JOE JACKSON LE PERE FOUETTARD DE LA FUNKITUDE
Joseph Walter « Joe » Jackson s’est éteint à Las Vegas à 89 ans, après avoir lutté durant plus d’un an contre ce cancer du pancréas qui le rongeait peu à peu. Pour le père de Michael, Janet, Jackie, Tito, Jermaine, La Toya, Marlon, Brandon, Randy et de Joh’Vonnie Jackson, la plus grande réussite de sa vie aura été celle ses enfants, mais comme la langue d’Ésope, son pire échec reste la disparition tragique et précoce de Michael, marqué à jamais par les traumatismes subis durant l’enfance et, en premier chef, la discipline à coups de ceinturons imposée par le patriarche, mais aussi peut-être par la mort de son jumeau. Désormais Joe et Michael sont réunis dans l’au-delà.
Ce bon Joseph Walter « Joe » Jackson est un ancien boxeur, né en 29 sous le signe de la crise et durement secoué par le divorce précoce de ses parents. Joe se marie à 18 ans, pour rompre à 20. Car cette année 49, il tombe amoureux de Katherine Scruse. Elle devient alors madame Katherine Jackson et tombe immédiatement enceinte de l’ainée Rebbie. Dans un contexte de religion exacerbé, 10 autres enfants suivront, dont Brandon, le jumeau de Marlon qui décède à la naissance et Michael le 8éme de la fratrie. Joe renonce alors à la guitare, il avait enterré les Falcons, le groupe de rhythm and blues qu’il avait monté avec ses deux frères et devient conducteur de grue pour US Steel.
«Let’s go boys»: le cri de ralliement du clan Jackson résonne jusqu’au bout du terrain de baseball planté derrière la maison familiale de Gary, une petite bourgade industrielle de l’Indiana, un cri qui les mènera jusqu’aux dalles étoilées du Hollywood Boulevard. Mais dans ces années soixante, Joe Jackson ne pouvait imaginer que sa vie entière serait rythmée par les hits de ses garçons. Parfois après une journée harassante de conducteur de grue, il sortait sa guitare du placard pour pincer quelques accords. Au début de son mariage avec Katherine, il avait enterré les Falcons, le groupe de rhythm and blues qu’il avait monté avec ses deux frères: la musique était déjà une histoire de famille. À présent il ne jouait plus que pour ses neuf moutards. Comme les Jacksons ne roulaient pas en Cadillac, les coffres à jouets de la maison ne débordaient pas, et les kids se contentaient des vieux instruments que les Falcons n’utiliseraient plus jamais. Jackie avait récupéré le sax, Tito une guitare sèche, Jermaine des percus et la musique s’échappait par les fenêtres ouvertes. D’ailleurs Joe avait toujours posé la pratique d’un instrument en règle de vie.
« Et si nous formions un groupe?»: Tito, l’aîné n’a pas de mal à convaincre Jackie et Jermaine de se lancer sur scène. À l’époque, le Motown Sound déchire déjà les transistors et tous les jeunes noirs rêvent qu’ils sont Smokey Robinson ou les Temptations. Dès lors, il n’est pas surprenant de voir nos Jackson 3 reprendre leurs hits « Money» ou « My Girl ». Ils écument la région de Chicago jusqu’en Arizona: les frérots ont tant d’énergie qu’ils agitent sans mal les piqueurs de nez dans leur bière qui hantent tous ces bars. Marion, le quatrième, ne tarde pas à rejoindre le trio. Quant à Michaël, il passe des heures à écouter ses frères, mais il préfère encore s’amuser dans son coin ou sucer son pouce. Cet été 64, Jermaine s’offre sa première basse d’occasion et laisse tomber les percus, il s’impose aussi comme lead vocal parmi ses frères. Le jour où Kathy surprend Michael face à un miroir en train d’imiter Jermaine, elle en laisse brûler sa soul-food du soir dans sa cuisine. À cinq ans, le môme est simplement incroyable, sa voix file comme un roller-coaster, son corps déborde d’énergie comme une centrale électrique. « Joe, je crois bien que nous avons un autre chanteur dans la famille. » Pour toute réponse, Joe Jackson se contente de sourire: bientôt les cinq mômes soulèveraient plus d’espoir que sa grue.
« Roosevelt High School annual fair », le calicot flotte sous le vent. Peu à peu les grosses caisses aux formes arrondies investissent le parking. Derrière la scène, Michaël fait des bulles roses avec son bubble gum ; il est si mignon et pourtant, le lead singer des Jacksons c’est bien lui. Michael est une version Dinky Toys de James Brown. Sur scène, il fait valser son micro en dansant le boogaloo. Dans la salle de spectacles de leur école, les Jacksons se donnent à fond, ils suent à grosses gouttes, mais les harmonies sont superbes. Sur les visages des copains, des parents c’est le délire: comment ne pas craquer sur la bouille ronde de Michaël?
Jusqu’en 66 les frérots raflent toutes les compétitions de la région: les cachets ne sont pas monstrueux, mais ils grossissent le budget de la maison blanche de Gary. « Vivre, c’est donner et partager », Joe a toujours élevé ses enfants dans le respect total des textes bibliques. Témoins de Jéhovah, les Jacksons ne manquent jamais l’office du dimanche au temple; ils croient que la venue du messie est proche et avec elle le jour du jugement dernier: pourquoi ne pas l’attendre en musique?
Michael se souvient de ses premiers gigs: « Lorsque nous chantions, les gens nous jetaient tout leur argent, des tonnes de dollars, des billets, des quarters. Je me souviens, mes poches étaient si pleines que pour ne pas perdre mon pantalon, je devais porter à la fois une ceinture et des bretelles. Après chaque show, je me faisais une orgie de sucreries que je dévorais en cachette, car maman détestait cela. » Lorsqu’il réalise tout le potentiel artistique de ses gamins, Joe comprend qu’il va pouvoir le réaliser par procuration son propre rêve de paillettes et de showbiz. Mais à quel prix ! Joe fait marcher ses garçons à la cravache, jouant trop souvent du ceinturon et n’hésitant pas à carrément les projeter contre un mur si la performance artistique n’était pas à la hauteur de ses aspirations. Et si Michael était incontestablement le plus doué, il était aussi le plus sensible. La violence subie et son passage direct du berceau aux spotlights ont créés des dommages psychiques irréversibles.
Gary est une ville en majorité noire et à la fin des sixties, les mouvements antiségrégationnistes se radicalisent. Richard Hatcher fonde le Muigwighania, un mouvement pour l’égalité des droits. Il cherche le changement à travers la structure politique américaine, considérant la violence des Panthers comme dépassée: le pouvoir est à portée de main, il suffit de le saisir. Joe et Richard se connaissent depuis longtemps; lorsque ce dernier se lance dans la campagne municipale de 68, Joe lui propose un coup de main: « Les garçons joueront et chanteront pour toi avant tes discours. Si les électeurs ne te portent pas au triomphe, c’est qu’ils se sont transformés en statues de sel.» Richard Hatcher décrochera son siège à Gary et deviendra le premier maire noir de l’Union. Pour fêter cela, il organise un week-end au Civic Auditorium avec Diana Ross et ses Supremes en tête d’affiche, les Jackson 5 et quelques groupes locaux complétant le package. Après son show, Diana rejoindra Hatcher dans la tribune. « Les frères Jackson risquent de vous surprendre, Miss Ross. », lui lance le maire, tandis que Jackie, Tito, Jermaine, Marion et Michael investissent la scène. Le groupe s’est augmenté de deux cousins: Ronnie aux claviers et Johnny Jackson à la batterie. Mais Diana ne peut détacher son regard de ce petit môme explosif qui danse déjà comme un diable monté sur ressorts. Elle déclare d’ailleurs à Newsweek: « Dès que je l’ai vu, il m’a retournée. Michael était comme un miroir où je retrouvais l’image de mon enfance. Ce gosse était un performer-né, c’était évident, il avait cela dans le sang. Je me suis dit qu’il pourrait être mon fils. » Regagnant Detroit, Diana fonce au bureau de Berry Gordy, le boss de Motown : « Il faut que tu voies ça, ces frangins sont de véritables· phénomènes. »
Chez Motown, on a encore l’esprit famille: si Diana aime ça, c’est que c’est bon pour la maison. Berry contacte Joe Jackson, et la famille s’entasse dans une fourgonnette direction Motor-Town. Kathy reste à la maison avec les filles. Depuis qu’elle a entendu les cris de délire du public lorsque Michaël et ses frères évoluent sur scène, elle n’a plus aucune inquiétude sur leur avenir. Gordy engagera les Jackson Five sans sourciller et Joe deviendra officiellement le manager de ses fils. Et Diana co-signera avec eux leur premier album:« Diana Ross Presents The Jackson Five». Mais Gordy, qui ne manque pas de flair, supervisera la direction artistique du groupe: il les branche sur un trio de compositeurs, Fonzo Mizell, Freddy Perren et Deke Richards qui se cachent derrière le pseudo de The Corporation. The Corporation,offre leur tout premier hit aux Jacksons :« I Want You Back» une irrésistible soul bubble-gum, une version fraîche et naïve des Temptations. Sur les radios US c’est la tempête, les Jacksons squattent les platines et « I Want You Back» dépasse les deux millions de 45 tours. Du jour au lendemain, l’Amérique succombe aux Jackson Five. Berry Gordy en avale son cigare: Diana ne s’était pas trompée. À onze ans, Michael devient une superstar: son fan-club croule sous le courrier, toutes les teeny boppers rêvent d’épouser le leader des Jackson Five ; se doutent-elles que leur idole s’abandonne dès 21 h 30 dans les bras de son nounours préféré? C’est que Maman Jackson sait se faire obéir mieux qu’un proviseur de pensionnat ! Les stars aussi ont rendez-vous avec le marchand de sable.
« I Want You Back», « ABC »,« The Love You Save », « I’ll Be There », Berry Gordy se frotte les mains, tout ce que touchent les kids se transmute en or fin. Avec sa nouvelle pierre philosophale, il peut faire des pieds de nez aux Cowsills et aux Osmond Brothers, les concurrents blancs de ses poulains. Avec l’afflux des devises, The Corporation prend en main tout ce qui touche au groupe: management, composition, chorégraphie, Joe Jackson perd le contrôle total de ses gamins, mais gagne son poids en billets verts. « Les Jacksons ne sont que des épouvantails qui gigotent, des pantins noirs dont n’importe qui peut tirer les ficelles.». Le succès crée l’envie, certains blancs voient d’un très mauvais oeil ces noirs qui réussissent trop vite. Ces Nashvilliens frénétiques et niais n’ont rien compris au Motown Sound. Si vous doutez des Jackson Five, il vous faut le choc d’un show: transportez-vous à Londres en 72, calez-vous sur vos sièges et tentez donc de résister à ces cinq éléments déchaînés. Cinq corps, cinq voix bougent à l’unisson, et celle de Michael, qui dépasse toujours d’une octave. Les Jacksons constituent une incroyable machine à fun, un courant alternatif qui balaie dans le mouvement le stress et toutes les mauvaises vibes. Sur scène, les Jacksons sont comme ces remèdes de l’Ouest qui combattent toutes les maladies, de la rage de dents à l’insomnie. Pourtant, malgré toutes les apparences, la potion magique des Jacksons n’a rien de préfabriqué ; the Corporation ne leur impose pas leur feeling, elle se contente de canaliser cette énergie préexistante pour la rendre plus performante. Motown, l’usine à rêve noire n’est qu’une structure où les Jackson Five peuvent: développer leur superpouvoirs d’entertainers.
« And now, ladies and gentlemen, the new adventures of the Jackson Five … » Tous les samedis matins pendant cinq ans, Michael se plante devant son téléviseur avec une provision de sucreries à terrasser un diabétique. Imaginez ce petit môme face à sa propre effigie en dessins animés, c’est plus magique que Popeye ou Captain America. Michael grandit ainsi face à sa propre image animée; comment voulez-vous qu’il échappe à un monde de fantaisie qu’il peut toucher du doigt comme les murs de sa chambre. Michael comme Peter Pan et ses Lost Boys ne quittera jamais Never Neverland. Limousines, gardes du corps, précepteurs, il voit passer les années comme ses hits et ses tournées. Comment se faire des copains au milieu des roadies, des tour-managers et des agents spéciaux de Berry Gordy ?
«Je déteste admettre cela », racontait Michael, « mais j’ai un réel malaise face aux gens de la rue. Ma vie est une longue scène. Le seul contact que j’aie avec les gens c’est leurs applaudissements, leurs rappels et leur manière de vous poursuivre dès que le show s’achève. Au milieu d’une foule, je crève de trouille, alors que sur scène je me sens vraiment en sécurité. Si je le pouvais, je dormirais sur scène. » Michael est si loin hors du monde, si haut dans la tour de cristal qu’on lui a édifiée qu’il devient très vite totalement agoraphobe. Jusqu’en 75 les Jackson Five restent fidèles à Motown, même si Ies hits s’espacent de plus en plus. Après «Dancing Machine », les frérots décident de couper le cordon ombilical avec Motown, pour signer sur le label Epic. Pour Jermaine, c’est quasiment cornélien, il me déclarera d’ailleurs: « S’ils ont quitté Motown, c’est qu’ils ont trouvé meilleur deal ailleurs. Moi je suis resté chez Motown, car sans eux jamais nous n’aurions été aussi célèbres; pour moi c’est juste une notion de loyauté. » Ce que Jermaine ne précise pas c’est qu’à la différence de ses frères, lui avait épousé la fille du taulier Berry Gordy. En signant en solo chez Motown, il confirme la solidité des liens du mariage. Contractuellement, la dénomination Jackson Five appartient à Motown, et en quittant Gordy, les Jackson Five doivent se muer en Jacksons, Randy, Ie cadet des garçons, remplaçant Jermaine au sein du groupe. Pour que les Jacksons prennent totalement leur destinée artistique en main, il faudra donc attendre l’album «Destiny» en 78: pour la première fois les frangins écrivent, composent, arrangent et produisent seuls leur musique. Coïncidence, en quittant la Motown pour Epic, les Jacksons ne perdent pas seulement leur « Five », car ils en profitent pour également s’affranchir de la pesante tutelle de daddy Joe. « Destiny » porte décidément bien son titre ! L’album est tout en body-building, Un album de heavy soul musclée et mature qui n’a plus rien de bubble-gum. A dix-neuf ans, Michaël signe le tube du LP, «Shake Your Body (Down To The Ground) » et décroche son premier rôle dans «The Wiz », un re-make black du Magicien d’Oz où Diana Ross remplace Judy Garland dans le personnage de Dorothée. Follow the yellow brick road : Michael est Hunk, l’épouvantail et il est si attaché à son personnage qu’on raconte qu’il allait se coucher dans son costume de scène.
Michael rêve aussi d’éclectisme, et lorsque Quincy Jones lui propose de produire un album solo, il bondit comme un fou sur l’aventure. Sa dernière histoire en solitaire date de la période Motown, mais ses trois albums « Got To Be There », « Ben» et« Music And Me » lui ont laissé un arrière-goût de sucre d’orge: «C’était juste quelques comptines enfantines, des ballades sans énergie, sans une pointe de «jelly ». » Dans son vocabulaire, le mot « jelly» remplace ostensiblement «funk» que l’usure a vidé de tout sens. «Off the Wall» sera grâce à Quincy Jones son premier LP de «jelly music», une tornade noire qui entraîne avec elle tous les aficionados des clubs enfumés. Dans la Vallée, le soleil ne se lève jamais avant dix heures. Il traverse enfin sa gangue de smog pour pilonner les propriétés planquées sous une végétation tropicale. Lorsque la famille Jackson quitte l’Indiana pour la Californie, elle s’installe de l’autre côté des collines d’Hollywood, dans l’espace et la somnolence de San Fernando Valley, à deux pas du Ventura Boulevard chanté par America. Aujourd’hui les Jacksons se sont éparpillés dans la Vallée. Maureen, Tito, Jackie, Jermaine et Marlon élèvent leur propre famille. Michael a un moment retrouvé la maison de « moman »- qui s’est elle-même débarrassée de Joe le relou, même s’ils n’ont jamais divorcé- et sa soul food en attendant que les ouvriers finissent de remodeler sa villa aux pieds des collines. Le manoir Jackson est situé à Encino, à quelques pas de l’endroit où Edgar Rice Burroughs a créé tous ses Tarzans. Les communautés poussent comme des champignons dans la Vallée, on a baptisé Tarzana la dernière-née à côté d’Encino. Qui sait, la prochaine s’appellera peut-être Jacksonia?
À Encino, Joe ne reste pas inactif et prend en main la carrière de la petite Janet. Mais la jeune Jackson a retenu les leçons de ses ainés. Elle part d’abord à New York où elle joue et danse sur scéne dans une comédie musicale à Broadway. Encore mineure elle signe avec A&M records et tombe dans les bras de James Debarge, l’épouse sans doute pour échapper enfin à la tutelle de papa Joe…et divorce aussi sec. En 86, à tout juste vingt ans, Janet enregistre son fameux « Control » où épaulée par les orfèvres minnéapolitains du Flyte Tyme de Jimmy Jam et de Terry Lewis elle proclame prendre le contrôle de sa vie et son indépendance. Papa Joe, continuera à grenouiller dans le showbiz auréolé de son aura Jackson, mais son plus haut fait d’armes restera à jamais son incroyable progéniture. Et en premier chef son extraordinaire King of Pop de fils. On a énormément écrit sur son enfance volée, mais Michael est un personnage de James Matthew Barrie. D’ailleurs le prologue de Peter Pan, son roman préféré, colle à sa vie comme un écho: «Tous les enfants, à l’exception d’un seul finissent par grandir. ». C’est hélas Œdipe à l’envers, le fils n’a pas tué le père, c’est le père qui a quelque part tué le fils. Pourtant voici quelques années, encore interviewé sur CNN, Joe démentait tout acte de violence à l’égard de ses enfants. Mais s’il continuait de régler les factures de sa mère, Michael avait cessé de fréquenter son père depuis longtemps. Déclaré persona non grata par la garde rapprochée du chanteur, Joe avoue ne pas avoir vu son fils depuis des mois avant son décès. Le plus hallucinant c’est lorsque Larry King lui avait demandé où se trouve sa dépouille aujourd’hui, sa réponse « I don’t know » est à la hauteur de sa faillite paternelle. Ce pauvre vieux Joe a fini par casser sa pipe, 9 ans plus tard et, à l’heure où j’écris ces lignes, il a sans doute déjà retrouvé Michael. Lui a-t-il pardonné ? Seul le paradis sait…