KEITH RICHARDS « Talk Is Cheap »
Si Jagger avait dégainé le premier avec son fade « She’s The Boss » trois ans auparavant, puis récidivé avec le faiblard « Primitive Cool » en 87, contrairement à toute attente c’est bien Keith Richards avec « Talk Is Cheap » qui signe le meilleur album solo d’un Rolling Stone. Entouré d’un pur casting de spadassins du rock et du blues, 31 ans après sa sortie, le génial guitariste nous régale en plus des 11 titres originaux remastérisés de six inédits qui frappent de taille et d’estoc prouvant que le talk est loin d’être aussi cheap que ça !
Sur la photo de la pochette, Keith a l’air d’avoir tout juste 30 piges. En fait, il en avait 45 et c’était pourtant son tout premier LP solo, tandis que son glimmer twin de Jagger en avait déjà deux à son actif. Pourtant, malgré son patronyme de « Talk Is Cheap », cet album est justement tout sauf cheap. Et avec les six titres inédits portés par cette réédition, il n’en est encore que plus précieux. En fait, tout commence par les dissensions extrêmes entre les deux ventricules du cœur Rolling Stones. En cette fin des 80’s, le groupe est à deux doigts de se séparer, Jagger et Richards échangeant à peine deux mots. D’ailleurs quelques mois plus tard, durant le Steel Wheels Tour, sur scène il n’y aura aucune interration entre les deux vieux complices, qui s’ignorent joyeusement. Pire, à la fin du show- j’y ai moi-même assisté- chacun montait dans son propre véhicule pour rejoindre l’hôtel sans échanger un regard et en prenant soin de disposer de suites aux deux extrémités de l’étage privatisé pour le groupe. Ambiance glaciale. Donc, rien d’étonnant à ce que Keith ait eu envie d’aller voir ailleurs si l’herbe pouvait être plus verte. Et elle l’était, effectivement ! Après sa rencontre avec le batteur Steve Jordan, venu épauler les Stones sur l’enregistrement de « Dirty Work », lorsque Charlie Watts en proie à ses vieux démons manquait de concentration, Keith va lui proposer de le suivre dans le film de Taylor Hackford « Hail ! Hail ! Rock n’ Roll » en hommage à Chuck Berry. Avant de l’enrôler dans ses X-Pensive Winos, pour co-produire, co-composer et enregistrer avec lui son tout premier album solo. A leurs côtés, on va retrouver le guitariste virtuose Waddy Wachtel ( James Taylor, Iggy Pop, Stevie Nicks, Jackson Browne, Linda Ronstadt…), Charley Drayton multi instrumentiste jazz et entre autre bassiste ( Louis Armstrong, Billie Holiday, Ben Webster, Benny Carter…) et le clavier Ivan Neville ( fils d’Aaron Neville qui a accompagné Bonnie Raitt, Robbie Robertson, Don Henley…). Keith dresse également une impressionnante liste d’invités, triés sur le volet, où l’on retrouve Mick Taylor, le funky Bootsy Collins, Maceo Parker, Bernie Worrell, Chuck Leavell et la compagne de Bruce Springsteen, Patti Scialfia dans les chœurs. Les cuivres sont assurés par les inoxydables Memphis Horns : bref, rien que du beau monde. Et le résultat est largement à la hauteur de ce casting hors normes. D’abord il y a les 11 titres du LP original de 88 qui démarre sur le funky « Big Enough », aux échos pulsés de « Hot Stuff ». Bien sûr, on sait que vocalement Keith n’est pas Pavarotti, mais la face cachée de ses carences techniques est très largement contre-balancées par son pouvoir émotionnel. Et tant pis si la suivante, la nerveuse « Take It So Hard » a guitaristiquement tout à voir avec « Jumping Jack Flash », si Keith ne nous faisait pas du Keith, ne serions-nous pas les premiers déçus ?
« Struggle » speed et bien bluesy, refléte toute l’urgence de la guitare assassine du guitariste des Stones. Retour à la case retro rock ‘n’ roll avec « I Could Have Stood You Up” dans la plus pure veine Chuck Berry. Avec « Make No Mistake », Keith nous offre sa soul balade cool dont il a le secret modèle « Memory Motel ». Lumineuse et cool à l’infini, portée par les Memphis Horns, elle constitue un des musts de cet album. Réputée composée avec un certain Mick Jagger, dit « Bianca », à l’esprit, la bien nommée « You Don’t Move Me » est LE coup de canif au « contrat de mariage » entre les deux signataires des chansons des Stones : « tu ne me transportes plus comme avant » chante le guitariste qui poursuit perfide : « pourquoi crois-tu que tu n’as plus d’amis ? ». Il y avait décidément de l’eau dans le gaz à l’époque entre les vieux complices. Impossible de résister aux riffs assassins de « How I Wish », dans le plus pur style « Exile On main Street ». Mention spéciale aux vocaux de Patti Scialfia, qui donne la réplique à Keith. Quant à « Rockawhile », il joue et gagne au jeu de la coolitude assumée. Laid back et entêtant, porté par le son identifiable entre tous de la guitare du maestro, le titre aurait même mérité de figurer sur un album des Stones. Avec ses faux airs de « Mixed Emotions » avant l’heure, « Whip It Up » ne manque pas de nous séduire. Mais c’est quand le Keith se la joue cool qu’il parvient encore plus à nous scotcher, comme avec la délicate « Locked Away ». Enfin, tout s’achève en beauté avec la groovy et Hot Stuffienne « It Means a Lot ». Mais c’est sans compter sur les cadeaux Bonux de cette réédition 2019, six inédits issus des sessions « Talk Is Cheap », qui démarrent sur les chapeaux de roue d’un bœuf de pur blues, un instrumental total Chess records intitulé … « Blues Jam » suivi du non moins bluesy « My Baby », une reprise de Willie Dixon, qui swingue de manière aussi prodigieuse qu’intemporelle, sur le piano irrésistible de Johnnie Johnson. Puis l’ami Keith se laisse carrément porter par l’esprit du jazz avec l’instru lumineux « Slim ». Autre reprise blues cinglante, qui nous ramène à l’esprit des premiers albums des Stones…et de leur petit dernier « Blue & Lonesome » avec le joyeux « Big Town Playboy » de Little Johny Jones, fameux pianiste de Chicago qui accompagnait Muddy Waters et Elmore James. Plus rock, « Mark On Me » et l’entêtant instrumental « Brute Force », aux faux airs de « Shake Your Hips » achèvent cette jolie bordée d’inédits qui prouvent que, décidément les X-Pensive Winos, littéralement les « pinards onéreux », sont un sacré cépage pour une super cuvée 1988. Et peu importe le flacon, quand on a l’ivresse de Keith Richards !