DEFTONES « Private Music »
Cinq ans après « Ohms », le tonitruant groupe de Sacramento présente un dixième album qui marie brutalité et élégance sonore. Avec ce « Private Music », Chino Moreno et ses compagnons livrent une œuvre dense, sensuelle et violente à la fois, confirmant leur place unique dans le paysage du métal alternatif. Un dixième album introspectif, puissant et hypnotique pour tout amateur de rock fort qui se respecte et au premier chef un JCM qui s’est bien fait déboucher les esgourdes.
Par Jean-Christophe MARY
Les Deftones font partie de ces rares formations capables de traverser les décennies sans perdre leur singularité. Propulsés dans les années 90 par la vague nu-metal, les Californiens explorent aujourd’hui des territoires sonores qui mêlent puissance métallique, nappes atmosphériques et mélodies presque pop. Avec « Private Music », leur dixième album studio, Chino Moreno et ses compagnons réaffirment leur statut d’orfèvres du métal onirique. Produit par Nick Raskulinecz déjà artisan de « « Diamond Eyes (2010) et « Koi No Yokan » (2012), l’album est une plongée intense dans un univers oscillant entre violence brute et rêverie hypnotique.
Dès l’ouverture, les musiciens dressent un décor monumental avec ce « My Mind Is a Mountain ». La guitare de Stephen Carpenter monte en strates de distorsion massive, la batterie d’Abe Cunningham martèle un rythme ascensionnel tandis que Chino Moreno module sa voix entre murmures et hurlements. Avec ses nappes électroniques, Frank Delgado insuffle une dimension cinématographique à ce titre inaugural lui donnant des airs de paysages sonores grandioses et menaçants. Avec cette ouverture en cathédrale, on pense à « Diamond Eyes » (2010) pour la clarté du mix, même si l’atmosphère est plus spirituelle, presque post-rock. Rythmé, presque dansant, Locked Club contraste par son énergie tribale. Moreno y déverse un phrasé parlé proche du rap puis s’envole avec un refrain d’une intensité viscérale porté par le cri « Can you feel it ? ». L’ambiance oscille entre groove industriel et déflagrations métalliques, rappelant par instants l’urgence d’ « Around the Fur ». On pense à une fusion entre « White Pony » et « Gore » où l’expérimentation électronique se mélange aux riffs cinglants. « Ecdysis » qui désigne la mue chez les reptiles est l’un des morceaux les plus lourds du disque. Riffs de plomb, atmosphère suffocante, voix à la limite de la rupture, ce titre « reptilien » rampe à travers les baffles de la sono comme pour mieux se débarrasser de sa peau ancienne.
Le groupe s’y régénère, se réinvente. Les riffs de Stephen Carpenter sont monstrueux, presque doom metal tandis que Delgado tisse derrière un paysage de synthés glacés dans une ambiance oppressante. Le reste de l’album est dans cette lignée. Entre les riffs bondissants de « Milk of the Madonna » et les couplets rappés bourrés d’adrénaline de « Cut Hands », on trouve « cXz » un interlude instrumental aux ambiance post-industrielle évoquant les paysages mentaux de Nine Inch Nails. On découvre aussi des titres plus planants comme « Infinite Source » sans oublier cette ballade vénéneuse « I Think About You All the Time » où le groupe explore une facette plus tendre. Mais avec son déluge d’énergie pure, Souvenir est probablement le sommet de l’album. Véritable catharsis sonore, ce titre combine riffs massifs et envolées vocales d’une intensité rare. Lourdeur, mélodie et émotion brute, c’est le genre de morceau qui à l’instar de « Change (In the House of Flies) » condense toute l’essence des Deftones. Pour finir, « Metal Dream » clôt l’album en apesanteur. Mélange de dub, d’ambient et de rock lourd ralenti, porté par des guitares qui se dissolvent au milieu de nappes électroniques, le titre s’éteint dans une atmosphère flottante, presque cosmique, comme une sortie en douceur après les précédents assauts sonores. Plus raffiné qu’« Adrenaline », plus brut que « White Pony », ce nouvel album se situe dans la lignée directe de « Diamond Eyes » par sa clarté de production et d’Ohms pour son équilibre entre puissance et atmosphère. À 37 ans de carrière, les Deftones prouvent qu’ils restent l’un des plus grands artisans du métal alternatif.
