BETH GIBBONS « Lives Outgrown »
« Lives Outgrown » le tout premier véritable disque solo de Beth Gibbons, la sublime vocaliste de Portishead, est un disque absolument inouï paru le 17 mai, et il a immédiatement fait retrouver à l’ami OldClaude toute une gamme de sensations rares et anciennes qui accompagnaient la découverte de certaines œuvres qui sont devenues des pierres de touche de la musique moderne telles que « Revolver » ou encore « Axis : Bold As Love », vous savez ce genre de choses indépassables…
Par OldClaude
Bien sûr, comme beaucoup, j’ai toujours été très attentif au travail de Beth Gibbons, qui fêtera bientôt ses 60 ans, que ce soit avec Portishead dont le Dummy de 1994, le Roseland NYC Live de 1998 ou le Third de 2008 sont des indispensables de ma discothèque, ou que ce soit dans cet enregistrement bouleversant de la 3ème symphonie de H. Górecki sous la direction de Krzysztof Penderecki. Et, en fait, « Lives Outgrown » est véritablement son premier disque solo. Elle le mûrit depuis 10 ans, et il semblerait que ça ait commencé par une réflexion sur l’instrumentation, en compagnie de Lee Harris, l’ancien batteur de Talk Talk. Beth ne voulait pas de caisse claire, ou de cymbales, elle voulait des percussions qu’on n’achète pas dans les magasins où l’on vend des percussions, et Harris s’est retrouvé à la tête d’une « batterie » qui comprend un plat à paëlla, une feuille de métal, des morceaux de la table de mixage, une gourde en peau de vache, et, en guise de grosse caisse, une boîte remplie de rideaux, le tout joué avec des mailloches. Et bien entendu, tout ça ne sert pas à marquer le rythme, mais à venir en contrepoint de la voix de Beth. Et puis, il y a beaucoup d’autres instruments plus ou moins improbables, y compris des flûtes à bec, avec lesquels le producteur, James Ford, s’est débrouillé comme il a pu. Assez parfaitement.
J’ai lu quelques critiques anglo-saxonnes de « Lives Outgrown » qui insistent sur la thématique du temps qui passe, de l’âge, des deuils et des pertes, de l’absence de descendance, pour Beth, rien de très folichon. Mais vous savez comment ça se passe, pour nous autres, francophones, quand on écoute un disque de rock, il n’y a que la musique qui nous intéresse vraiment ; les paroles, on laisse ça aux intellos baignés dans la culture et la langue anglaise. Donc, « Lives Outgrown » est un disque de folk, mais dont la richesse instrumentale dépasse, et de loin, ce qu’on peut entendre dans la plupart des productions du genre. “Tell Me Who You Are Today” nous offre, d’entrée, la guitare acoustique, rassurante, pour nous indiquer où l’on se trouve, et, tout de suite, les fameuses percussions de Lee, et tout le reste, des cordes, des claviers, des flûtes. La voix de Beth, un peu voilée, rentre dans le mix, pas trop en avant, un instrument parmi les autres ; il flotte sur tout ça un petit parfum moyen-oriental, à peine suggéré. Fabuleuse entrée en matière. « Floating On A Moment » s’installe avec une boucle de cordes (violoncelle joué aux doigts ?) et la mélodie (superbe) y reprend ses droits. La/les voix de Beth s’y affirment, soutenues par des xylophones, des claviers, des flûtes, et les inamovibles percussions lesquelles m’ont évoqué la mémoire de Pierre Soulages (1919-2022) et son noir-lumière qui est l’exacte couleur de l’instrumentation de ce disque. « Burden Of Life », le morceau le plus court du disque, qui débute par le martèlement percussif et la scansion d’un accord de guitare évolue vers des territoires différents, et en particulier des tuyaux qu’on fait tournoyer et un pont instrumental qui marie des cordes assez lyriques et un flirt poussé avec l’atonalité.
« Lost Changes » débute avec des accords de guitare, puis la basse, les percussions réverbérées et la voix de Beth qui nous offre un pur moment de mélancolie avec ce rythme de valse sur des cordes (of course !) de façon à ce que même les non-anglophones comprennent de quoi il s’agit. Lorsque « Rewind » nous ramène, musicalement, à l’ambiance moyen-orientale qui flottait dans « Tell Me Who You Are Today », mais, fantasmée par Beth, cette ambiance est très altérée, surtout dans la partie instrumentale terminale, laquelle se conclut avec des paroles d’enfant, clé probable du titre. Il faudra que je me penche sur les paroles, quand même ! Puis « Reaching Out » me semble reposer sur le tempo le plus rapide de ce disque avec, toujours, cette basse et cette « batterie » au premier plan. Du Moyen-Orient, on s’est déplacé vers une Amérique latine qu’aucun géographe ne reconnaîtrait sur ses cartes. Il faut aussi noter que « Oceans » l’une des plus belles de ce disque qui est au-delà de la beauté. Lee Harris y est souverain, et Beth déploie une mélodie qui vous transperce le cœur. Lorsque « For Sale » arrive, avec sa guitare acide qui expose un thème, ses violons sont écorchés sur un tempo ternaire de violons tziganes, et toujours Lee Harris qui n’a pas arrêté de jouer toujours la même chose, qui est toujours différent.
Découvrant « Beyond The Sun » et son chœur d’enfants, on se rend compte que ce disque, qui s’évertue à employer toujours les mêmes matériaux sonores, suivant les principes de l’arte povera italien des années 60, pour un résultat toujours renouvelé, surprenant, nous enseigne que lorsqu’une artiste décide de s’imposer des règles contraignantes lors de l’élaboration d’une œuvre d’art (ce que Lives Outgrown est, assurément), elle s’ouvre à une liberté créatrice à nulle autre pareille. Et cet album génial se termine avec le morceau le plus long, « Whispering Love », la première chanson avec du « love » à l’intérieur. Et qui vient, en plus, contredire ce que j’écrivais à propos de la chanson précédente. La flûte, la guitare et la voix de Beth nous convient à écouter une chanson d’une grande orthodoxie, jusqu’à ce que les roulements de Lee et 2 notes, jouées par un parfait débutant sur une corde de violon, nous ramènent sur le terrain qu’affectionne Gibbons. Et ce disque fabuleux se termine avec des chants d’oiseaux à la campagne et les caquètements d’une poule. Love ? Il faudrait vraiment que je lise les paroles. Avec ce « Lives Outgrown », Beth Gibbons, qu’on n’avait pas oubliée, mais qui n’avait quand même pas donné beaucoup de choses essentielles, ces dernières années, se place directement au premier rang des artistes les plus importants, car faisant partie du petit contingent des musiciens qui innovent vraiment. À ce jour, il s’agit du meilleur disque de cette année 2024.