MA DERNIERE INTERVIEW DE DEXYS MIDNIGHT RUNNERS
Cet hiver 1985, dans un salon de palace parisien, je retrouvai à nouveau mon pote Kevin Rowland, l’âme des Dexys Midnight Runners. J’ignorais encore que cela serait notre dernière interview ensemble. Trente ans plus tard, c’est avec une émotion non dissimulée que je relis les mots précieux de ce chanteur hors pair de Birmingham, celui donc l’émotion rock-soul exacerbée était à mon sens aussi colossale tel un Marvin Gaye made in Great-Britain. Flash-back empreint d’une totale nostalgie…
En ce temps-là, Universal n’existait pas. Même pas Polygram. Phonogram et Polydor étaient alors deux labels indépendants l’un de l’autre. Phono avait alors ses bureaux à l’international dans la très chic New Bond Street, à deux pas d’Oxford Street. Cet hiver 1981, écrivant énormément sur cette nouvelle British Invasion qu’était la New Wave j’étais déjà un habitué de ce label. Je ne sais plus vraiment quel artiste je venais interviewer ce jour-là, par contre je n’ai jamais oublié ma rencontre avec Kevin. Immédiatement j’ai été séduit par la douceur de son regard et cette incroyable franchise qui l’avait toujours distinguée des autres pop stars. Je crois qu’il venait pour rencontrer mon pote Youri Lenquette pour sa rubrique « in the City » dans BEST qu’il rédigeait chaque mois en tant que correspondant à Londres. Tout de go, nous avons parlé musique et nos références soul matchaient parfaitement. Il était manifeste que Kevin était un authentique amoureux de la musique. Ce type était aussi cool qu’ouvert au dialogue. Et pourtant, paradoxalement dans la presse rock British, il jouissait alors d’une réputation carrément sulfureuse. Avant la sortie de son premier LP « Searching For the Young Soul Rebels » chez EMI en 80, la relation avec son label était devenue si conflictuelle qu’il avait lui-même kidnappé les bandes de son album pour faire pression sur EMI et obtenir satisfaction, soit un total contrôle artistique de son œuvre. Le 33 tours était sorti l’été 80 et c’était une bombe sonique. Du brûlot « Burn It Down » au dernier titre, une reprise cinglante de Marvin Gaye, il n’y a que des solides compositions en béton armé. La belliqueuse « Geno », la love song puissante « Seven Days Too Long », l’enflammée « Love Part One », en tout 11 chansons, pulsées par l’impressionnante section de cuivre du groupe de Birmingham, avait une force capable de déplacer des montagnes. Sauf que dans « Searching For the Young Soul Rebels », le mot « rebelle » n’était pas à prendre à la légère. Et le choix en épilogue de la chanson « There, There My Dear » de Marvin était loin d’être le fruit du hasard. Marvin l’avait composée et publiée cette chanson-titre à un moment tout particulier de sa vie, celui de son divorce avec la soeur de Berry Gordy Anna qu’il avait épousé en 62. Or ce divorce lui coutait si cher qu’il siphonnait l’intégralité de ses droits d’auteur, il lui avait donc dédié de manière sarcastique tout cet album. Vu les rapports de Kevin avec EMI, cet ultime coup de griffe n’avait donc rien de surprenant.
« Too-Rye-Aye »
Mais Kevin Rowland, n’était pas uniquement remonté contre le label des Beatles. Il avait également décidé de boycotter l’ensemble des rock-critics British- tout spécialement ceux du Melody Maker et du NME-, refusant toute interview et s’offrant même à ses frais des pages de pubs dans les hebdos rock pour dire…tout le mal qu’il pensait de leurs journalistes, leur reprochant d’être obnubilés par le look et la futilité de la « fashion trend » de la semaine, au lieu de se concentrer sur la musique et les messages portés par les textes. Paradoxalement, dans le même temps, il aimait se confier à deux journalistes Français, Alain Wais qui écrivait alors dans le Monde et également dans BEST sous le pseudo de Bill Schmock…et un certain GBD. Ainsi, lorsqu’à l’été 82, Dexys débarque avec ses salopettes et son nouveau look « fermier » pour publier son second album, l’explosif « Too-Rye-Aye », porté par son tube massif « Come On Eileen », je débarque chez Kevin à Birmingham pour y passer le week end et assurer un reportage exclusif pour Actuel où je « pigeais » en parallèle de BEST. Je n’ai jamais oublié mon initiation à la cuisine de Kevin et ses préparations extra-terrestres comme les «haggis», ces étranges « boudins écossais ». Et ce thé que nous buvions inlassablement lorsque nous devisions toute la nuit à refaire le monde de la musique dans la petite maison qu’il occupait alors, si loin des spotlights et du premier succès massif des Dexys Midnight Runners. Il me parlait alors de son ancêtre, le Capitaine au long cours Rowland qui parcourait les océans pour « Queen and Country », comme on disait alors. Avec Kevin c’était comme si nous avions glissé dans une faille spatio-temporelle en dehors du temps…au point que j’en ai même oublié de reprendre mon avion pour Londres où je devais interviewer Glenn Tilbrook et Chris Difford, les « Lennon-McCartney » de Squeeze- je me suis ratrappé ensuite car comme Christian Lebrun, j’adorais Squeeze ! Quelques mois plus tard, face au tabac phénoménal de « Too-Rye-Aye », Kevin déménageait pour Londres, où nous nous retrouvions parfois en toute amitié au gré de mes reportages et ses tournées. Nous nous sommes vus, une dernière fois en 99 lorsqu’il a publié son superbe album de reprises passionnées qu’il avait intitulé « The Beauty » et donné un concert à la Cigale dans le cadre d’u Festival des Inrocks. Depuis cette date, nous nous sommes hélas perdus de vue, mais Kevin et sa musique n’ont jamais cessé à ce jour d’occuper une place toute particulière dans mon cœur. I miss you Kevin my friend and if you read these lines…
Flash-back…remontons trente années dans le temps, dans cet hôtel parisien où je retrouve pour BEST mon « buddy » qui vient de sortir « Don’t Stand Me Down », le troisième LP de Dexys Midnight Runners.
Publié dans le numéro 208 de BEST magazine sous le titre :
KEVIN ROWLAND DE VIVE VOIX
« T’as écouté le nouveau Dexys ?
– Quoi, ce truc infernal et tendre? C’est ce que tu veux dire?
– Ouais. L’énergie et l’âme, une force naturelle comme un torrent.
– Après trois années de silence.
– L’émotion c’est comme la chlorophylle, elle vous emplit la tête et la libère.
– Et cette tchatche, ces questions/réponses, que Kevin balance sans cesse?
– Eh bien quoi?
– Elles sont ,comme des tranches de vie; avec elles la musique de Dexys colle plus fort à la peau.
Le dialogue est dans les chansons; il est aussi omniprésent dans la vie quotidienne de Kevin Rowland. Ni blanc, ni noir, ni gris, mais toute la subtilité du doute comme une gamme chromatique, les Dexys Midnight Runners effacent par leur retour une bonne dose de pollution au pays du rock and roll. Au fil des rencontres à Londres, à Paris ou chez lui, à Birmingham, j’ai eu le rare privilège de me réchauffer souvent les idées au contact de Kevin. Le brasier interne qui le dévore est alimenté par une extrême sensibilité. On appelle aussi cela le feu sacré. C’est si rare de nos jours …
Kevin-Ie-celtic-soul-rebel n’a guère changé ses habitudes. La seule drogue que je lui connaisse est ce killer tea plus noir que le café qu’il avale toute la journée dans un nuage de lait. Aux débuts de Dexys, il était déjà capable de braquer les bandes de son album pour négocier au poing avec sa maison de disques EMI pour la nommer. Aujourd’hui, les boucles ont disparu de sa chevelure, mais son regard doré conserve cette éternelle et candide étincelle qui ne trompe pas. Veste de tweed et polo blanc, Kevin Rowland a abandonné ses salopettes trop larges pour cette apparence de collégien studieux. Dexys n’est pas à un paradoxe près.
MES ÉTÉS
Tea time et ce bar parisien dessiné comme un cliché s’efface. N’importe où hors du monde, c’est ce que Kevin et le guitariste Billy Adams ont choisi d’exprimer. Les nouvelles valeurs de Dexys sentent le bon sens et l’unité, la poudre et le réalisme, preuve que le naturel a parfois la force des grandes doctrines.
« Kevin Rowland: Le jeu est plus naturel, car chaque chanson a été enregistrée avec l’ensemble du groupe jouant à l’unisson. Je chantais en même temps que le batteur battait etc … , c’était du live en studio.
Et ces dialogues tout au long de l’album, c’est comme dans la vie ?
K.R. : Lorsque nous avons commencé à parler sur les chansons, je n’arrivais pas à croire que personne ne l’ait fait avant nous.
Billy Adams: C’est pourtant si évident.
En fait, tout a commencé voici trois ans sur la B side du Maxi « TheCeltic Soul Brothers » avec « Reminisce part 1 » 7.?
K.R. : Oui, c’était notre premier essai de dialogues dans les chansons. Mais bien avant cela, déjà sur scène, nous avions instauré ce rapport entre nous. On discutait comme cela sur la musique. C’était si naturel, nous voulions que la même émotion puisse passer sur le disque. Mais tu as raison Gérard, «Reminisce part 1» était la première chanson, le déclic. Nous la ressortirons sans doute sur un nouveau maxi.·
Toute l’idée de « Reminisce … » est très excitante. C’est pareil pour moi: je me souviens des gens et des événements à travers les chansons que nous écoutions à ce moment-là. Une chanson, c’est comme un instantané de vie, n’est-ce pas ?
K.R. : C’est toute l’idée de « Reminisce … ». Comme je le dis dans la chanson, je conserve l’empreinte de mes étés dans les disques. Quand j’avais seize ans, j’étais déjà curieux de savoir à l’avance quelle chanson incarnerait l’été dans mon futur.
Si nous « réminiscions « pour cette année, quelle serait la chanson ?
K,R. : Oh c’est dur. Je sais que pour l’hiver dernier, ce serait sans doute « »Solid » d’Ashford and Simpson. Et toi Bill ?
B,A. : Non je ne vois rien pour cet été.
K.R. : De toute façon, nous n’avons pas eu vraiment d’été cette année en Angleterre. Pas d’été, pas de chanson.
En tout cas, après tout ce temps, je me demandais vraiment ce que tu devenais. Avais-tu disparu dans l’océan comme ton ancêtre le capitaine au long cours Rowland ?
K.R. : Tu as vraiment une excellente mémoire. Tout ce temps, comme tu dis, nous l’avons passé à abattre un boulot colossal .. Je ne voulais en parler à personne tant que, ça n’avait pas abouti. C’était absurde de parIer dans le vague. Avec tout ce travail, ma vie sociale s’est retrouvée réduite à sa plus simple expression. Je ne sortais plus, je ne voyais plus personne. Ma vie s’est limitée à bosser sans arrêt avec les gens du groupe. Même par rapport à ma famille, je n’étais que poli et courtois, mais si distant. Je me suis accordé quelques séances de cinéma; mais en trois ans ces occasions ont été bien rares. Je bossais chaque jour sans relâche. D’abord, j’ai passé plus de dix mois sur l’écriture des chansons. Puis, à partir de rien, j’ai dû constituer une nouvelle cellule de musiciens à l’esprit complice et tout recommencer avec eux. C’est seulement lorsque nous avons jugé que nous étions prêts que nous avons commencé l’enregistrement de «Don’t Stand Me Down ». On passait une semaine en studio et les deux suivantes on répétait, puis on retournait enregistrer et ainsi de suite. La plupart des gens ne se rendent pas compte que ce côté extrêmement vivant de Dexys exige un travail de Titan. Il faut un temps fou avant que tout le monde soit capable de jouer live comme si c’était improvisé.
B.A. : De nos jours, les musiciens ont perdu l’habitude de jouer ensemble en studio.
K.R. : Et puis les studios ne sont plus équipés pour ce type d’enregistrement. Ils ne sont plus assez vastes pour contenir tous les musiciens d’un groupe en même temps. À ce propos, les ingénieurs que nous avons rencontrés ont tout fait pour nous dissuader d’enregistrer ainsi. « Cela ne marchera jamais votre affaire ! » nous disaient-ils. Avec tous leurs gadgets, ils ne savent plus ce qu’est vraiment un groupe en studio. D’ailleurs, savent-ils vraiment ce qu’est la musique ? Pour eux, un disque naît selon un processus immuable: on attaque par la batterie, puis la basse, la guitare, les claviers et la voix pour finir. Chacun fait son petit patchwork de chanson dans son coin; où est le feeling ? La monotonie de l’exactitude l’a broyé. Dommage. Au studio, avec les musiciens, nous avons choisi de nous installer en cercle; nous, étions ainsi en permanence les uns en face des autres. On pouvait se voir dans les yeux, donc on pouvait jouer. L’ingénieur a branché ses micros, prêt à enregistrer. Ready. OK. Start recording …
CELLULE
Mais avant d’enregistrer, je parie que vous vous êtes entraînés intensément. D’ailleurs, tu as, toujours pratiqué ainsi, n’est-ce pas ?
K.R: Yeah ! Il n’y a pas de secret. Les mµsiciens que nous avions étaient corrects, pas parfaits. Pour que ça sonne bien, nous nous sommes défoncés, et maintenant, nous avons de meilleurs musiciens. On peut donc aller plus loin, plus haut. Ceux qui ont contribué à l’album n’avaient pas tous le profil cohérent qui fait l’esprit d’un groupe. En fait, nous avions fini le disque il y a déjà trois mois. Mais Billy et moi avons passé tout ce temps aux États-Unis pour recruter des gens, une formation permanente afin de tourner et mettre en boite les prochains albums. Dexys doit être une force, une cellule cohérente.
B.A. : C’est exactement comme si nous respirions en même temps.
American Dexys ?
B.A. : Oui, il y a quatre Américains dans le groupe. Si nous avons choisi des Américains, c’est qu’ils ont un style inimitable en Angleterre. C’est dur à définir juste avec des mots, mais pas un batteur à Londres n’est capable d’une telle touche.
Dexys affectait de multiplier les différentes versions d’une même chanson. Avec votre technique live, vous avez dû faire vingt, cinquante versions, au moins ?
K.R. : Oui, nous avons des montagnes de bandes. Tous les soirs, nous réécoutions les cassettes de ce que nous avions fait dans la journée et nous les critiquions ensemble. Tu peux me croire, nous avons su choisir les bonnes ! »
Voici trois ans, Kevin m’avait expliqué: « Pour qu’une chanson soit bonne, il faut la boxer, la tirer dans tous les sens et voir si elle résiste. Une chanson forte, c’est une chanson qui survit à ce traitement. » Aujourd’hui, Kevin ne change pas sa philo d’épaule, Dexys doit courir encore et encore à un rythme d’athlètes
« -Revenons sur cette histoire de dialogues dans tes chansons. Les noirs américains ou les dub poètes. Jamaïcains ont aussi beaucoup donné.
K,R. : Oui mais c’est différent. Le rap est bien plus rythmé, plus saccadé, chez nous c’est plus intimiste. C’est comme une conversation. Ca existe le rap conversation ?
Hé, Kevin, les blacks tchatchent comme ils rappent, et vice-versa, c’est naturel !
K.R. : Yeah, c’est vrai; Yeah, je le reconnais.
Kevin, tu n’es pas black et tu ne vis pas à East-Harlem. . .
K.R. : Eh bien non. Yeah. Il y a toujours eu quelque chose de très fort pour m’attirer vers les disques noirs.
B.A.: Il y a aussi des gens comme B.B. King, de superbes conteurs d’histoires qui savent te faire vivre la musique.
Si l’on sort B. B.King, ça nous mène droit à ta collection de disques, Kevin. Tu as toujours tous ces disques blacks en ta possession ?
K.R. : Bien sûr, même si en ce moment je ne les écoute pas trop. Aujourd’hui, je balance plus vers le blues et le country and western. Des vieux trucs comme· Hank Williams ou Merle Hagard. En Angleterre, la country est aux antipodes du populaire. Pour les kids, c’est des trucs de fossiles, tout juste bons pour leurs parents. Un jeune qui écoute les textes des chansons de cow-boy va les trouver franchement débiles. En murissant, on comprend qu’au point de vue textes, il n’y a sans doute rien de mieux. Ce sont des histoires et elles sont fortes.
Dans le texte de « One Of Those Things », justement, tu déplores ouvertement l’uniformité de la radio. Écoutes-tu seulement la radio ?
K.R. : De temps en temps, mais cette chanson est plus dramatique qu’un simple coup de griffes contre la radio. Elle conduit vers autre chose, elle dérive vers la comédie. Il ne faut pas prendre les textes de « One Of Those Things » au pied de la lettre.
RÉVOLUTION
Et ces soi-disant socialistes que tu railles un peu plus loin dans la chanson ?
K.R. : En Angleterre, il existe un certain nombre de socialistes qui sont électrisés par le désarmement, l’antinucléaire, les droits des animaux ou je ne sais quelle cause flamboyante. MPLA, SANDINISTA ou OLP, ils se sentent toujours prêts à cautionner n’importe quel mouvement révolutionnaire, à condition qu’il soit basé à l’étranger. Mais demande-leur un peu ce qu’ils pensent de l’Irlande et de l’IRA. Ça se passe sous leurs pieds, alors là, c’est différent. Ils ne veulent plus rien savoir. Adieu idéal révolutionnaire et bonjour auto-intox. Les gens sont aveuglés par la machine de propagande britannique. Moi, j’essaie juste de souligner ce paradoxe. Peu importe ce que j’en pense, je suis juste un musicien. Tant que nous aurons en Angleterre ce gouvernement impérialiste, tant que le peuple subira la répression, la violence ne risque pas de s’arrêter. Il y aura toujours un type pour braquer une arme, animé par la plus farouche des déterminations.
Tu n’es pas un violent, Kevin; je t’imagine mal l’arme au poing.
K.R. : Bien sûr, je ne risque pas de prendre une arme. Je suis musicien, j’ai autre chose à braquer qu’une arme.
Crois-tu que les gens attendent trop d’un musicien ?
K.R. : À mon sens, les gens attendent effectivement trop de nous. Durant ces deux années passées sur ce disque, j’ai insufflé tous mes sentiments, toutes mes expériences, tout ce que j’ai pu acquérir. Mais une fois le disque fini, c’est tout. Tout ce que j’avais à dire sur le sujet est là, dans le texte et la chanson. À l’opposé, il y a tous ces groupes qui pontifient des slogans politiques, qui dépassent trop souvent leur degré d’entendement. Il faut connaitre ses limites. Moi je suis musicien, je l’ai déjà dit et je ne me sens pas compétent pour aiguiller un large public vers une politique cohérente. Je sais que « Don’t Stand Me Down » a effectivement de très fortes colorations politiques, mais ca ne sert à rien d’insister. Et puis les publics de fans sont en général peu sensibles à la fragile beauté des grandes causes. Moi, je me sens Irlandais et très touché, ce qui se passe là-bas est une authentique révolution socialiste.
Je présume que les journalistes ont tous évoqué tes nouvelles fringues. Moi je me suis juste dit que tu avais opté pour un « non-look », pratique et confortable.
K.R. : Tu as raison, c’est ce que j’ai toujours cherché, mais les gens vont penser que c’est LE nouveau look de l’album. Ça ne l’est pas bien sûr. J’aime ces vêtements et je les porte parce que je me sens bien. De temps à autre-il est bon d’être clean dans sa vie. Et puis il y a l’age, peut-être. Je vais avoir trente-deux ans, je n’ai pas envie d’être condamné à rester une pop-star de vingt ans toute ma vie. Ca fait deux ans que je m’habille ainsi et je porterai ces vêtements encore cinq ans ou pour toujours; ce n’est pas un look dont on puisse se lasser. En 82-83, nous sommes allés aux U.S.A. et nous avons retrouvé là-bas ces fringues «college» classiques. J’aime assez cette idée de savoir que des momes de quinze ans ou des hommes de soixante-dix ans portent les mêmes vêtements; et ca leur va bien. En Angleterre, lorsque j’avais quinze ans, il y avait une mode underground de ces frusques américaines issue directement du mouvement mod des sixties. La plupart des mods et des skins anglais aujourd’hui, ceux de la troisième génération, ne pigent pas qu’à l’époque ca n’était qu’une alternative aux chemises de satin orange dans le style Sergeant Pepper. Par la suite, les skins se sont approprié cette image et comme beaucoup de gens, je l’ai moi-même abandonnée, J’ai donc renoué avec ces fringues aux USA. Pour moi, ce n’est pas un uniforme, mais j’aime leur constance.
RESPIRER AILLEURS
Vous êtes basés à Londres maintenant, je suis surpris que vous ayez abandonné Birmingham.
K.R : S’installer à Londres est devenu une sorte de nécessité. Comme nous avons passé plus d’un an à faire l’album, nous étions sans arrêt dans cette ville pour enregistrer. Car même si ce disque est live, il nous a pris un temps fou. Le feeling est si fort en live que les rares overdubs que nous avons dû rajouter ont été très longs. À chaque fois, il fallait retrouver exactement le même esprit. Comme j’étais coincé en permanence à Londres, au bout d’un moment j’en ai eu marre de camper. J’ai vécu dix années à Birmingham. C’est très long. Il était grand temps pour moi d’aller respirer ailleurs.
On n’a pas vu Dexys depuis des années sur une scène. À quoi faut-il s’attendre ?
K.R. : En gagnant en cohésion, nous avons étendu notre liberté de créer. Le groupe est si unique que chacun sait exactement ce qu’il a à faire. Le show sera différent de The Bridge, le précédent. Il sera encore plus intime. On va entrainer le public dans notre jeu jusqu’à ce qu’il finisse par rentrer dans notre cercle. Il y aura des climats tendres et calmes, car je pense qu’aujourd’hui les gens ont besoin d’un peu plus de douceur. De toute façon, Dexys n’à jamais été un groupe très bruyant même si nous n’avons jamais manqué d’énergie. Helen (O’Hara) assure le rôle de chef d’orchestre du groupe. Elle dirige les répétitions et s’assure que tout le monde joue ce qu’il faut dans les temps. Tout le monde l’écoute, tout le monde la respecte. La grande force d’Helen c’est son extrême sensibilité. Avec de tels musiciens, on n’a nul besoin de se préoccuper de la technologie; ils sont dévoué cœur et âme à leur instrument. La plupart des groupes basent toute leur créativité sur des machines. Elles finissent par prendre le pas sur la musique et c’est absurde. Je respecte la technologie, pas ses abus.
C’est ce que je voulais dire au début de l’interview: ta musique est naturelle parce qu’elle respire.
K.R. : Jamais rigide ou figée, la musique nous déborde. Elle incarne le mouvement, elle est vivante… »
Kevin et ses Midnight Runners pratiquent le rock comme la realpolitik. Mais il y a manière et manière de dire les choses. Kevin fait de sa pudeur une forme d’art; mais comme il n’existe pas encore de musée pour cela, il ne court pas le risque de se laisser enfermer. Le cercle doit rester ouvert, n’est-ce pas ?
Publié dans le numéro 208 de BEST magazine daté de novembre 1985
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