idées. Pourtant, il y avait encore un léger décalage entre le concept de leur rock arabe — funk + reggae + maghreb et son exécution technique.

RachidHeureusement, depuis huit mois, le groupe a eu tout le temps de s’entraîner. Un Français d’origine, Jérôme, a remplacé Eric à la guitare. Hier, au concert du Puy, le son avait gagné en efficacité et surtout le côté reggae trop présent auparavant s’est estompé pour laisser place à un son plus rock, plus percutant. Sur la route qui mène du Puy à Romans, j’ai tout le temps de discuter avec mes détenteurs de C.D.S. On parle du Liban et d’Israël, de l’inflation du racisme en France ou du dernier Roxy Music. Rachid a emporté son mini-cassette qui distille de la musique arabe comme un parfum capiteux. « Ma mère et ma sœur sont rentrées en Algérie, moi, je ne veux pas y aller à cause de l’armée, mais qu’est-ce qu’elles me manquent ». Et Rachid me raconte ce rêve dans lequel sa sœur ne cessait de l’appeler. Jérôme, le benjamin du groupe, tête sans arrêt son litre de whisky : il avoue une demi bouteille par jour. « Tu en veux un coup » demande-il. Non merci ; en fait, les virages m’ont filé la gerbe. Joël stoppe le minibus et Rachid et mol allons vomir chacun dans notre coin. On remonte dans le bus en attendant Romans sur une cassette de Tom Waits. Les derniers kilomètres, heureusement, sont en ligne droite. Dès notre arrivée à Romans, capitale de la godasse, le groupe est embarqué par un animateur de radio FM pour une interview dans les locaux de radio AIR. Le studio est clean, H sent la peinture et rappelle dans son design ses grands frères d’Europe ou de RTL « Mais d’où vient l’idée du groupe ? demande l’animateur, qui a dû préparer l’entretien depuis au moins trois jours. Rachid rétorque du tac au tac « L’idée n’est jamais venue comme un produit de marketing, c’est venu tout seul on a décidé de faire de la musique, et la langue, elle est sortie toute seule, c’est la langue des immigrés en France. On ne fait pas du rock maghrébin, mais du rock français ». À Bordeaux, l’organisateur avait cru bon de placarder sur les affiches une petite affichettes imprimée « rock maghrébin ». Après un disque de Joe Cocker, Rachid reprend « Par rapport aux immigrés, on est assez marginaux. Mais pour les rockers français, on fait de la musique arabe. En fait on est un peu le cul entre deux chaises. Tant pis, on joue comme un groupe de rock, sans jamais tenir compte du lieu ou de l’importance du racisme ». Vous étiez à l’écoute de radio AIR !

Sur le chemin du retour vers la salle, il pleut des cordes. En traversant pour aller à la balance, c’est carrément la douche écossaise. Dès le réglage effectué, j’embarque Rachid pour un chocolat chaud doublé d’un entretien :

« Crois-tu pouvoir attirer un public potentiel d’immigrés qui est bien plus branché par la disco que par le rock ?

 

Le rock fait partie de la vie maintenant même si, parmi les maghrébins, c’est encore un peu différent Mais pour les amener à notre musique : on n’a aucune envie de racoler. On veut simplement qu’ils comprennent qu’elle est plus forte que leur disco anonyme parce qu’elle a une identité.

 

Dans la chanson « La Moda » tu décris ces maghrébins qui se défrisent en renversant l’eau oxygénée ils rêvent de devenir monsieur Dupont, or C.D.S. essaie de leur donner une autre image d’eux-mêmes.Carte de Séjour

 

On touche au fond du problème : la remise en question. Lorsque tu vois leur vie, l’usine toute la semaine, et les boîtes le samedi soir, c’est tragique. Quand tu essaies de leur parler d’autre chose, de musique, par exemple, ils sont complètement à côté de la plaque ; pour eux, nous sommes des marginaux C’est normal, parce qu’ils ont toujours été rejetés, y compris par le rock. Les jeunes immigrés écoutent une musique d’Immigrés d’outre-Atlantique, celle des noirs américains ou des rastas.

 

Par « jeunes immigrés », en fait, tu veux dire fils d’immigrés ?

 

Ouais, comme on dit, la deuxième génération, les «Rhoros ».

 

Tu dis donc « immigrés » en pensant « Français » ?

 

Bien sûr. Moi, je conçois ça comme une tribu : en France, il y a les Bretons, les Auvergnats, les Alsaciens et maintenant, il y a les « Rhoros ». La seule différence, c’est qu’ils sont plus éparpillés encore que les autres tribus. Il y a six mois, nous avons fait la Bourse du Travail à Lyon et, pour la première fois, la salle contenait quelques centaines de « Rhoros » dans une masse de rockers ; c’était super qu’ils viennent enfin à nous.

 

Contre quelles traditions vas-tu te battre ?

 

Tu sais, il y a toujours un Dupont qui vient me dire : « Moi, j’t’aime bien, mais les autres, je ne peux pas les encadrer », dans le style, on a toujours son « bon arabe », c’est insupportable. De même, j’ai réalisé que beaucoup d’immigrés changeaient leur nom pour essayer de s’intégrer. J’ai écrit une chanson sur eux où je chante « Je m’appelle Jacques et je mange du « halouf » (porc). Non seulement ils baissent leur culotte, mais en plus, ils se donnent à fond. Heureusement, certains commencent doucement à s’accepter. Dans la chanson « La Moda », les frisés se font des brushings pour s’européaniser, aujourd’hui, ils ont tendance à rester frisés. C’est comme les femmes qu’on respecte chez nous, mais jusqu’à une certaine limite. On les respecte mais on, les enterre en même temps. Dans le Coran, un verset raconte « Le paradis de l’homme se trouve sous le talon de la femme » et moi, je me suis toujours demandé où était le paradis de la femme.

 

 C.D.S. n’a pas le look zone qu’on attendrait, comment l’expliques-tu ?

 

On aime s’habiller parce que ça fait partie du spectacle. En plus, la culture d’un Maghrébin – puisqu’on vit avec nos familles-  c’est la propreté avant tout. Pour te donner une idée, lorsqu’on va aux chiottes, au lieu prendre du papier, on prend du papier et de l’eau car on se lave. Si je me retrouve dans un bar

sans eau, alors je ne vais pas chier. On tire les bons côtés de l’islam car, quand tu te cherches une identité, il faut faut  tout lire, il faut tout voir. J’ai lu aussi l’Ancien et le Nouveau Testament, ce qui m’a permis de réaliser qu’il n’y avait pas plus d’une ligne de différence, mais c’est ce qui te permet de l’assumer justement. On ne veut pas crier « love and peace » et des trucs comme ça, mais tout le monde doit s’accepter.

 

Comment te sens-tu par rapport à la religion ?Carte de Séjour

 

Je ne mets jamais les pieds dans une mosquée, je suis tout juste circoncis parce que c’est plus hygiénique : mes enfants, si j’en ai, le seront aussi. La religion musulmane, il ne faut pas oublier qu’elle est aussi faite par des hommes, mais les docteurs de l’Islam l’ont défigurée. Un mec comme Khomeiny est un monstre, jamais l’islam n’a permis de tuer, au contraire. Khomeiny, c’est l’Inquisition, nous, on ne peut pas accepter ce genre de dictature. En plus, la religion musulmane est aussi musicale : il y a des moments où c’est vachement planant. Je me demande si Pink Floyd n’a pas lu le Coran. Lorsque tu écoutes le « Muezzin » qui appelle à la prière, il ne les force pas à venir, il les charme. Il ne leur dit pas : « Venez, il faut prier », c’est comme un charmeur de serpents ou un crooner. Moi je suis passé dans une école catho où on appelait à la prière avec des cloches : ça cassait les oreilles « bing bing bing » sans aucun sens de la mélodie. Moi, j’ai envie de faire une émission sur le « funk arabe » ( Voir sur Gonzomusic ) à Radio Bellevue, parce que, du côté influence, les maghrébins sont complètement au carrefour de l’Arabie, le côté planant, et de l’Afrique, le rythme. Le Maghreb peut être un pays inventeur de musique. Là-bas, il y a des tonnes de groupes, peut-être plus qu’en France : chaque village, chaque rue a le sien. Parfois, ils sont complètement traditionnels, mais ils virent aussi à l’électrique, ça dépend des moyens. À une époque, on faisait des guitares en coupant en deux les bidons d’essence et on utilisait des freins de vélo en guise de cordes. Le son était un peu basse, on appelait ça une « guitare ». Mais lorsque tu vis ici, t’as des moyens et en même temps tu n’as pas les plus simples. Par exemple, je voulais acheter des darboukas (tam-tams à son aigu), mais à Lyon, ça n’existe pas. C’est pareil pour les bendirs ou les castagnettes. Dans le sud du Maghreb, ils font des guitares avec une carapace de tortue. On l’utilise pour les fêtes, pour atteindre la transe : au bout d’un moment, le Djinn (diable) arrive et les danseurs se battent, se plantent des lames de rasoir sans ressentir aucune douleur. Ils sont plongés dans un état second : nous, on veut aussi jouir par la musique. De même à huit ans, je gardais les moutons tous les jeudis à la campagne. Je mettais ma petite djellabah, le matin là-bas, ça caille, et je partais avec mon cousin. On emportait le pain de seigle, le lait fermenté et les dattes. Mon cousin jouait toute la journée de la gasba, une flûte traversière au son aigu. Lorsqu’il s’arrêtait, les moutons paniquaient, c’était fou. Tous les bergers savent jouer de la gasba ; c’est une complainte qui reflète le ciel et la nature. Tu comprends, lorsque je chante, mon corps suit tout ce que je fais avec la voix. Ça vient de mes origines : on bouge plus des fesses, du ventre, des épaules que de la tête. La tête, elle reste stable : c’est deux corps qui ont quelque chose à dire, le corps et la tête.

 

Tu ne bouges jamais de manière saccadée.

 

Impossible, je ne peux pas. J’en ai vu qui se remuaient comme des robots, ils étalent si tristes. C’est se rabaisser que de vouloir ressembler à une machine, c’est l’usine, comme les Macdos. Les gens sortent de l’usine pour aller bouffer dans une autre usine, c’est ridicule. Sur scène, nous allons rajouter un synthé et des cuivres, mais à notre sauce, un son différent qui ne sera pas celui des noirs américains. On ne veut pas se limiter à être le groupe Carte de Séjour venu de la ZUP, les p’tits immigrés, on veut aussi être écouté en tant que créateurs.

 

Justement, parle-moi des nouveaux morceaux.

Carte de Séjour

Carte de Séjour Bus d’Acier by Pierre Terrasson

 

Par exemple, il y a « Chem Ou Nejma », le soleil et l’étoile. Je les cherche partout et partout où je vais, je demande où sont le soleil et l’étoile. On baisse les yeux et on me répond : « Je ne les ai pas vus ». Un jour en balade, on se balade souvent dans nos chansons, je rencontre une femme. Elle est entourée par plein de gens, mais personne ne la voit. Moi, je l’ai remarquée. Elle porte un voile. Je m’approche d’elle : « Est-ce que tu as vu l’étoile et le soleil ? ». Elle me répond : « Non, mais ça fait vingt ans que je cherche jour et nuit, sans jamais les avoir trouvés ». Elle finit par me dire : « Continue à chercher et que Dieu te vienne en aide ». Je la remercie et je m’en vais. Et je rencontre le chien, il m’aboie dessus, il représente la violence. Je lui demande, même s’il essaie de me manger : « Est-ce que tu as vu l’étoile et le soleil ? ». Il continue à aboyer, puis s’arrête un moment pour me regarder, puis il s’enfuit comme un lion. Il était chien, et d’un coup, il s’est transformé en lion, avec une crinière fantastique. Cependant il continue à aboyer ; un lion qui aboie, c’est étrange. Il court et je le suis jusqu’à un cimetière. Il s’assoit sur un tombeau et sur ce tombeau, il y a l’étoile et le soleil. Juste au milieu, il y a une place et cette place, j’ai compris qu’elle était pour moi, alors je m’y installe pour contempler à jamais l’étoile et le soleil. » Rachid adore les belles histoires. Avec Carte de Séjour, il rêve de renouveler l’exploit de Shéhérazade et de ses Mille et Une Nuits, nous tenir en haleine avec des légendes qui ressemblent à notre réalité. Leur rock arabe mélange le rêve et le quotidien, un elixir de charme et d’énergie complètement frappeur. Rachid et ses déhanchements me rappellent Presley, mais il sait être aussi Valentino dans « The Sheik of Arabia ». Sur scène, Carte de Séjour assure avec beaucoup plus de technique : Jess (Djamel Diff), le batteur, caresse ses caisses ; les deux frérots Mokhtar et Mohammed frappent leurs cordes. Lorsque s’achève le concert, il reste toujours l’espoir…

 

Publié dans le numéro 173 de BEST daté de décembre 1982BEST 173

 

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