L’AUTRE BOWIE
Voici 42 ans dans BEST GBD rencontrait l’autre Bowie, vous savez… non pas David, bien sûr, ni même Lester… mais son frangin Joseph, plus connu sous le nom de Joe Bowie, leader du fusion band jazz funk New Yorkais Defunkt qui publiait alors leur puissant « Thermonuclear Sweat ». Rencontre avec un des plus tonitruants trombones de l’Histoire. Cependant dans l’écho des conflits armés d’aujourd’hui cette crainte de l’apocalypse résonne tout particulièrement aujourd’hui. Flashback…
Publié dans le numéro 169 de BEST sous le titre :
BROTHER BOWIE
Dans sa combinaison d’aviateur kaki, l’homme commande un double whisky : « Du J and B, mademoiselle » précise-t-il, avec un très fort accent yankee. Brother Bowie boit exclusivement du J and B à cause de ses initiales. Débarqué depuis deux heures à Paris, dans ce petit troquet de la rue de Turenne. JB se remet d’une semaine de gig et de pluies diluviennes en Angleterre où il a chopé un rhume : alors il le soigne. À sa manière.
« Ça fait tout juste un an que je suis passé à Paris. Je suis un vieil habitué : j’ai vécu un an ici en 72/73 avec le Saint Louis Creative Ensemble et depuis je me débrouille pour passer au moins une fois l’an à Paris. Par la suite c’était avec l’Anthony Braxter Orchestra et l’Art Ensemble of Chicago avec mon frère Lester Bowie. Aujourd’hui, c’est dix fois plus excitant avec Defunkt car c’est mon groupe, c’est ma musique.
Et tu as trouvé l’énergie à Paris?
Bien sûr. Il y a une énergie très chaleureuse ici. Bien moins alarmante qu’a New York, une sorte d’énergie fraiche. Mais ça bouge assez à mon sens : de toutes façons, je n’aime que les endroits où ça va vite.
Parle-moi un peu de cette « sueur thermonucléaire » qui sert de titre à ton dernier album.
(J B dézippe alors le haut de sa combinaison pour me montrer son T-shirt , Thermonuclear Sweat » et son logo noyau atomique) Tu vois c’est une projection du désastre qui approche. C’est la sueur qui précède le feu, l’ultime erreur. Nous sommes en pleine période de sueur thermonucléaire, fin-prêts pour l’holocauste atomique.
Tu n’as pas les jetons?
Pas du tout, je n’ai pas peur de la mort, nul ne le devrait. Ça ne peut pas m’effrayer, c’est inévitable. Lorsque ton heure arrive, il faut l’accepter. «Thermonuclear Sweat » c’est notre dernière chance de reconnaître la vie, de regarder enfin ce qui nous entoure, de sentir. C’est aussi simple que cela.
Quelles sont les dernières choses à voir ou à faire avant la fin ?
Je n’en sais rien, ça dépend complètement de chacun. Ma mission c’est juste d’exprimer cette pente qui glisse vers la destruction. C’est mon job, disons que je suis une sorte de messager.
Imagine que tu saches que dans deux mois exactement tout va sauter. A quoi occuperais-tu ce laps de temps ?
Je n’arrêterais pas de jouer, en essayant d’amener ma musique le plus loin possible. Normal, je suis un musicien avant tout. Je jouerais jusqu’au dernier moment et, dans le même temps, je préparerais ma famille à ce qui va suivre. Dans les derniers jours, on prendrait une station wagon avec des vivres pour partir le plus loin possible de la ville, dans une maison perdue à la campagne. Tu sais, j’ai une petite fille ; elle s’appelle Niatara Shavy Bowie et elle aura exactement six ans le cinq juillet. Lorsque le jour arrivera, j’écrirai juste une dernière chanson.
Tu y glisseras un sentiment religieux ?
Je crois que toute ma musique est empreinte de quelque chose de religieux. J’ai un point de vue spirituel, un cœur et une âme et tu n’as pas besoin d’aller dans une église pour exprimer ce genre de sentiment.
En fait, tu défends des notions d’universalisme exactement comme Maurice d’Earth, Wind and Fire. Vous ne parlez pas du même universalisme ?
J’en doute ; nos feelings sont différents, notre son l’est aussi, nous devons donc être différents. Ça veut dire que notre approche de la musique l’est aussi. Moi je vis les choses tout en bas, au niveau des gens. Je suis littéralement un artiste populaire, c’est de la rue que je tire mon énergie. Entre mes racines jazz et les emmerdes de la vie à New York, je n’avais aucune chance de jouer du funk guilleret. Avec cette vie, je n’avais pas le choix, je devais refuser tout compromis. Je n’ai pas de temps à perdre dans la merde, il faut aller droit au but.
Si nous étions de vieux copains toi et moi et que je débarque chez toi à NY, où m’emmènerais-tu?
Tu serais probablement invité à la maison, ensuite je t’emmènerais dans les lieux où j’ai l’habitude de treiner. Dans les discos comme le Danceteria, tous les endroits où nous avons l’habitude de jouer. Il y a aussi les studios de répétition. Je crois que tu viendrais zoner avec mot tu adorerais cela.
Tu joues souvent avec des gens différents ?
Pas vraiment, nous sommes assez isolés par rapport à la musique que nous produisons. J’ai été élevé avec le son AM, puis la FM, des trucs sucrés à vous retourner l’estomac. Moi aussi je pourrais composer des mélodies faciles et accrocheuses. Je crois avoir suffisamment de technique pour cela, mais je n’en veux pas. J’ai pratiqué voilà des années, lorsque j’étais jeune, avec un paquet de groupes ou en studio, maintenant je suis un homme et je fais ce qui me plait.
La musique de Defunkt est un mélange de free-funk, mais les racines sont très africaines. Te sens-tu proche d’un musicien comme Fela ?
Je crois que j’ai cela dans le sang. Les rues de New York sont remplies d’Africains qui ont été amenés voilà des siècles pour travailler en Amérique ; ça fait partie de mon hérédité. D’ailleurs dans la reprise des O’ Jays (« For the Love Of Money », j’ai rajouté quelques mots : « I’m a faithless nigger from the street with his colour, with his blood ». Le funk éclaté de Defunkt assume parfaitement sa négritude. Un pied aux States, l’autre en Afrique, Joe Bowie se projette dans sa musique. Elle lui ressemble comme le speed de New York et ses bouches d’égoûts qui font des ronds de fumée. Son trombone sait hurler, exactement comme les klaxons de Manhattan à l’heure des traffic jams, comme le métro lancé à toute allure sur la voie aérienne de la 21 ème rue : elle EST le son de la ville. En quittant le leader de Defunkt, je lui demande si son nom a un rapport avec la localité de Bowie, à quelques miles de Washington ? « Oui, ma famille vient du coin. Je présume que nous avons dû récupérer le nom, car mes ancêtres bien entendu n’en avaient pas. »
Publié dans le numéro 169 de BEST daté d’aout 1982