DAVID BOWIE « I Can’t Give Everything Away (2002 – 2016) »
Le label Parlophone publie « I Can’t Give Everything Away (2002 – 2016) », un coffret monumental retraçant les quinze dernières années de création de David Bowie. Entre albums studios crépusculaires, live inédits et raretés précieusement rassemblées, une plongée dans l‘ultime métamorphose du Thin White Duke avant qu’il ne disparaisse version super-nova en « Blackstar ».
Par Jean-Christophe MARY
Depuis 2015, la série des coffrets Bowie reconstitue avec soin la trajectoire d’un artiste qui n’a jamais cessé de se réinventer. Un imposant travail de mémoire qui restitue chronologiquement l’intégralité de son œuvre de sous forme de coffrets luxueux. Le récit s’achève aujourd’hui avec ce sixième et dernier volume couvrant les quinze dernières années avec trois albums studios majeurs, un concert inédit mythique, des faces-B et raretés compilées dans « Re:Call 6 ». L’ensemble se déploie sur -douze CD ou dix-huit vinyles- et se complète d’un livre richement illustré. Plus qu’un simple objet de collection, ce coffret apparait comme le testament d’un musicien qui laisse derrière lui une œuvre dense et cohérente.
On croyait tout avoir dit de David Bowie. Depuis sa disparition, en janvier 2016, chaque réédition, chaque inédit déniché dans les archives semblait confirmer l’image d’un artiste insaisissable, maître de ses métamorphoses. Pourtant le coffret « I Can’t Give Everything Away (2002-2016) » remet en perspective un pan parfois négligé de sa discographie : les années de la maturité, marquées par le retour de Tony Visconti à la production, la reconfiguration de son écriture après une décennie de silence et l’éclat crépusculaire de « Blackstar. »
Pour commencer, « Heathen » (2002) marque les retrouvailles avec Tony Visconti, vingt-deux ans après l’album culte, « Berlin ». David Bowie y interroge le passage du temps, le doute spirituel, la fragilité du monde contemporain. Musicalement, l’album s’inscrit dans la droite lignée de ses travaux « berlinois » : production ample, sonorités « live », équilibre entre introspection et fulgurances. Dans cette texture musicale, ces guitares crépusculaires et ces reprises choisies (Neil Young, The Pixies), on y entend un Bowie méditatif, réconcilié avec ses fantômes. « Heathen « est une œuvre dont la profondeur tranche avec les hybridations pop des 90’s.
Plus direct, plus rock, « Reality » (2003) traduit l’envie de Bowie d’écrire à nouveau pour la scène. Les guitares claquent portées par des rythmiques hachées, les refrains mordent (« New Killer Star », « Looking for Water »), mais la gravité plane encore, en particulier sur « Bring Me the Disco King, » longue méditation au piano enregistrée en 1993. C’est cet élan, cette vigueur que l’on retrouve magnifié dans « A Reality Tour », document live qui témoigne de l’une des dernières grandes tournées de sa carrière, où se côtoient classiques et nouvelles compositions.
Album-surprise, enregistré en secret, « The Next Day » (2013) jaillit comme une réapparition après dix ans de silence. Bowie y revisite ses précédents univers, convoque les échos de « Heroes » et « Scary Monsters », mais les détourne avec un esprit acide. À 66 ans, il prouve qu’il peut encore écrire des chansons mordantes qui s’inscrivent dans l’air du temps (« The Stars (Are Out Tonight »). Avec ses titres bonus « The Next Day Extra » est un disque foisonnant, hanté par l’idée d’un temps compté. Ici Bowie joue avec son héritage : la pochette reprenant celle de “Heroes”, le goût des détours ironiques, la densité textuelle. Enfin, « ★ Blackstar » (2016)- point d’orgue et testament musical- est ici présenté dans son intégralité. Gravé avec le quartette jazz de Donny McCaslin, l’album déploie une liberté inédite où jazz expérimental, pop contemporaine et chant funèbre s’entrelacent. Chaque chanson résonne ici comme un requiem en soi, comme si elle était écrite en pleine conscience de la fin.
Au-delà des albums studios, le coffret documente la vitalité scénique de Major Tom dont les tournées tardives sont longtemps restées sous-exploitées. En témoigne le concert inédit du Montreux Jazz Festival (2002) qui est sans doute la perle de ce coffret. On y entend un homme en pleine possession de ses moyens, en pleine renaissance créative, qui joue l’album « Low « quasiment en entier. L’interprétation est précise, vibrante, presque intimiste dans le prestigieux cadre helvète. Preuve que, loin d’être nostalgique, ce caméléon du rock se réinventait encore sur scène. Quant à « A Reality Tour », déjà connu mais restitué ici dans l’ordre des set-lists de Dublin, il prend une résonance particulière. C’est la dernière grande tournée mondiale d’un artiste qui, malgré la fragilité de sa santé continuait de jouer chaque soir comme si c’était le dernier. Enfin, le volume « Re:Call 6 », riche de quarante et un titres rares ou hors-albums renforce cette plongée dans les marges de l’œuvre : faces B, versions alternatives, contributions à des bandes originales. Autant de fragments qui éclairent ici les différentes étapes de la création. Re-masterisations supervisées par Visconti, pressages audiophiles, livret richement documentés mêlant photos rares, fac-similés de manuscrits et notes de production, paroles manuscrites, tous ces éléments proposent une lecture inédite de la dernière période de Ziggy comme un tout cohérent, un cycle qui s’achève par l’éclat sombre de « Blackstar. » Fortement recommandé.